Les années Corbyn, 2015-2019. Partie 2 : Qui a tué Corbyn ?

Corbyn saluant une foule

Par Antoine Guerreiro.

Jeremy Corbyn, Premier ministre ? Ce scénario, rendu très crédible à l’été 2017, est un cauchemar pour les institutions financières du pays. Le grand patronat et les milieux dirigeants ne peuvent se permettre de voir mis en danger le fruit de 35 ans de néolibéralisme. Or, pour travailler l’opinion, la bourgeoisie dispose d’un atout de poids : les tabloïds.

Dès l’automne 2015, la puissance de feu de ces journaux populaires à grand tirage est entièrement tournée contre Jeremy Corbyn. Propriété du milliardaire australo-américain Rupert Murdoch, The Sun rayonne sur près de 9 millions de lecteurs et lectrices quotidien·nes, et jouit d’une influence inégalée sur la scène politique britannique. En 2017, il peut ainsi s’enorgueillir d’avoir systématiquement soutenu le vainqueur des dix campagnes électorales précédentes1. Quittant volontiers le domaine journalistique pour verser dans l’insulte et la diffamation, The Sun décrit régulièrement le leader de l’opposition comme « extrémiste », « ami des terroristes » ou « agent de l’étranger ».

Quant à la compagnie audiovisuelle publique, la vénérable BBC, sa couverture ne sera pas plus favorable : dès l’élection de J. Corbyn à la tête du Labour, ses critiques y disposent de deux fois plus de temps de parole que ses soutiens2 ! Cette hostilité médiatique généralisée – désormais largement documentée par des travaux universitaires – a outrepassé, entre 2015 et 2019, toutes les règles les plus élémentaires de l’éthique journalistique.

Pendant quatre ans, les agressions médiatiques vont aller crescendo, parallèlement au développement de scandales sur l’antisémitisme au sein du Labour. En effet, suite à plusieurs plaintes contre des militant·es travaillistes (dont une députée ainsi que l’ancien maire de Londres Ken Livingstone), J. Corbyn commande en avril 2016 un rapport indépendant à Shami Chakrabarti, avocate et militante des droits humains. Après deux mois d’enquête, celle-ci conclut que le parti « n’est pas envahi par l’antisémitisme, l’islamophobie ou d’autres formes de racisme » mais elle décrit une « atmosphère parfois toxique »3. À partir des recommandations formulées par la juriste, le Labour procède l’année suivante à la réforme de ses procédures disciplinaires, afin de pouvoir sanctionner tous les discours de haine, dont l’antisémitisme.

Mais, en mars 2018, les accusations vont commencer à toucher Jeremy Corbyn lui-même. On lui reproche un commentaire sur Facebook, datant de 2012, où il questionne la destruction de la fresque Freedom for Humanity, de l’artiste états-unien Mear One. La peinture représente un groupe de banquiers dont Rothschild et Rockefeller, assis à une table de Monopoly. L’imagerie employée emprunte à la fois au registre classique de l’anticapitalisme mais aussi à celui du complotisme. J. Corbyn présente ses excuses, expliquant n’avoir pas suffisamment prêté attention au contenu de l’œuvre qu’il commentait ni à ses possibles relents antisémites. Peu après, on l’accuse d’avoir été membre en 2014 de groupes Facebook de soutien à la cause palestinienne sur les pages desquels des messages antisémites ont été publiés. Les polémiques s’enchaînent, touchant tantôt le leader, tantôt ses soutiens ou d’autres travaillistes. Évidemment, ce qui se trouve au centre de certains reproches, c’est bien le militantisme de J. Corbyn contre la colonisation israélienne et pour le respect du droit international – une position que nombre de forces politiques, au Royaume-Uni comme dans toute l’Europe, cherchent depuis plusieurs années à transformer en délit d’opinion.

En réponse aux polémiques, le chef de l’opposition rencontre le Conseil des représentants des juifs britanniques4 le 24 avril 2018, et publie le même jour une tribune dans l’Evening Standard intitulée : « Ce que je fais pour bannir l’antisémitisme du Parti travailliste5. » Ce texte, en forme d’excuses et de reconnaissance des maux endurés par ses concitoyens de confession juive, constitue une réelle avancée en termes de compréhension des mécanismes de l’antisémitisme contemporain. Il pointe en particulier les confusions malsaines entretenues par certains antisémites avec la cause palestinienne ou l’anticapitalisme, et appelle à une coopération étroite entre le Labour et les organisations juives. Mais ni ce texte ni l’acceptation de J. Corbyn de toutes les demandes formulées à son endroit6 ne permettront d’enrayer les logiques politiques et médiatiques à l’œuvre. Comme dans une parodie de procès stalinien, plus il clame son innocence, plus ses accusateurs affirment sa culpabilité. Militant antiraciste de toujours, Jeremy Corbyn se voit donc cloué au pilori pour les manquements (effectivement graves et réels) du Labour et ses propres maladresses tandis que Boris Johnson, aux penchants racistes et antisémites notoires, et aux amitiés d’extrême droite notoires poursuit tranquillement son ascension vers le pouvoir, jusqu’à accéder finalement, le 24 juillet 2019, au poste de Premier ministre du Royaume-Uni.

Rétrospectivement, on peut se demander comment un climat aussi hostile a pu s’instaurer et se maintenir, y compris après les élections de 2017. Pour le comprendre, il faut s’intéresser à la longue guerre de tranchées qui prévaut pendant toute cette séquence au sein du Parti travailliste. En fournissant son lot de controverses quotidiennes, ce conflit interne a en effet largement contribué à alimenter la machine médiatique. En 2015, la droite du parti est dévastée et ne comprend pas ce qui lui arrive. À ses yeux, tout avait pourtant été fait pour placer la Labour Left dans un « tombeau scellé », selon les termes du communicant blairiste Peter Mandelson. Il est difficile d’imaginer le niveau de haine de ces dirigeants travaillistes contre ceux qu’ils nomment, avec dégoût, les « trots » (abréviation de « trotskistes »), désormais à la tête du parti. Au cours de ces années la seule obsession de cette aile droite du Labour sera d’entraîner, quel qu’en soit le prix, la chute de J. Corbyn et de ses partisans.

Pour lancer leur offensive, les courants droitiers disposent de deux solides bastions : le groupe parlementaire (Parliamentary Labour Party) et l’encadrement supérieur au siège du parti. Dès son arrivée, fidèle à la tradition du « broad church Labour » (c’est-à-dire le large rassemblement des courants de gauche) mais confronté, de toute façon, au manque criant de cadres issus de son courant, J. Corbyn compose un shadow cabinet7 équilibré, comportant un grand nombre d’élus modérés. À l’été 2016, 21 d’entre eux démissionnent, critiquant le manque d’investissement du chef du Parti travailliste dans la campagne anti-Brexit qui vient de s’achever. Une motion de défiance est soumise au vote le 28 juin au sein du groupe parlementaire, et l’emporte par 172 voix contre 40. J. Corbyn refuse de quitter ses fonctions dans la foulée de ce vote, arguant du fait que sa légitimité procède directement des adhérent·es. Une nouvelle élection du leadership est convoquée à l’automne et un seul candidat, Owen Smith, lui fait face. Le 24 septembre, J. Corbyn l’emporte dans un fauteuil, avec 61,8 % soit 313 209 voix. Ni les violences verbales infligées chaque semaine à ses soutiens, ni les modifications statutaires (le coût de l’adhésion individuelle passe de 3 à 25 livres…) ne permettent à la droite de l’emporter. Pour les blairistes, c’est une terrible déception que de voir échouer ce putsch préparé dans les moindres détails (jusqu’au remplacement, en douce et avant les résultats ! des serrures des bureaux du cabinet du leader8) .

Entièrement relégitimé par le vote, Jeremy Corbyn compose un nouveau shadow cabinet et invite une partie des putschistes de juin (dont un certain Keir Starmer, qui deviendra plus tard chef du parti en 2020) à réintégrer l’équipe. Le leader a désormais les mains libres pour développer les politiques radicales qui feront son succès électoral dans la campagne de 2017. Pour autant, leur cuisante défaite n’entamera pas la détermination des blairistes. Car, au cœur de la machine travailliste, de hauts responsables administratifs, exempts des aléas de la démocratie militante mais salariés de l’organisation, continuent à œuvrer contre J Corbyn. Leur hostilité maladive à l’égard de la gauche dévoilée, depuis lors, par la publication de milliers de leurs messages WhatsApp, ne connaît aucune limite.

À l’approche des élections générales de 2017, une partie de ces salariés joindra la parole aux actes, en tentant de saboter directement la campagne. En effet, porté par une belle dynamique, le cabinet de J. Corbyn souhaite jouer la victoire dans des dizaines des circonscriptions détenues par les conservateurs. La hiérarchie administrative du Labour, en désaccord avec cette stratégie qu’elle juge aventureuse, est soucieuse de préserver les circonscriptions sortantes – en particulier celles détenues par des modérés. Elle décide de bloquer le financement de plusieurs campagnes de conquête, et détourne les fonds vers les campagnes de députés blairistes candidats à leur renouvellement. Cette discrète opération, baptisée « Ergon House » et analysée en détail dans le rapport Forde de 20209, a sans nul doute contribué à empêcher plusieurs circonscriptions clés de basculer à gauche. Certains caciques bloqueront aussi, au passage, l’avancée des procédures de lutte contre les discriminations au sein du parti…

Élu et maintenu dans ses fonctions grâce au choix des adhérent·es travaillistes, Jeremy Corbyn dirige donc pendant quatre ans, dans un environnement profondément réfractaire, du groupe parlementaire de Westminster au quartier général de Southside. Après le putsch raté de 2016, de nombreuses tentatives plus insidieuses suivront pour faire céder J. Corbyn. En mars 2017 selon Owen Jones, le syndicat Unite évoque l’hypothèse de porter la modérée Emily Thornberry à la tête du parti, si la situation politique ne s’améliore pas pour J. Corbyn… Une solution qui aurait eu évidemment la faveur des blairistes.

Des adversaires déchaînés, des alliés hésitants : c’est en terrain miné qu’avancent Jeremy Corbyn et la petite équipe de parlementaires et de collaborateurs qui l’accompagne.

Du « corbynisme » défait au socialisme ?

Mais quelle que soit la violence de leurs attaques, ce ne seront ni la presse, ni la guérilla interne des blairistes, ni même les scandales d’antisémitisme qui porteront à Jeremy Corbyn le coup fatal. Ce sont les électeurs et électrices britanniques – et pas n’importe lesquel·les, comme nous allons le voir – qui mettront fin à la réorientation à gauche du Labour, préférant à cette option politique le national-populisme du Premier ministre Boris Johnson. Il faut dire que ce dernier, après des mois de lutte acharnée à Westminster et au sein de son parti, a fini par prendre définitivement l’avantage sur les conservateurs « Remainers » (partisans du maintien dans l’Union européenne, UE). Ayant convoqué des élections générales anticipées pour décembre 2019, il s’avance avec un programme simple : « Get Brexit Done » (accomplir le Brexit).

Contrairement à celle de l’été 2017, la campagne de l’hiver 2019 est saturée par le Brexit. Fatigués par des mois d’escarmouches parlementaires, les Britanniques sont tentés de mettre fin une bonne fois pour toutes à cet interminable feuilleton. Face à la ligne claire et sans ambiguïté de B. Johnson, J. Corbyn est, lui, empêtré dans d’insondables contradictions. D’un côté, la masse des adhérent•es et d’influent·es membres du shadow cabinet, ardemment favorables au maintien dans l’UE et donc à l’organisation d’un nouveau référendum. De l’autre, des milliers d’électeurs et électrices de longue date du Labour, issu•es des circonscriptions du Red Wall10 et soucieux du respect de leur vote de 2016 pour la sortie de l’UE. Pris entre le marteau et l’enclume, Jeremy Corbyn ne supporte pas les situations de conflit. Son équipe tergiverse pendant de nombreux mois. Elle finit par arrêter une position d’équilibre : un futur gouvernement travailliste aura trois mois pour aboutir à un projet d’accord crédible avec l’UE, qu’il soumettra pour approbation au vote des Britanniques face à l’option d’un maintien dans l’Union. Malheureusement, ce plan apparaît avant tout aux électeurs et électrices comme un compromis boiteux, que le leader peine à assumer. Pendant ce temps, accentuant la cacophonie, les candidat·es travaillistes portent chacun·e dans leur circonscription leur propre message, pro-Remain ou pro-Leave.

La magie de 2017 n’opère plus : malgré de belles tentatives pour faire percer ses propositions dans l’opinion, ou dénoncer le deal secret D. Trump-B. Johnson pour privatiser le National Health Service (NHS, service public de santé britannique), J. Corbyn ne parvient pas à développer un discours fort et clair sur le seul enjeu de l’élection, le Brexit. Jouant à fond son avantage, Boris Johnson multiplie les promesses en direction des circonscriptions historiquement travaillistes qui ont opté pour le Brexit en 2016. Il annonce de grands plans d’investissement pour le nord du pays et surjoue son attachement aux communautés ouvrières, aux territoires désindustrialisés. Évidemment, rien de tout cela ne verra jamais le jour. Pensant se venger de ce qu’ils perçoivent comme une trahison du Labour en choisissant le vote conservateur, les électeurs et électrices du Red Wall seront les dindons de la farce, au bénéfice du très droitier B. Johnson.

Le 12 décembre 2019, les résultats des conservateurs vont au-delà de toutes leurs attentes : ils emportent une majorité de 80 sièges. Le Labour, avec ses 202 députés, réalise son pire score depuis 1935. Des dizaines de circonscriptions, pour certaines travaillistes depuis les années 1920, basculent aux mains des Tories (abréviation de « Parti conservateur », en anglais). Le soir de la défaite, J. Corbyn annonce son retrait et l’organisation prochaine d’une nouvelle élection interne. Pour la Labour Left, effondrée, cette défaite électorale laisse craindre une défaite interne.

Et en effet, à peine remise de la débâcle, la gauche travailliste peine à s’organiser pour la bataille de la succession. J. Corbyn soutient la jeune parlementaire Rebecca Long-Bailey, jusque-là en charge des questions écologiques. Assumant entièrement l’héritage de 2015, celle-ci sera largement battue par Keir Starmer, secrétaire en charge du Brexit dans le shadow cabinet de J. Corbyn. Soutenu par les blairistes, K. Starmer le sera aussi par de nombreux syndicats dont Unison. Le 4 avril 2020, il l’emporte à 56 % des suffrages sur la base d’une promesse explicite : préserver les politiques radicales qui ont fait le succès de J. Corbyn.

Quelques mois plus tard, le ton change. K. Starmer abandonne ses engagements au prétexte du contexte économique et procède à un violent virage à droite. Victimes d’une purge sans précédent, les courants de gauche sont de nouveau renvoyés aux marges du parti. Suite aux propos de J. Corbyn affirmant que l’antisémitisme dans le parti avait été « considérablement exagéré [par les opposants d’alors] pour des raisons politiques », K. Starmer l’exclut du Labour et du groupe parlementaire. Pire, les adhérents ont interdiction ne serait-ce que de débattre de l’exclusion de J. Corbyn dans leurs réunions locales11 ! Cette mesure délirante, digne d’une fiction orwellienne, est prise au nom de la préservation de « safe spaces » (espaces sûrs) pour les travaillistes juifs. Dans ce contexte en deux ans, le parti perd 100 000 adhérent·es, soit plus de 20 % de ses effectifs, et les résultats des élections locales ne sont pas brillants. Mais peu importe : la droite est de retour aux commandes, et le Parti travailliste peut de nouveau promettre l’alternance sans changement. Bref, une situation désespérante pour tous les Britanniques épris de justice sociale et de liberté.

De cette séquence politique, demeure quoi qu’il en soit un précieux héritage, décrit par Jeremy Corbyn au lendemain de sa défaite de 2019. À une question de la BBC : « Le corbynisme est-il mort ? », il répond : « Le corbynisme n’existe pas. Ce qui existe, c’est le socialisme, c’est la justice sociale12 ». Une façon de rappeler que son action s’ancre dans un mouvement bien plus fort et large que sa seule personne – un mouvement que ses succès de 2015 et 2017 n’ont fait que réveiller au Royaume-Uni et qui continuera, sans nul doute, à se manifester. Pour Andrew Murray, s’il est peu probable que les « corbynistes » qui ont rejoint le Labour de 2015 à 2019 y reviennent, mais il ne fait aucun doute qu’ils trouveront de nouveaux mouvements sociaux et de nouvelles stratégies pour contester l’ordre néolibéral13.

Effectivement, trois ans plus tard, c’est bien l’impressionnant retour des grèves et des mouvements sociaux qui fera la une de l’actualité au Royaume-Uni.

À suivre : « Les années Corbyn, 2015-2019 – Partie 3 : Quatre enseignements pour la gauche française »

Cliquez ici pour relire l’article de la semaine dernière.


1 Source : newstatesman.com/the-weekend-report/2023/06/how-will-fleet-street-vote-at-the-next-general-election

2 Source : newstatesman.com/politics/2016/08/bbc-biased-against-jeremy-corbyn-look-evidence

3 Source : bbc.co.uk/news/uk-politics-36672022

4 Pour plus d’informations sur ce conseil : https://eurel.info/spip.php?article2103

5 Source : standard.co.uk/comment/comment/jeremy-corbyn-what-i-m-doing-to-banish-antisemitism-from-the-labour-party-a3821961.html

6 Source : www.huffingtonpost.co.uk/entry/anti-semitism-labour_uk_5b7573dee4b0df9b093ccbc6

7 Littéralement « cabinet fantôme », le shadow cabinet est composé par l’opposition afin de suivre au plus près les politiques conduites par le gouvernement en place, et de préparer les siennes en vue d’une prochaine accession au pouvoir.

8 Owen Jones, This Land : The Struggle for the Left, Londres, Penguin Books, 2021.

9 Source : labour.org.uk/wp-content/uploads/2023/01/The-Forde-Report.pdf

10 Red Wall ou le « mur rouge » désigne un ensemble de circonscriptions des Midlands et du nord de l’Angleterre, où se trouvaient historiquement d’importantes concentrations ouvrières et minières. Pendant des décennies, ces circonscriptions ont élu des député•es travaillistes, et le Labour y était hégémonique.

11 Source : morningstaronline.co.uk/article/e/glastonburys-u-turn-corbyn-film-reflects-march-political-censorship

12 Source : bbc.com/news/av/election-2019-50785621

13 Andrew Murray, The Fall and Rise of the British Left, Londres, Verso, 2019.

Image issue des réseaux sociaux personnels de Jeremy Corbyn.


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