Par Antoine Guerreiro.
Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 16 au 18 août 2024.
Au début de ce mois d’août, des émeutes racistes d’une ampleur inédite au Royaume-Uni sont venues troubler l’été olympique. De quoi déboussoler les éditorialistes et tout l’arc politique français « raisonnable » (du centre-gauche jusqu’à la droite radicale). Un mois plus tôt le 5 juillet, lors de la victoire électorale du centriste Keir Starmer, ceux-là célébraient en effet le triomphe de la « modération » et de la « raison », s’extasiant devant les images de dialogue apaisé entre Starmer et Sunak… Ils avaient juste omis la féroce lutte des classes qui fait rage dans le pays ! Que s’est-il donc passé, comment comprendre ces événements, et quels enseignements en tirer ?
Ce qu’il s’est passé
Nous sommes le lundi 29 juillet dans la ville côtière de Southport (94 000 habitant·es, 27 km au nord de Liverpool). Un cours de danse pour enfants est organisé autour des musiques de Taylor Swift. À 11h45, un jeune homme pénètre dans la salle et attaque violemment le groupe à l’aide d’un couteau. Trois fillettes de 6, 7 et 9 ans sont tuées. 8 autres enfants et deux adultes sont blessés.
Les motifs de l’attaque, qui n’a pas été considérée comme terroriste, ne semblent toujours pas connus à ce jour. On peut évoquer, très prudemment, une potentielle hypothèse masculiniste, étant entendu que le thème du cours portait sur Taylor Swift1. Quelques jours plus tard, un concert de l’artiste à Vienne a d’ailleurs été annulé en raison de menaces terroristes.
À l’annonce de la tuerie, la réaction sur Twitter/X et dans les médias est très rapide. Toute une galaxie de comptes et de personnalités, dont l’influenceur d’extrême-droite Andrew Tate, le député Nigel Farage (leader de Reform UK), ou encore le néofasciste Tommy Robinson (chef de l’ancienne English Defence League), se mettent à spéculer, voire à répandre de fausses informations sur l’auteur de la tuerie. Celui-ci serait « connu des services de sécurité », et pire, il s’agirait d’un migrant musulman, tout juste descendu d’un « small boat », ces embarcations précaires utilisées pour traverser la Manche ! Un faux patronyme est même inventé pour appuyer ces mensonges : « Ali Al-Shakati »2. Selon les estimations, ces différents messages totalisent rapidement 27 millions de vues.
Face à ce raz-de-marée, les autorités peinent à réagir. Il est en effet illégal au Royaume-Uni de dévoiler l’identité d’un suspect s’il est mineur. La police du Merseyside se borne à indiquer publiquement que le suspect a 17 ans et est né à Cardiff. Finalement le jeudi 1er août, après avoir officiellement retenu les charges de meurtre et tentative de meurtre contre lui, et afin de couper court aux fausses informations, le Tribunal de Liverpool publie l’identité du suspect : il s’agit d’Axel Rudakubana, 17 ans, né à Cardiff de parents rwandais. Mais il est trop tard : une vague d’émeutes inédite par son ampleur secoue déjà le Royaume-Uni…
Sept jours de crise, au jour le jour3
Cela commence à Southport même, le mardi 30 juillet, lendemain de la tuerie. Une émeute éclate près de la mosquée de la ville, où les croyants se barricadent ; 50 policiers sont blessés et des véhicules sont incendiés.
Mercredi 31 juillet, les émeutes s’étendent à trois nouvelles villes : Hartlepool sur la côte nord-est, Manchester et Aldershot dans le nord du Hampshire (avec une manifestation devant un hôtel supposé abriter des migrants). Elles gagnent aussi Londres, avec une manifestation devant Downing Street (résidence officielle du Premier ministre) lors de laquelle 111 personnes sont arrêtées. Des désordres sont aussi constatés en périphérie de la capitale.
Alors qu’aucun incident majeur n’est signalé jeudi 1er août, les émeutes reprennent le vendredi 2 août à Liverpool et Sunderland. On y déplore l’attaque d’une mosquée et d’un commissariat, auquel les émeutiers tentent de mettre le feu.
Samedi 3 août, la contagion opère avec désormais plus d’une dizaine de villes touchées : toujours Liverpool ainsi que chez ses voisines Bolton, Blackburn et Blackpool (1 000 personnes impliquées), Leeds, Hull (avec une horrible scène de lynchage filmée), Nottingham, Leicester, Stoke-on-Trent, mais aussi dans des villes du Sud-Ouest comme Bristol et Portsmouth. Enfin la contestation traverse la mer d’Irlande : à Belfast en Irlande du Nord, une manifestation voit l’alliance des drapeaux irlandais et unioniste, ce qui contribue à galvaniser les cercles nationalistes anglais ; signe selon eux qu’est remisé au second plan l’affrontement Protestants/Catholiques, pour se concentrer sur l’ennemi commun au plan mondial, les Musulmans.
Dimanche 4 août, les violences reprennent à Sunderland, et naissent à Weymouth (côte du Dorset), Middlesbrough (North Yorkshire), Rotherham (South Yorkshire) et Tamworth (Midlands). Dans ces trois dernières villes, l’émeute prend un caractère plus organisé, méthodique… et donc plus violent. À Middlesbrough, les émeutiers bloquent des routes, ne laissant passer que les conducteurs « blancs » et « Anglais ». À Tamworth, ils saccagent des logements pour réfugiés et les couvrent de graffitis : « England », « Fuck Pakis », « Get Out ». À Rotherham, ils sont 700 à encercler l’hôtel Holiday Inn qui héberge des demandeurs d’asiles et à y mettre le feu (alors que ces derniers se trouvent à l’intérieur !). Les images de cette action criminelle4, filmées et diffusées sur les réseaux sociaux par des participant·es, ont tout particulièrement choqué l’opinion britannique, mais aussi internationale.
Même si la presse s’en fait alors peu l’écho, le week-end des 3-4 août voit aussi l’organisation de contre-rassemblements antifascistes dans plusieurs villes, ainsi que des dynamiques d’auto-défense des communautés musulmanes visées.
Lundi 5 août, les émeutes reprennent à Belfast (un supermarché incendié, une femme voilée tenant son bébé frappée au visage), naissent à Birmingham (2ème ville du pays) et Doncaster. À Plymouth (à la frontière du Devon et des Cornouailles) qui a connu 7 nuits interrompues de troubles, les affrontements s’intensifient avec la police ; au total, 370 personnes sont arrêtées.
Voilà donc l’essentiel des « points chauds » de cette séquence de déferlement raciste, concentrés sur une trentaine de villes avec 30 000 protagonistes selon les estimations, du mardi 30 juillet au lundi 5 août avec le week-end en point d’orgue. En plus de cela, il faut évidemment prendre en compte une explosion des actes racistes et islamophobes dans tout le pays : saccage de tombes musulmanes à Burnley, un Musulman poignardé à Crosby, et plus largement les probables dizaines de milliers d’insultes racistes non répertoriées…
Les réactions À LA CRISE
Les réactions à l’international auront été nombreuses. L’Australie, le Nigeria, l’Indonésie et de nombreux autres États ont appelé leurs ressortissants à ne pas se rendre au Royaume-Uni et pour ceux qui s’y trouvent, à rester loin des manifestations. Quant au principal soutien des émeutiers, c’est aux États-Unis qu’il s’est fait jour en la personne d’Elon Musk. Depuis son compte X, le milliardaire s’est ainsi impliqué personnellement dans une violente polémique avec Keir Starmer, le surnommant « Two-Tier Kier » (Kier deux poids, deux mesures) à propos de sa réponse pénale, et appelant au respect de la « liberté d’expression » au Royaume-Uni.
Quant à la réponse de l’État, elle est cinglante. Communiquant d’abord sobrement sur l’attaque de Southport, Keir Starmer dénonce mercredi 31 juillet « ceux qui ont détourné la veillée pour les victimes par la violence et la brutalité ». Le lendemain, son ton se fait menaçant, indiquant que les auteurs de violence feront face à « toute la force de la loi » ; une expression reprise par la ministre de l’Intérieur Yvette Cooper. Dimanche 4 août, le Premier ministre qualifie les émeutiers de « voyous d’extrême-droite », et annonce : « nous aurons une armée permanente d’officiers de service public. Nous renforcerons la justice pénale. Nous appliquerons le droit pénal en ligne et hors ligne ». Il s’adresse même directement aux émeutiers : « je vous garantis que vous regretterez d’avoir pris part à ce désordre ».
Keir Starmer, ancien procureur général de la Couronne lors des émeutes londoniennes de 2011, sait parfaitement comment l’État peut faire face à ce type de phénomènes. Il mobilise 6 000 policiers anti-émeutes, positionnés dans les villes sensibles, et appelle à la sévérité des cours de justice, certaines siégeant 24h/24 pour juger les émeutiers. À date du 13 août, on comptabilisait 1 024 arrestations et 575 poursuites pénales, la plus jeune ayant 13 ans et le plus âgé 65 ans. Des peines de prison et condamnations diverses sont prononcées, à la fois pour des émeutiers et des personnes ayant relayé des messages haineux en ligne.
Après le week-end des 3-4 août, les émeutiers voient aussi se tourner contre eux l’expression de l’opinion publique nationale. Selon un sondage YouGov réalisé les 5-6 août, 54% des Britanniques s’opposent aux mobilisations, 34% les soutiennent et 12% ne se prononcent pas. 85% condamnent en revanche les violences. 60% pensent que les émeutiers sont racistes, et plus de 50% qu’ils sont d’extrême-droite. Un quart les qualifie de terroristes5.
Mais ce ne sont ni la réponse policière et pénale, ni les chiffres sondagiers qui mettent fin politiquement à la séquence des émeutes. C’est la réponse populaire dans les rues britanniques qui plie le match le mercredi 7 août, dans un enchaînement d’événements bien particulier.
LA Réponse populaire
Comme on l’a vu, le week-end a donné lieu à une extension et à un durcissement des émeutes. Des millions de personnes ont pu assister sur les réseaux sociaux, à la télévision, aux images d’incendies, de tentatives de meurtres, d’agressions et d’insultes racistes. Une chape de plomb étouffante plane sur le pays. On s’inquiète pour soi et ses proches, pour ses ami·es d’origine étrangère ou de confession musulmane. La Grande-Bretagne de gauche, progressiste, antiraciste, est sous le choc et se prépare à riposter.
Alors lorsque mardi 6 août, apparaît sur X la liste de 39 adresses de cabinets d’avocats et de services spécialisés dans l’immigration, elle fait l’effet d’une bombe. Celle-ci a été postée initialement sur le groupe Telegram utilisé pour lancer les émeutes de Southport, par l’un des administrateurs. Le groupe antifasciste Red Flare, qui l’a récupérée et l’a publiée, pense alerter sur des risques potentiels, mais son message est surinterprété et devient viral.
Selon son porte-parole Alan Jones au micro de Novara Media : « Nous ne pensions pas que 39 incendies criminels simultanés se produiraient, mais il y avait un risque que certains se produisent. La liste a été dressée par un homme de Liverpool, qui a simplement cherché sur Google des cabinets d’avocats spécialisés dans l’immigration, etc. Personne n’organise les manifestations locales et il y a très, très peu de discussions à ce sujet sur les forums et les groupes WhatsApp qui ont été importants au cours de la semaine dernière »6.
Toute la journée du mercredi 7 août, les classes populaires et les bases militantes de gauche sont donc en état d’intense mobilisation en vue de la soirée. Les médias intensifient encore la pression : le Daily Mirror évoque « 100 événements prévus » selon une source policière, un chiffre repris par le Telegraph, Sky News et d’autres. Inquiètes de confrontations plus importantes, les autorités gouvernementales appellent à éviter de manifester, et la ministre de l’Intérieur demande aux députés travaillistes de ne pas participer aux rassemblements. Un appel à rentrer chez soi relayé par le réseau régional des mosquées de Liverpool, qui appelle les manifestants anti-racistes à « laisser la police gérer »7.
Arrive le soir : dans de nombreux lieux ciblés par la liste des 39 (mais aussi dans d’autres lieux), la réponse antifasciste est massive. Des villes de Southampton, Bristol, Southend au Sud, Birmingham, Sheffield, Accrington, Middlesbrough, Newcastle au Nord, ainsi que la banlieue de Londres, voient des cortèges très massifs, composés massivement de jeunes, de militants syndicaux et des associations antiracistes (les syndicats ont soutenu les appels), de personnes racisées.
La démonstration de force de la gauche est d’autant plus impressionnante que les émeutiers racistes, largement désorganisés, sont aux abonnés absents d’événements… auxquels ils n’avaient pas réellement appelé ! Cela donne lieu à des photos et vidéos édifiantes, comme à Brighton où une foule de centaines d’antifascistes encercle 4 émeutiers, ou à Walthamstow dans le nord-est londonien, où une immense foule de 10 000 antifascistes tient la place, devenant le symbole de cette victoire du 7 août. Le chef de la police métropolitaine de Londres va jusqu’à saluer le rôle des contre-manifestants pour mettre fin au désordre de l’extrême-droite8.
Comprendre ces événements
Voilà donc l’exposé des faits. Que peut-on en comprendre ? D’abord, qu’il ne s’agit pas d’un « coup monté » par quelques acteurs étrangers ni même nationaux, mais bien d’un phénomène politique de masse. Certains dans les cercles gouvernementaux, ont pointé la responsabilité des réseaux russes quand d’autres, à gauche, accusaient d’ingérence les services israéliens, qui auraient agi en représailles des mobilisations pour Gaza. Ces deux accusations sont très insuffisantes. Quand bien même des comptes russes ont relayé les messages racistes concernant Southport, et quand bien même une partie de l’extrême-droite britannique, à l’image de Tommy Robinson, est étroitement liée au régime israélien, aucune de ces puissances n’a le pouvoir de pousser des dizaines de milliers de Britanniques à participer à des tentatives de massacres ! Elon Musk9 et toute l’internationale fasciste en cours de constitution dans le monde, n’ont d’ailleurs pas non plus ce pouvoir.
Pour Richard Seymour dans Contretemps « Les débris de l’extrême droite qui subsistent ont joué un rôle d’organisation, mais celui-ci était secondaire. La plupart des manifestations auxquelles ils ont appelé ont été peu suivies et elles ont été aisément débordées par la riposte antifasciste. […] La sinistre réalité est que, loin d’être provoquées par l’extrême droite, les émeutes lui ont fourni sa meilleure occasion de recrutement et de radicalisation depuis des années. Les manifestations ont attiré des foules de grands-mères déboussolées, politiquement aliénées et racistes et des jeunes perméables à l’ambiance du moment, souvent originaires de régions en déclin, dont la plupart sont certainement bien plus mal lotis que les escrocs et millionnaires qui les incitent à agir »10.
De la Russie tsariste à l’Allemagne nazie (contre les Juifs), de la France troisième-républicaine (contre les Italiens) aux États-Unis d’Amérique (contre les Noirs), il y a en réalité une longue histoire de pogroms et massacres de masse, provoqués par « l’émotion collective » des franges isolées du prolétariat, de la petite bourgeoisie, des couches de petits entrepreneurs et autres indépendants déshérités.
Toujours selon Seymour « En 1919, à East St Louis, dans l’Illinois, un massacre raciste a été déclenché par la fausse rumeur selon laquelle les Noirs de la ville complotaient pour assassiner et violer des milliers de Blanc·hes. À Orléans, en 1969, des magasins juifs ont été attaqués par des émeutiers enflammés par la rumeur salace selon laquelle des commerçants juifs droguaient leurs clientes et les vendaient comme esclaves […] Comme l’a montré Terry Ann Knopf dans son histoire des rumeurs et émeutes racistes aux États-Unis, ces mobilisations fonctionnent précisément en se passant de « critères de preuves », car les détails et les spéculations concernant des événements extraordinaires – réels ou imaginaires – fonctionnent comme des nœuds autour desquels se cristallise un fantasme raciste déjà actif ».
Si ces émeutes sont parties d’un « fantasme raciste déjà actif », il est donc important de comprendre ce qui a suscité, nourri et légitimé ce fantasme.
les « voyous À Westminster »
La bourgeoisie britannique, et en particulier son éternel parti de référence, le parti Conservateur, porte une écrasante responsabilité dans les crimes d’août 2024. En 2012 après deux ans de violente cure d’austérité ayant détruit les services publics du pays, le Premier ministre David Cameron et sa ministre de l’Intérieur Theresa May présentent leur nouvelle politique d’immigration, « l’Environnement Hostile » – une série de mesures inédites destinées à pourrir la vie des immigrés au Royaume-Uni, et ainsi permettre la baisse des arrivées sur l’île. Ce mille-feuille de mesures cruelles de harcèlement des étrangers a été dénoncé notamment par le Conseil des Droits Humains de l’ONU.
En 2016 après sa réélection, David Cameron choisit de mettre au vote l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE avec en toile de fond un puissant débat sur l’immigration. Le vote du Brexit déclenche alors une interminable dérive à droite de la classe politique, accélérée en 2019 avec l’accession de Boris Johnson à la primature, remplacé en 2022 par la libertarienne Liz Truss, puis quelques mois plus tard par Rishi Sunak (qui mettra en place la déportation forcée de migrants au Rwanda !). À chaque élection interne chez les Conservateurs, son cortège de polémiques racistes, xénophobes et islamophobes.
Mesurons bien que pendant 14 ans, le Royaume-Uni a été sous la coupe d’un parti de droite en voie d’extrémisation rapide, parti lui-même peu à peu passé sous le contrôle d’une petite clique sans foi ni loi, abreuvée des théories libertariennes les plus absurdes comme de l’exemple du suprémacisme blanc de Trump et surtout, convaincue de l’intérêt stratégique de diviser les classes populaires à base de polémiques racistes. Au final lorsque les émeutes ont éclaté, il s’est trouvé bien peu de Tories pour condamner leurs auteurs, ou alors du bout des lèvres, admettant tout de même les préoccupations légitimes du peuple sur l’immigration…
Malheureusement ces derniers mois, le racisme et la xénophobie n’ont pas été alimentés seulement par les Conservateurs. Quelques jours avant le déclenchement de l’incendie criminel de Tamworth, Sarah Edwards, députée travailliste de la circonscription, déclarait que l’hôtel concerné était un « hôtel d’asile », indiquant que les habitants voulaient « récupérer leur hôtel ». Et quelques mois auparavant, le candidat à la primature Starmer interrogé par des lecteurs du Sun, regrettait que « des gens venant de pays comme le Bangladesh ne sont pas expulsés »11.
Avec un appareil politique et médiatique majoritairement radicalisé sur la base des thèses racistes, comment s’étonner que les effets s’en fassent sentir dans les secteurs du peuple les plus isolés et démunis politiquement ? À titre d’illustration sur les 10 régions les plus déshéritées du royaume, 7 ont connu les émeutes. Et lors des élections générales du 4 juillet, la participation a baissé de 7 points nationalement, mais de 9 points dans les zones concernées par les émeutes.
Les dilemmes de l’ancien « Red Wall »
De fait en 2016, les habitant·es des régions désindustrialisées du Nord se sont majoritairement portées sur le Brexit, espérant du même coup enrayer la mondialisation financière délaissant leurs territoires au profit de Londres et des métropoles, et mettre un coup d’arrêt à l’immigration dont ils ressentent ou perçoivent quotidiennement les signes. Trois ans plus tard en 2019, ils ont même accepté de choisir Johnson contre Corbyn, détrônant les députés travaillistes qu’ils élisaient depuis toujours (d’où le surnom de « Red Wall » donné à ces régions), contre la promesse de l’application ferme du Brexit et du réinvestissement public massif dans leurs régions. Résultat des courses : le solde net d’immigration a atteint des records historiques depuis l’après-Covid, et les anciennes communautés ouvrières du Nord sont plus délaissées que jamais. Plus globalement, 14 millions de Britanniques sont sous le seuil de pauvreté, et 10 millions sont en insécurité alimentaire. « Never Trust a Tory », un dicton populaire que certains de ces travailleurs n’ont pas écouté, à leurs dépens !
Pourtant il n’y a aucune fatalité au basculement des classes populaires désindustrialisées vers le fascisme. Un an après le vote du Brexit, lors des élections anticipées de 2017, ces mêmes travailleurs ont été nombreux à voter pour Jeremy Corbyn et son programme de gauche radicale. Face à Theresa May, il apparaissait alors comme un homme sincère, en rupture avec le système politique dominant.
Mais ne pouvant se résoudre à l’arrivée au pouvoir d’un homme remettant en cause la prédation financière sur la Grande-Bretagne, l’impérialisme britannique et l’OTAN, la bourgeoisie a intensifié après 2017 ses efforts pour annihiler politiquement Corbyn. Disposant de nombreux relais au parti travailliste pouvant miner son autorité en interne (dont l’intrigant Starmer), la bourgeoisie britannique a aussi fait lancer d’intenses campagnes de diffamation sur la base de fausses accusations d’antisémitisme.
Détruisant toute perspective immédiate d’espoir pour le prolétariat britannique, la bourgeoisie a rapidement précipité ses éléments les plus dépolitisés et découragés dans la fange raciste… et, comble de cette tragique ironie, dans l’antisémitisme puisque comme l’a montré The Guardian, les forums d’extrême-droite utilisés pour organiser les émeutes ont aussi encouragé les agressions contre les Juifs… En somme, tout en revient à cette interrogation du quotidien communiste Morning Star : « Les émeutiers d’extrême-droite méritent d’être condamnés, bien sûr, et doivent être combattus par la police. Mais qui s’occupe des voyous à Westminster ? ».
Tirer des enseignements
Quels enseignements, valables au-delà du contexte britannique, peut-on tirer à ce stade des émeutes d’août 2024 ?
Le premier enseignement est relatif à la forme de l’insurrection au 21ème siècle. « La forme » au singulier, car celle-ci semble peu varier, que les insurgés soient là pour protester contre un meurtre raciste (émeutes pour Nahel), ou au contraire pour tenter de commettre des meurtres racistes. Andrew Hussey note ainsi dans le New Stateman qu’ « Observer les récentes émeutes en Angleterre depuis la France a été une expérience étrange. […] Les schémas superficiels présidant au désordre semblent identiques : un événement à forte charge émotionnelle […], suivi d’explosions de fureur qui ont rapidement dégénéré en attaques de bâtiments publics […], et enfin une classe politique abasourdie, prise par surprise, paralysée et impuissante »12.
Il faut donc connaître précisément ces modalités d’action qui semblent (re)devenir une caractéristique de l’action politique contemporaine. Le scénario semble être le suivant : face à un événement brutal que des populations vont juger significatif politiquement, les émotions populaires vont s’exprimer et se partager instantanément sur les réseaux sociaux. Ces expressions vont appeler rapidement à organiser l’action, dans un espace hautement stratégique, devenu de véritables coulisses des réseaux sociaux : les boucles privées ou semi-publiques, aujourd’hui Whatsapp ou Telegram. Pouvant compter quelques unités comme des dizaines de milliers de membres, adaptables selon diverses modalités de hiérarchie entre ses membres, les boucles donnent accès au grand nombre à des capacités de coordination quasi-militaires. Elles sont aussi difficilement contrôlables (à ce stade) par les autorités gouvernementales.
Ensuite dès l’instant où l’action est organisée, où le rendez-vous est donné, on rebascule dans les répertoires immémoriaux de l’insurrection : incendies de bâtiments, combats avec la police… À ceci près – et c’est le talon d’Achille du combattant de rue moderne – que désormais l’émeutier, en filmant et publiant tous ses faits et gestes dans l’objectif de galvaniser les autres participants et les soutiens, fournit lui-même les propres preuves menant à son inculpation !
Le deuxième enseignement à l’ère des nouvelles insurrections, c’est l’importance vitale que prend la bataille de l’information. Les émeutes de Southport ont commencé par la diffusion d’une fausse information sur l’identité du tueur, et se sont achevées sur la mésinterprétation des intentions des émeutiers par la gauche… conduisant à l’écrasement numérique des racistes par ces derniers ! La maîtrise de l’information, la gestion de sa circulation, deviennent cruciales pour renforcer le moral des siens, miner celui de l’adversaire et ainsi remporter la victoire.
À ce titre, souvenons-nous aussi que les symboles historiques et l’imaginaire politique ancrés dans l’esprit des peuples sont de puissants leviers de mobilisation. Le soir des européennes face à la menace lepéniste et à la dissolution, les mots « Front populaire » prononcés à la télévision ont été instantanément compris par tout le peuple de gauche. De même en Angleterre, le souvenir de la bataille de Cable Street est toujours très prégnant. Le 4 octobre 1936, le mouvement ouvrier et les Juifs de l’East End londonien infligeaient en effet une cuisante défaite physique à l’Union Britannique des Fascistes d’Oswald Mosley, réduisant de manière décisive l’influence fasciste en Grande-Bretagne. Les contre-manifestant·es du 7 août ont sans doute porté en elles et eux cet « esprit de Cable Street », comme l’a noté le chanteur populaire Billy Bragg.
Le troisième enseignement porte sur le comportement des forces de l’ordre et de l’État, confrontés à une insurrection d’extrême-droite. Au-delà de l’efficacité certaine de la police (par la supériorité physique acquise par son entraînement et son équipement) et de la justice (par la lourdeur des peines) pour mater l’extrême-droite lorsque celle-ci recourt à la criminalité de rue, il serait hasardeux pour la gauche de se reposer sur leur protection, qui n’est qu’illusoire et temporaire.
Car la « pleine force de la loi » requise par Keir Starmer contre les racistes, pourrait bien se tourner demain contre des mouvements sociaux trop remuants. Et alors, stopper les « voyous d’extrême-droite » ne deviendrait qu’un objectif très secondaire. En ce sens, il est important de ne pas céder aux appels à la réponse sécuritaire. Comme le rappelle le journal socialiste Tribune, « précédemment, les gouvernements ont utilisé des moments de crise comme celui-ci pour réduire nos libertés civiques et droits humains »13.
Pour le Morning Star, « les pogroms – qui sont ce que nous avons vu tenter la semaine dernière – sont générés par la haine raciste, bien avant les réseaux sociaux. Le combat contre l’extrême-droite est politique. Il doit prendre place sur Internet comme dans la rue, au travail et partout ailleurs : mais il ne sera pas gagné par des moyens technocratiques »14.
Quatrième et dernier enseignement : l’accélération de la course de vitesse entre l’extrême-droite et la gauche radicale, avec le bloc libéral/conservateur en potentiel arbitre. Sans l’espoir d’un changement radical de conditions de vie devenues insupportables pour la grande masse des Britanniques, rien ne pourra empêcher le basculement de franges toujours plus larges des ouvriers, employés, artisans, dans le nihilisme et la violence, bien souvent raciste ou xénophobe. La réponse populaire du 7 août est encourageante, mais ne suffira pas à elle seule pour reconstruire une alternative à l’extrême-droite, aux Tories extrémisés et au centrisme de Starmer. Le travail commun esquissé entre Corbyn, les parlementaires travaillistes du Socialist Campaign Group, les 4 nouveaux députés indépendants pro-Gaza et les 4 élu·es Verts pourrait constituer une piste intéressante en ce sens ; tout comme le renouveau des grèves et du mouvement social au Royaume-Uni.
Pour aller plus loin, retrouvez nos deux séries d’articles consacrées au Royaume-Uni et publiées sur Nos Révolutions : « Les années Corbyn 2015-2019 » (Partie 1, Partie 2, Partie 3) et « Nouvelles de la crise britannique » (Partie 1, Partie 2, Partie 3, Partie 4).
- « Why terror targets Taylor Swift fans« , Rachel Cunliffe, le 9 août 2024 (The New Stateman) ↩︎
- « How lies and disinformation about Southport knife attack suspect led to riots« , Andy Gregory, le 31 juillet 2024 (The Independent) ↩︎
- On peut se reporter à l’important travail de recensement des émeutes effectué par la BBC : https://www.bbc.com/news/articles/ckg55we5n3xo ↩︎
- « Asylum seekers film rioters making threatening gestures as they surround Rotherham hotel« , vidéo du 5 août 2024 (The Guardian) ↩︎
- « How did rioting constituencies vote?« , Ben Walker, le 7 août 2024 (The New Stateman) ↩︎
- « How the Hell Did Police Think There Would Be 100 Riots?« , Simon Childs, le 9 août 2024 (Novara Media) ↩︎
- « Liverpool Is Famously Leftwing. How Did the Far Right Gain a Foothold?« , Moya Lothian-McLean, le 9 août 2024 (Novara Media) ↩︎
- « People power has changed the narrative – and we can build on this« , éditorial du 8 août 2024 (The Morning Star) ↩︎
- « Keir Starmer’s Elon Musk problem« , Finn McRedmond, le 7 août 2024 (The New Stateman) ↩︎
- « L’horreur au cœur de la farce. Sur les émeutes racistes au Royaume-Uni« , Richard Seymour, le 8 août 2024 (Contretemps) ↩︎
- « Feeding the Fascist Machine« , Amelia Morris, le 6 août 2024 (Tribune) ↩︎
- « Has the French civil war crossed the Channel?« , Andrew Hussey, le 8 août 2024 (The New Stateman) ↩︎
- « The Surveillance State Won’t Save Us« , Ilyas Nagdee, le 9 août 2024 (Tribune) ↩︎
- « Neither online trolls nor foreign states are behind this fascist upsurge« , éditorial du 6 août 2024 (The Morning Star) ↩︎
Image d’illustration : « Van on fire during the 2024 Southport Riots », capture d’une vidéo du 30 juillet 2024 de StreetMic LiveStream (CC BY 3.0)