Par Antoine Guerreiro
En quoi l’expérience britannique peut-elle nous être utile alors que tant de caractéristiques diffèrent d’un pays à l’autre ? Monarchie contre république, parlementarisme contre régime présidentiel, principe first-past-the-post contre élections législatives à deux tours… La prudence est donc de mise pour éviter de comparer l’incomparable. Pour autant, dans ces deux grandes puissances d’Europe de l’Ouest, anciennement coloniales et toutes deux en déclin, nombre de débats politiques se trouvent épouser des contours très similaires.
L’élection de Jeremy Corbyn en 2015 correspond à une vague européenne, voire occidentale, de résurgence des mouvements de gauche radicale [1], socialisants voire communisants. En France, les élections présidentielles de 2017 et de 2022 se sont traduites par l’arrivée de la gauche radicale au premier plan du débat politique, à travers les deux candidatures de Jean-Luc Mélenchon. Tout comme les réussites de J. Corbyn, les récents succès de la gauche radicale en France sont l’œuvre de la jeunesse, des travailleurs intellectuels déclassés, du salariat urbain précaire. Tout comme au Labour, de larges franges du centre-gauche français (issues en particulier du quinquennat F. Hollande) refusent d’accepter les nouveaux rapports de force politiques, quitte à saborder toute chance de victoire future pour la gauche. Et tout comme la Labour Left, La France insoumise (LFI) et ses partenaires tâtonnent, commettent des erreurs, se déchirent parfois, jusqu’à risquer de mettre en péril ce qu’ils ont si patiemment construit.
Quatre enseignements à tirer pour la gauche française
À partir de ces similitudes comme des traits distinctifs à chaque situation nationale, il me semble que la gauche française peut tirer quatre principaux enseignements de la tentative de conquête du pouvoir par la gauche britannique.
1- La partie la plus résolue du centre-gauche n’acceptera jamais le succès de la gauche radicale et fera tout pour réduire cette dernière à néant quitte, pour certains, à conduire une politique de la terre brûlée. De ce point de vue, il est difficile de saisir l’intérêt des récentes tentatives de dirigeant·es [2] de la Nupes [3] pour mettre en scène un dialogue, souvent factice en réalité, avec l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve, la présidente du conseil régional Occitanie Carole Delga ou plusieurs maires socialistes, resté·es en juin 2022 hors de l’alliance. Que l’élargissement électoral soit nécessaire pour l’emporter demain, c’est évident. Mais on n’élargit pas un bloc en semant la confusion entre les options défendues. Il importe, d’abord, d’honorer la confiance des électrices et électeurs de 2022 en demeurant fidèles aux politiques de rupture sociale, écologique et démocratique pour lesquelles ils ont voté !
2- La gauche radicale a tout intérêt à clarifier en permanence l’échiquier politique. L’élection générale de 2019, puis le débat de 2020 sur la succession de J. Corbyn sont tous deux symptomatiques de ce qui peut se produire lorsque les enjeux d’une élection n’apparaissent pas assez clairement. Ainsi, en ne prenant pas le risque de se positionner nettement sur la question décisive du Brexit, dont il était pourtant apparent qu’elle était à ce stade devenue indépassable et incontournable, le chef du Parti travailliste a laissé à Boris Johnson l’avantage de la clarté, et donc en période de crise, de la force. Ne pouvant imposer une ligne claire à tout son parti, J. Corbyn en a perdu la direction. Ainsi, un an plus tard, jouant sur la confusion générale à gauche et l’imprécision de l’orientation qu’il défendait réellement, Keir Starmer put facilement rouler dans la farine les adhérent·es du Labour.
De la même manière, après le triomphe de 2022, le devenir de la Nupes est à l’heure actuelle plus qu’incertain. Entre la tactique de distanciation publique propre à EELV et au PCF, et la stratégie d’Olivier Faure, premier secrétaire du PS, d’épouser le programme de l’alliance tout en en contestant les éléments les plus radicaux, il apparaît que chacun tente de modérer le contenu de la Nupes sans assumer véritablement sa démarche auprès des électrices et électeurs.
Pour les révolutionnaires, cette situation de potentielle confusion est inquiétante. Ne donnons à aucun moment l’occasion aux électrices et électeurs d’être trompé·es sur « à qui » et, donc, « à quoi » (à quelles idées, à quel programme) ils donnent du poids au sein de la gauche.
Par ailleurs, un débat public exigeant est nécessaire entre la gauche radicale et les directions syndicales, dans le respect de leur rôle et de leur indépendance. L’expérience britannique montre le rôle contradictoire que ces dernières peuvent tenir en soutenant la gauche politique mais en ayant aussi tendance à la pousser à modérer sa ligne. Cela n’est pas choquant au vu de leur vocation : les directions syndicales, (chacune portant par ailleurs une ligne syndicale spécifique) sont inscrites dans un logiciel de revendication, de lutte, de négociation et d’amélioration des conditions de travail, des droits sociaux et économiques, et pas dans une démarche de prise du pouvoir politique.
3- Sur la garantie des droits et libertés, comme sur le respect de leurs principes, les dirigeants de la gauche ne peuvent faire preuve d’aucune faiblesse. Dans la guerre sans merci qu’elle livre à la gauche de transformation sociale, la bourgeoisie ne peut se contenter de s’appuyer sur la mobilisation de forces réactionnaires dans la société. Elle a aussi un besoin vital de démoraliser le camp adverse, de rompre ses rangs, de le désorganiser. Pour cela, rien n’est plus utile que de prendre la gauche en défaut sur le respect de ses propres principes et engagements. C’est pour cela que la campagne sur le prétendu antisémitisme de J. Corbyn et du Labour, nourrie par les maladresses du chef de ce parti, a eu tant de succès. Salir un militant antiraciste historique, diviser le camp progressiste ? Les conservateurs ne demandaient pas mieux afin de blanchir du même coup le raciste invétéré, B Johnson.
De la même manière, en soutenant publiquement le député et dirigeant LFI Adrien Quatennens, après sa condamnation pour violences conjugales, Jean-Luc Mélenchon a fourni une excellente occasion au gouvernement de jeter le trouble sur l’engagement féministe de toute la Nupes – faisant oublier du même coup les très nombreux scandales qui éclaboussent le clan Macron. En politique, l’exemplarité n’est pas qu’une question éthique ou un supplément d’âme. Elle est la condition vitale pour gagner la confiance populaire et ne jamais la perdre, quelles que soient les odieuses attaques de ses adversaires. Voilà ce dont des dirigeants de gauche dignes de ce nom, c’est-à-dire des femmes et hommes d’État, doivent être pénétré·es du plus profond de leur être.
4- Incarner l’« antisystème », c’est-à-dire le refus de l’ordre existant, reste incontournable pour emporter une majorité. Confrontée aux conséquences politiques de la crise de 2008, la bourgeoisie tente, depuis lors, d’obtenir l’assentiment populaire aux politiques néolibérales, si nécessaire en les agrémentant de racisme et de haine anti-migrants via le soutien à des candidatures, ici de droite extrême, là d’extrême droite. De Trump à Meloni en passant par Johnson, ces candidatures permettent depuis plusieurs années de juguler, de neutraliser les protestations populaires contre les injustices. Dans le même temps de l’autre côté de l’échiquier politique aussi, à gauche, ce sont des options radicales qui ont le vent en poupe. Le statu quo ne convient plus. En à peine dix ans la donne a entièrement changé et, comme l’écrit Owen Jones, « le centre ne peut plus tenir [4] ».
Cette nouvelle situation impose à la gauche, championne logique du combat contre le capitalisme, d’endosser aussi aux yeux des populations le combat contre ceux qui l’incarnent au plan politique. Bref, d’apparaître clairement comme « anti-establishment », de combattre toute collusion avec les tenants du système, faute de quoi la droite finira de préempter, sur des bases national-populistes, ce positionnement. De ce point de vue, la défaite du corbynisme à l’issue de deux ans de guérilla parlementaire, dans une Chambre des communes sans majorité, doit fortement questionner la Nupes.
In fine, les batailles les plus décisives ne se jouent pas au Parlement mais face au jugement populaire, généralement peu friand des intrigues byzantines dont le parlementarisme a le secret. Ajoutons enfin que, si la gauche doit incarner l’« antisystème », elle doit le faire sur les thèmes les plus unificateurs pour l’ensemble des catégories populaires (salaires, démocratie, services publics, droits des femmes…), sans jouer le jeu des « guerres culturelles» (« culture wars »[5]) imposées par la droite. Le piège mortel du Brexit, brandi hier pour écarteler la gauche britannique entre aspirations à la souveraineté et volontés de solidarité internationale, pourrait bien servir demain à briser la Nupes… qui sait, à l’occasion des élections européennes ?
Si la réponse à ces défis ne garantit aucunement la victoire, elle permet en tout cas de tirer parti de l’expérience inédite des Britanniques qui, contre toute attente, ont porté un défenseur de la cause du peuple jusqu’au seuil du pouvoir. Pour le reste, de Stoke-on-Trent [6] à Perpignan, de Londres à Paris, les clés de l’avenir appartiennent aux peuples !
Retrouvez ici la Partie 1 et la Partie 2 de cette série d’articles.
Principales références :
John Mullen, « Review of ”The Candidate: Jeremy Corbyn’s Improbable Rise to Power” by Alex Nunns », Revue française de civilisation britannique [Online], XXIII-2, 2018. URL : http://journals.openedition.org/rfcb/2256; DOI: https://doi.org/10.4000/rfcb.2256
Allan Popelard, Paul Vannier, « Renaissance des travaillistes au Royaume-Uni », Le Monde diplomatique, avril 2018, pages 1, 6 et 7.
Andrew Murray, The Fall and Rise of the British Left, Londres, Verso, 2019.
Owen Jones, This Land : The Struggle for the Left, Londres, Penguin Books, 2021.
[1] Bien que parfois contestée dans le débat politique, l’expression « gauche radicale » est largement utilisée pour désigner, en France et en Europe, les courants de la gauche qui ne s’accommodent pas du capitalisme et de l’ordre social existant.
[2] Le député et secrétaire national du PCF Fabien Roussel (Bfmtv.com/politique/parti-communiste-francais/fabien-roussel-et-bernard-cazeneuve-se-sont-rencontres), le député LFI François Ruffin (Liberation.fr/politique/le-canard-francois-ruffin-seul-dans-son-coin-coin) et même la députée LFI Clémentine Autain (Politis.fr/editions/clementine-autain-et-bernard-cazeneuve-irreconciliables/), avec des méthodes certes différentes, se sont ainsi laissés tenter.
[3] Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) créée par La France insoumise (LFI), Europe écologie-Les Verts (EELV), le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste (PS) après le deuxième tour de l’élection présidentielle 2022 (Humanite.fr/politique/legislatives-2022/legislatives-une-union-pour-gagner-l-assemblee).
[4] Owen Jones, This Land : The Struggle for the Left, Londres, Penguin Books, 2021.
[5] À ce sujet, lire la passionnante contribution du député Jon Trickett, publiée en 2021 par Jacobin : Jacobin.com/2021/03/jon-trickett-interview-class-war-culture-war-labour-party-deindustrialization
[6] Stoke-on-Trent est une ville des Midlands, s’étant massivement prononcée en faveur du Brexit en 2016.
Image issue des réseaux sociaux personnels de Jeremy Corbyn.