Les années Corbyn, 2015-2019. Partie 1 : Les raisons d’un succès

Jeremy Corbyn lors d'un meeting

Par Antoine Guerreiro.

Nous sommes le 12 septembre 2015 à quelques pas de l’abbaye de Westminster et l’impensable vient de se produire. Entouré de caméras, applaudi par les parlementaires et cadres de sa formation politique, Jeremy Corbyn monte à la tribune du Queen Elizabeth II Conference Centre. Avec 59,5 % des voix dès le premier tour, le député d’Islington North vient d’être élu chef du Parti travailliste (Labour Party, LP).

Une séquence politique hors norme s’ouvre. La gauche radicale prend les commandes du plus grand parti d’Europe1 et dirige la principale force d’opposition officielle au sein de l’assemblée législative de la sixième puissance mondiale, le Royaume-Uni. L’expérience culminera avec les élections générales du 8 juin 2017 – où le Labour connaîtra sa plus forte progression en nombre de voix depuis 1945 se trouvant en passe d’emporter, à 62 sièges près, la majorité. Elle s’achèvera de manière tout aussi spectaculaire, le 12 décembre 2019, par une défaite écrasante face au Parti conservateur et au slogan « Get Brexit Done », imposé en interne par Boris Johnson.

Étonnamment, ce retour en force de la gauche britannique n’a pas fait l’objet de tant de commentaires ou d’analyses dans la gauche française qu’on pouvait s’y attendre – beaucoup moins, en tout cas, que les expériences grecque ou espagnole, par exemple – comme si tout cela n’était finalement pas très significatif dans un pays rallié, depuis 1979, à la financiarisation et au néolibéralisme.

Et pourtant, ce qui s’est produit outre-Manche de 2015 à 2019 est riche d’enseignements. La gauche britannique, dans ses flamboyances comme dans ses quelques turpitudes et dans ce que ses évolutions témoignent des mouvements idéologiques de fond, peut donner matière à réflexion sur les conditions d’essor et de réussite d’une alternative au capitalisme en Europe de l’Ouest.

Les raisons d’un succès

En 2015, la victoire de Jeremy Corbyn intervint à la surprise générale… à commencer pour le premier intéressé et ses soutiens ! Le Parti travailliste, durablement soumis au blairisme – et donc, fidèle continuateur, de 1997 à 2010, des politiques thatchériennes – n’avait jusqu’alors laissé que peu de place aux courants de gauche en son sein. Le système électoral britannique est basé sur le principe first-past-the-post. Il s’agit d’un scrutin majoritaire uninominal à un tour, favorisant un bipartisme extrêmement puissant. Les petites formations politiques sont condamnées à demeurer périphériques au parlement – à l’instar de l’unique députée écologiste – ou à rejoindre, d’une manière ou d’une autre, les travaillistes ou les conservateurs.

Ce fut, depuis la mue libérale du Labour, le dilemme insoluble des militants du « socialisme démocratique ». Retranchés dans le Socialist Campaign Group, un club parlementaire de 25 backbenchers2, ils tentent de concourir à l’élection interne de 2007 autour de John McDonnell, mais échouent à rassembler suffisamment de parrainages. En 2010, leur candidate Diane Abbott n’émarge qu’à 7,4 %… Aussi, cinq ans plus tard, lorsqu’il s’agit de tenter une nouvelle fois leur chance pour la succession d’Ed Miliband, c’est presque sous forme d’un baroud d’honneur que la gauche présente la candidature de Jeremy Corbyn.

Membre du parlement pour la circonscription londonienne d’Islington North depuis 1983, J. Corbyn n’a jamais nourri de grandes ambitions personnelles. Très engagé dans les luttes de solidarité internationale, il manifeste régulièrement son soutien aux peuples palestinien et kurde, à l’unité irlandaise ou encore au désarmement nucléaire. Identifié comme un « champion des causes perdues », il vote volontiers contre les consignes de son parti à la Chambre des communes.

Corbyn acquiert une certaine épaisseur médiatique à l’occasion du grand mouvement de 2003 contre la guerre en Irak dans lequel il joue un rôle prééminent. Selon Andrew Murray, il s’agit d’un moment-clé dans la genèse du « corbynisme3 ». Ce réveil populaire se prolongera d’ailleurs au travers du mouvement étudiant de 2010, puis des assemblées populaires contre la violente cure d’austérité imposée par David Cameron. Contradictoirement, la même crise politique et sociale débouchera aussi sur des poussées indépendantistes en Écosse et même au Pays de Galles ainsi que sur le vote du Brexit en 2016.

À l’été 2015, rassemblant à la dernière minute les parrainages parlementaires nécessaires, J. Corbyn se lance, sans grand espoir mais avec énergie, dans la campagne interne. Celle-ci prend rapidement les allures d’une campagne publique et ses meetings attirent désormais des centaines de personnes. Une étrange alchimie va alors s’opérer. D’un côté, des dizaines de groupes militants pacifistes, écologistes, antiracistes, jusqu’ici sans réelle représentation politique, décident de s’investir dans la bataille. De l’autre, la personnalité atypique de Corbyn commence à plaire, y compris dans le grand public. Répondant clairement et sans détour à toutes les questions qui lui sont posées lors des débats télévisés, il tranche avec le ton officiel et ampoulé de ses concurrents. Ses plaidoyers passionnés en faveur de la redistribution des richesses et du retour des services publics sonnent justes après tant d’années de débats politiques insipides. « I voted for a new kind of politics » (« J’ai voté pour un nouveau genre de politique ! »), reprennent les pancartes brandies dans les meetings du candidat.

Sortie des combines d’arrière-salle, l’élection du chef (leader) du Parti travailliste devient une affaire publique, impliquant des centaines de milliers de citoyen•nes. De nombreux militant•es, sortis du Labour sous la direction de Tony Blair, décident d’y adhérer de nouveau. De puissantes centrales syndicales, dont Unite et Unison4, choisissent aussi de soutenir la candidature Jeremy Corbyn. Ironie du sort, la victoire de la gauche sera facilitée par une réforme du règlement intérieur du parti, entreprise quelques années auparavant par les travaillistes les plus droitier•es ! En accroissant le poids des sympathisants et membres individuels dans l’élection du leader, ils voulaient réduire celui des syndicats. Or, en mobilisant massivement parmi les membres, en suscitant l’adhésion massive du « peuple de gauche » et, au-delà, de nouvelles catégories sociales du pays au cœur des fractions dynamiques du prolétariat contemporain (la jeunesse, les travailleurs et travailleuses intellectuel•les déclassé•es, le salariat urbain précaire…), la candidature Corbyn fait exploser le plafond de verre établi par les caciques blairistes.

L’épreuve du feu, face au peuple

Pendant un an et demi, une équipe resserrée autour du nouveau leader va s’attacher à élaborer de toutes pièces un nouveau programme pour le Labour : un ensemble de politiques publiques ambitieuses, bientôt articulées autour du slogan « For the many, not the few » (« Pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns »)5. Exposé dès son arrivée aux luttes de pouvoir internes et ayant à assumer les complexes équilibres du Labour, l’entourage de J. Corbyn pousse autant que possible son avantage en se prononçant en faveur de nationalisations massives, d’une « révolution industrielle verte », de droits renforcés pour les travailleurs et travailleuses ou encore d’un accueil digne des migrants. Un mouvement de gauche, Momentum, est créé afin de structurer l’activisme pro-Corbyn et d’ancrer l’assise des thèses radicales au sein du Labour.

L’équipe du leader reste cependant inexpérimentée et très isolée au sein du groupe parlementaire comme des rouages du parti. Soumis quotidiennement au feu des critiques comme aux coups tordus les plus variés, le cabinet de J. Corbyn s’enferme parfois dans une mentalité de citadelle assiégée, ce qui n’est pas sans accroître son isolement. Et puis, peu rompu aux exercices de communication, J. Corbyn enchaîne plusieurs faux-pas dans les premières semaines de son mandat, ce dont la presse fait évidemment ses choux gras. Alors, le 18 avril 2017, lorsque la Première ministre conservatrice Theresa May annonce la convocation d’élections générales anticipées, les travaillistes sont promis, pour nombre de commentateurs, à une raclée historique. Et pour cause : le Labour est distancé de 20 points dans les sondages par les conservateurs. Pourtant, comme en 2015, l’alchimie va prendre.

Faisant fi de l’hostilité médiatique, J .Corbyn reste fidèle aux principes qui ont fait son succès à l’élection interne du Labour. Une fois de plus, son style calme et sincère, ses interventions claires et constantes en faveur des droits des travailleurs et travailleuses, de la socialisation de pans entiers de l’économie (eau, énergie, rail, poste, éducation…) et de la paix entraînent à sa suite des millions d’électeurs et électrices. Un peu comme si 2015 avait servi de répétition générale, les mêmes forces sociales qui avaient porté J. Corbyn à la tête du parti se remobilisent, cette fois à l’échelle nationale. Dans cet étrange climat où, soudain, les idées de gauche mènent la danse, les conservateurs sont pris de court. Leur discours sur le Brexit ne parvient pas à imprimer, laissant la place aux polémiques de toutes natures. La réintroduction de la chasse au renard, par exemple, défendue mordicus par Theresa May, apparaît comme une mesure archaïque et élitiste, renforçant ainsi le narratif travailliste.

Même après le terrible attentat islamiste du 22 mai 2017 à Manchester, et malgré les gesticulations de T. May et B. Johnson, la droite ne parvient pas à se remettre en selle avec ses thèmes de prédilection, l’immigration et la sécurité. Le 26 mai, J. Corbyn prononce un grand discours sur la sécurité. Il y condamne la violence islamiste, dénonce les dégâts de l’austérité dans les services de police et de secours, et refuse de dévier de ses positions pacifistes : « Nos services de renseignement et de sécurité ont souligné les liens entre les guerres dans lesquelles nous avons été impliqués […] dans d’autres pays tels que la Libye, et le terrorisme chez nous.7 » Une fois encore, en tenant bon sur ses positions, la gauche britannique parvient à conforter son électorat et à déjouer les offensives du camp adverse.

Le 8 juin 2017, les élections générales sont en quelque sorte l’occasion d’une « défaite triomphale » pour Jeremy Corbyn. Il prive les conservateurs de majorité absolue au parlement et fait preuve de sa capacité à rallier 40 % des suffrages. Le lendemain, la BBC, évoquant le « phénomène Jeremy Corbyn », résume la leçon politique majeure du scrutin : « Il a montré, de manière étonnante, que les travaillistes n’avaient pas besoin d’aller au centre pour gagner des voix, mais qu’ils pouvaient le faire en s’appuyant sur la gauche décomplexée.8 »

Le 24 juin, comme un symbole de cette popularité retrouvée, Jeremy Corbyn monte sur la scène du festival de Glastonbury, où il est acclamé par 100 000 jeunes. Après quarante ans de bannissement de la scène politique nationale, la gauche, la vraie, vient de renaître de ses cendres.

À suivre : « Jeremy Corbyn, 2015-2019 – Partie 2 : Qui a tué Corbyn ? »


1 Comptant 550 000 membres en 2016, le Labour dispute régulièrement au Parti social-démocrate allemand (SPD) le titre de premier parti européen en nombre d’adhérent·es.

2 Terme désignant les parlementaires siégeant sur les « bancs du fond » de la Chambre des communes et n’occupant donc pas de responsabilités au sein de leur groupe politique.

3 Andrew Murray. The Fall and Rise of the British Left. Verso, 2019

4 En 2015, Unite est la première confédération syndicale avec 1,4 million de membres issus des secteurs public et privés, au Royaume-Uni et en Irlande. Unison est quant à elle la principale confédération des travailleurs des services publics, avec 1,25 million de syndiqués en 2015.

5 Fondé par le mouvement ouvrier en 1900, le Parti travailliste est gouverné par trois collèges de membres : les membres individuels organisés dans leurs circonscriptions, les syndicats et sociétés affilié·es, et le groupe parlementaire.

6 Un slogan inspiré du poème The Mask of Anarchy, écrit par Percy Bysshe Shelley (1792-1822) après le massacre de Peterloo (Manchester) de 1819. Ironiquement encore, la formule fut introduite une première fois en 1995 par Tony Blair.

7  Source : redpepper.org.uk/corbyn-and-the-manchester-speech/

8 Source : bbc.co.uk/news/election-2017-40219339

Image par Paul Mattsson.


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