Premier semestre 2023, leçons d’une défaite. Partie 3 : Dans le chaos de la lutte


Par Hugo P.

Cet article est le troisième d’une série en cinq parties. Prenant du recul sur l’actualité immédiate afin de nourrir le débat stratégique à gauche, l’auteur tente d’y tirer les leçons des mouvements sociaux des premiers mois de l’année 2023.

Le premier article de cette série montrait que l’essentiel des luttes de classes qui se sont déployées au plan national au premier semestre 2023 étaient, en fait, des luttes pour le pouvoir politique. Le deuxième montrait que la révolution est à l’ordre du jour, c’est-à-dire que cette lutte pour le pouvoir politique est incertaine et peut être remportée par l’une ou l’autre des classes en lutte. Celui-ci, le troisième donc, est une discussion des logiques stratégiques dans lesquelles se déroule cette lutte révolutionnaire.

Les hésitations du mouvement contre la réforme des retraites

Je disais dans le précédent article que, dans la période que nous traversons, les phases d’accentuation de la lutte dissipent rapidement les apparences pluralistes et démocratiques de l’État : il arrive toujours un moment où la machine est jetée tout entière dans la bataille. Ce phénomène, du reste, accompagne l’aller-retour rapide entre les batailles économiques, partielles (pour le pouvoir d’achat, pour l’emploi, pour telle avancée dans tel secteur du monde du travail…), et les batailles politiques générales (pour le pouvoir) que Rosa Luxemburg prête aux époques de révolution, et que les Gilets Jaunes ont tout particulièrement illustré1.

La lutte contre la réforme des retraites a été emblématique de cette liaison étroite entre apparences démocratiques et contrainte brutale. Ainsi, les formes les plus constitutionnelles et pacifiques du dialogue social (journée hebdomadaire de grève du secteur public et des salarié·es à statut, rendez-vous entre les chef·fes des syndicats et le gouvernement) ont coexisté avec les pics de tension engendrés par les réquisitions autoritaires et l’écrasement policier des manifestations. En fait, lors d’une crise générale comme celle que nous vivons, lutte politique et lutte physique passent constamment l’une dans l’autre. Le beau livre d’Albamonte et Maiello2, auquel les auteurs ont incorporé une préface française revenant sur l’histoire récente de notre pays, est tout entier consacré à l’étude de cette dialectique.

Ce fait s’est exprimé au plan parlementaire, avec l’alternance entre la discussion normale du texte de loi et les moments de mise au pas du Parlement par l’exécutif au moyen des articles 49-3 et 47-1 (auxquels il faut ajouter, dans l’autre sens, les tentatives de censure du gouvernement). Mais sa signification plus générale est autre : il signifie que désormais, les ministères de l’Intérieur et de la Justice sont l’épicentre de l’offensive bourgeoise. Dans ce pas de deux, la férocité des tribunaux fait écho à celle du maintien de l’ordre ; c’est toute la vie politique qui se retrouve graduellement subordonnée aux critères de l’anti-terrorisme. Cette configuration, qui se met en place depuis le début des années 2000, a atteint des niveaux spectaculaires dans la répression du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien à l’automne 2023, dont nous avons largement parlé dans notre émission Twitch du dimanche 29 octobre 20233. Pour autant, ce sont les Gilets Jaunes qui, les premiers, ont vu sa mise en œuvre “grandeur nature” (les révélations récentes de Vincent Nouzille4 sur le système d’écoutes déployé par Beauvau le montrent nettement).

Pourtant, le mouvement social de 2023, bien qu’il ait eu quatre ans pour méditer les leçons de l’hiver 2018-2019, et malgré son assise de masse considérable, n’était pas préparé à faire l’aller-retour entre ces deux modalités d’affrontement. Essentiellement disposé à la forme parlementaire de la lutte, il a été facilement vaincu par le gouvernement dès lors que celui-ci a fait le choix de l’affrontement direct. Nous parlions, dans notre parti-pris du mois de mai dernier, du “renversement général” mis à l’ordre du jour par l’attitude du gouvernement5. Il est parfaitement clair, en effet, que le cordon policier séparant la foule de l’Assemblée Nationale lors de l’utilisation du 49-3 le 16 mars 2023, ou celui protégeant le Conseil Constitutionnel lors de la non-censure de la réforme le 14 avril 2023 n’étaient pas grand-chose face à un mouvement de millions de personnes quasi-unanimement soutenu dans le pays (seuls 2 ou 3 millions de Français appuyaient le gouvernement, ce qui revient… au nombre de millionnaires dans le pays6), et profondément enraciné dans l’appareil productif, dans toutes les strates du salariat.

Nanterre et Sainte-Soline

Les émeutiers suite à la mort de Nahel Merzouk étaient tout aussi impréparés, encore que sur un plan différent. L’émeute, partie de Nanterre et rapidement propagée à un grand nombre de territoires populaires d’Île-de-France et de province, était fondamentalement une protestation contre la brutalisation des banlieues par la police. À peine une dizaine de jours plus tard, la défaite était si complète que la bourgeoisie était parvenue à rendre ce mot d’ordre invisible. Pour les uns, les émeutes seraient symptomatiques d’un problème de politique de la ville auquel la résurrection du Plan Borloo de 2018 permettrait de faire face7 ; pour les autres, dont la Première Ministre, il s’agit d’un problème de délinquance juvénile, qu’un surcroît d’encadrement et/ou de sanctions doit permettre de régler.

Les uns et les autres ensevelissent une vérité élémentaire, heureusement rappelée par le maire de Nanterre et que nous avons voulu placer au premier plan, que ce soit avec l’article d’Anaïs Fley sur le sujet8, avec l’interview vidéo de Fatiha Abdouni que nous avons diffusée suite aux mesures annoncées par Élisabeth Borne le 26 octobre 2023, ou avec notre émission Twitch du 5 novembre9 : un jeune homme désarmé est mort, abattu à bout portant par un agent de l’État. En réalité, n’importe quel territoire victime d’une tragédie comparable aurait réagi de manière comparable, par la colère et le conflit. C’est la raison pour laquelle, dès le début du mois de juillet, nous avons placé la mise en cause de la politique du Ministère de l’Intérieur et la démission de Gérald Darmanin au cœur de notre positionnement sur le sujet10.

En tout état de cause, du point de vue de la logistique et de la détermination nécessaires pour faire face au maintien de l’ordre, le mouvement des banlieues était mieux équipé que l’intersyndicale. Ce qui lui manqua était en fait la préparation politique. En 1895 déjà, Engels11 montrait que les professionnels équipés et entraînés qui font face aux populations seront toujours supérieurs au plan strictement technique. Les soirées de juin l’ont à nouveau confirmé : que peuvent bien des mortiers d’artifice contre les blindés de la BRI ? Il n’est pas possible de remporter une telle bataille sans conquérir une majorité politique, c’est-à-dire un soutien actif et significatif dans le pays, et dans les rangs de la police elle-même.

De ce point de vue, les scènes de pillage de magasins et de destruction de services publics, conséquence de l’indiscipline que les émeutiers acceptèrent et encouragèrent dans leurs rangs, furent désastreuses. Il ne s’agit pas de donner des leçons ; ceux qui se permettent de sermonner les jeunes gens “cassant” un Lidl pour ramener du riz chez leurs parents sont, de toute évidence, aveugles à la détresse sociale qu’une telle initiative reflète. Par contre, il est parfaitement clair que ces images dressèrent l’opinion publique contre les quartiers populaires, et permirent leur écrasement implacable, au plan policier d’abord, et judiciaire ensuite.

Les intellectuels révoltés qui forment l’épicentre des groupes écologistes radicaux (sans résumer leur base sociale), engagés contre les mégabassines et différents projets d’équipements, sont apparus bien moins démunis. Bien sûr, leur centre de gravité rural les contraint à une action largement décentralisée, et par là, moins susceptible de mettre en danger les centres politiques, économiques et sociaux du pays. À notre modeste échelle, nous avons voulu contribuer à leur dimension nationale, en encourageant la liaison de ces groupes entre eux12, et avec le reste du mouvement social13.

En tout état de cause, ils ont compris, mieux que d’autres, le caractère redevenu radical de la lutte des classes à notre époque ; il n’est pas anodin qu’Andreas Malm, par exemple, place son travail théorique sous le patronage de Lénine14. Mieux que d’autres aussi, ils ont su faire face au déploiement tactique de forces de police, et mieux que d’autres, ils ont su prolonger la lutte dans les tribunaux, et parfois même la remporter. On pense à cet égard à la dissolution ratée des Soulèvements de la Terre et, plus récemment, aux verdicts administratifs défavorables aux bassines dont l’article de Hugo Blossier sur le sujet fait état15.

Le fétichisme des moyens de lutte

Dans un contexte où la politique passe rapidement des formes de l’émeute, à celles de la discussion parlementaire, à celles de la grève dans les raffineries, à celles de l’élection présidentielle, extraire l’un de ces moments pour lui attribuer un caractère universel serait du fétichisme et un aller simple vers l’échec. L’obsession électorale de nombreuses organisations en donne un exemple frappant, avec notamment la place centrale, décisive, qu’elles donnent aux enquêtes d’opinion. À partir d’un chiffre plus ou moins artificiel indiquant “comment s’exprimeraient les populations si elles étaient appelées à voter” (même quand aucune élection n’est prévue avant plusieurs mois ou plusieurs années), on se consacre entièrement à essayer d’influencer ce chiffre spéculatif au lieu d’influencer le cours réel de la lutte des classes, l’intervention réelle des masses dans la vie politique. Cette dernière, certes, peut prendre la forme d’élections, mais également de grèves, de boycotts ou bien, par exemple, de rendez-vous sur des ronds-points.

Il y eut ainsi, pendant le mouvement contre la réforme des retraites, de longues dissertations sur le vote du périurbain, sa signification profonde, son passé et son avenir… au moment même où l’urgence absolue était d’amplifier la participation du périurbain, non pas au vote, mais à la grève. Dans le même temps, les mêmes commentateurs se passionnaient pour les intentions de vote favorables à Marine Le Pen que la mobilisation syndicale ou l’opposition parlementaire risquaient de causer si elles se montraient trop radicales. Réduire la politique à une logique électorale même en-dehors de toute période électorale, voilà un excellent moyen de se ridiculiser !

Dans un registre moins caricatural, le débat consistant à décider si les chemins du progrès social passent par les élections ou par la grève générale, ou s’ils sont dans l’absolu plutôt violents ou plutôt pacifiques, comme il a pu exister dans le mouvement communiste à la fin des années 7016 est finalement assez scolaire. L’important est surtout de pouvoir s’adapter rapidement aux changements de phase, de faire preuve de souplesse tactique tout en gardant le cap sur les objectifs stratégiques. De ce point de vue, l’article que Roger Martelli a publié dans Regards au mois de mars dernier me semble exposer des préoccupations largement partagées dans les cortèges, mais beaucoup trop unilatérales17.

Les routines militantes et les manières de faire préconçues sont, de ce point de vue, les principaux obstacles auxquels le camp du prolétariat fait face. S’agissant de la bataille électorale, il est absurde, par exemple, de la séparer abstraitement de la bataille juridique ; l’offensive judiciaire dont Dilma Roussef et Lula ont été victimes au Brésil le montre bien. Il est également absurde de la séparer de l’occupation de la rue, tant il est vrai qu’un peuple ayant chassé le pouvoir ne vote pas de la même manière qu’un peuple tenu en respect par le pouvoir, comme les Chilien·nes en ont fait la démonstration dans la période 2019-2021. Dans notre contexte, il est clair qu’avec Macron démissionnant face aux gilets jaunes, l’élection présidentielle aurait présenté un caractère bien différent.

Ce problème du rapport de forces matériel ne disparaît pas, même après une éventuelle victoire électorale. Par exemple, la peur d’un “coup de Goudi” a pesé dans la déroute de Syriza en 201518. À l’inverse, la capacité du peuple vénézuélien à faire face au coup d’État de 2002 a permis de cimenter la première pierre du régime bolivarien, à l’époque où ce dernier était synonyme d’espoir à l’échelle de toute l’Amérique Latine, et même du monde. De fait, ni la progression électorale, ni même la victoire électorale ne sont une fin en soi, mais toujours un moment de la conquête du pouvoir politique, qui ne s’y résume pas. La révolution est bien cet intervalle où la légitimité, la loi et la force changent toutes ensemble de mains ; tous ces aspects doivent donc surgir, l’un après l’autre ou tous ensemble, dans le cours de la lutte.

Passer à l’offensive

Il en va de même dans l’exercice de la manifestation. Il peut arriver que la forme pacifique, familiale de la manifestation soit la plus souhaitable ; c’est généralement le cas en début de mouvement social, pour accumuler des forces, ou après une défaite, pour limiter les pertes et l’isolement (à l’inverse de la “giletjaunisation” du printemps 2019 dont témoigne le collectif Ahou ahou ahou19). Mais il arrive aussi qu’il soit nécessaire de passer à l’offensive dans le combat de rues, parce que le pouvoir est trop isolé pour y faire face ; ce fut le cas de la semaine du 16 mars dernier, alors que le déclenchement du 49-3 suscitait une colère noire dans le pays et donnait lieu à une série de manifestations spontanées à Paris et en régions.

Lénine montre cependant qu’une telle bataille ne peut être envisagée à la légère20. Une fois celle-ci déclenchée, il faut agir avec décision, maintenir à tout prix la supériorité morale (« la volonté de vaincre, combinée à la confiance dans la capacité de vaincre » d’après la définition classique de Clausewitz21) et aller au bout, car les hésitations et la dispersion des forces dans des batailles secondaires sont fatales. Lorsqu’elle parvient à rétablir la situation à son profit, la bourgeoisie est toujours impitoyable avec un peuple qui s’est battu pour le pouvoir.

Naturellement, qu’il s’agisse de la lutte pour un piquet de grève, de l’affrontement de rue ou de toute autre variation de l’affrontement direct, les capacités de vaincre sont en partie techniques et nécessitent de savoir faire ; on pense par exemple à l’extrême professionnalisme du black block. Pour autant, les mots d’ordre non pas anti-police mais anti-policiers (“ACAB”, All Cops Are Bastards) sous lesquels ces groupes placent la lutte sont sans issue. Ils reflètent une démarche politique qui peut séduire dans les milieux radicaux mais guère changer le monde, car elle ne se préoccupe pas de mettre les moyens en adéquation avec les fins, et même, en réalité, confond les moyens (ici, l’affrontement avec la police) avec les fins. Sous cet angle, l’action directe et l’électoralisme, dès lors qu’ils ne sont pas subordonnés à l’objectif général, procèdent de la même inconséquence et de la même absence de perspectives.

Que l’affrontement soit parfois inévitable, c’est un fait, et alors, les compétences techniques acquises par ces groupes peuvent être précieuses (comme les techniques de campagne électorale peuvent être précieuses, si elles sont utilisées à bon escient). Mais il est en revanche erroné de solidariser par principe les policiers avec le gouvernement, alors même qu’aucune victoire complète n’est possible tant que ces derniers ne rompent pas les rangs.

En réalité, les policiers ne vivant pas en caserne, ils sont immergés dans le pays. C’est d’autant plus vrai des réservistes de la gendarmerie, qui viennent renforcer le maintien de l’ordre lors des crises aiguës mais exercent la plupart du temps un métier “dans le civil” à plein temps22. Immergés dans le pays, les uns et les autres y ont leur vie, leur supermarché, l’école de leurs enfants, leur famille, leurs amis. Suivant la physionomie des mouvements sociaux, il arrive qu’ils se retrouvent dans les revendications des cortèges, y participent, désapprouvent la répression, hésitent au moment de la mettre en œuvre. La sociologue Marion Guenot a documenté ce fait au moment du mouvement des Gilets Jaunes23, et tout porte à croire que le même état d’esprit existait lors de la mobilisation contre la réforme des retraites.

De plus, il n’est pas vrai que la police forme un bloc homogène. L’usage que la préfecture de police fait de la BRAV-M est par exemple vivement contesté dans le milieu des CRS, comme l’attestent les prises de position de leurs responsables syndicaux (en particulier, du côté d’Unité SGP Police), et comme le montrent aussi les travaux de Fillieule et Jobard24. L’échec du gouvernement britannique à interdire la manifestation pro-palestinienne du 11 novembre 2023 du fait de l’opposition de la police donne un aperçu, encore très limité, des avantages que ces contradictions permettent d’obtenir dans la lutte des classes.

Le rôle de la politique révolutionnaire est précisément de transformer toutes ces potentialités en faits accomplis, et non de se laisser intimider par les péroraisons d’Alliance, ou par les mécanismes corporatistes amenant à soutenir des collègues fautifs.

De la manifestation à la grève politique

Au-delà de la question des manifestations, la capacité à passer de la grève hebdomadaire, démonstrative, à la grève offensive susceptible de mettre les flux économiques à l’arrêt appartient au même registre. Elle présente donc des défis analogues, comme la capacité à faire face à une intervention policière visant, par exemple, à lever un piquet de grève : de ce point de vue, le violent déblocage de la raffinerie de Fos-sur-Mer, au mois de mai 2016, a donné le ton de toute la période actuelle.

Mais elle vient aussi avec ses propres contraintes, toujours changeantes, qu’il faut envisager d’un point de vue matérialiste. De fait, la force politique et sociale d’une catégorie professionnelle donnée dépend de sa force économique. Ainsi, si la force de frappe des cheminot·es s’est considérablement atténuée, c’est parce que, comme le montrent bien Fourquet et Cassely25, la proportion des marchandises acheminées par le rail a baissé. Le secteur est ainsi bien moins central que jadis. Par comparaison, les entrepôts par lesquels passent les routes de la grande distribution et de l’e-commerce (et qui sont aussi des lieux de concentration du travail) sont devenus des points particulièrement vulnérables dans l’organisation du capitalisme international. Les salarié·es qui y travaillent et les populations qui vivent dans les territoires proches sont donc placés dans une position stratégique favorable : le développement de l’influence et de la structuration du mouvement social en leur sein est un enjeu décisif.

À ce titre, l’éveil politique et social que manifeste l’intensité du mouvement contre la réforme des retraites dans les petites villes et les villages est encourageant. De toute évidence, il vient prolonger les dynamiques que le sociologue Benoît Coquard a observé à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes dans les campagnes en déclin de l’Est de la France26. Une séparation s’est alors opérée entre les éléments les plus pauvres et précaires et les éléments plus aisés, petit et moyen patronat, propriétaires terriens, notables. Or, la dissolution de ces liens de solidarité entre les classes est indispensable, non seulement pour permettre la formation d’une classe révolutionnaire liant prolétariat rural et prolétariat urbain, mais également, dans le même mouvement, pour assécher le terreau du Rassemblement National. Dans les campagnes en déclin, les triomphes électoraux de ce dernier reposent en effet beaucoup sur les sociabilités “interclassistes”, au travail mais aussi dans les loisirs, club de sport, société de chasse, voisinage, etc. On notera d’ailleurs que ces sociabilités s’appuient sur la prévalence de formes de vie familiale très traditionnelles et différentialistes : Monsieur sur le terrain de foot et Madame dans les gradins, Monsieur chassant le gibier et Madame le cuisinant, etc.

Naturellement, la coopération tactique entre différentes franges du prolétariat est une exigence d’autant plus vive à l’échelle internationale. Pour revenir sur les tentatives récentes évoquées précédemment, le manque d’appui international à la Grèce antilibérale, notamment de la part du prolétariat français et allemand, est bien ce qui a permis à Hollande et à Merkel d’égorger tranquillement le gouvernement Tsipras ; et, à l’inverse, la solidarité dans les pays voisins a constitué un aliment essentiel à la dynamique du Venezuela bolivarien. Ce type d’appui international est aussi, dans un registre voisin, celui que les grévistes de l’industrie textile bangladaise sollicitent aujourd’hui de la part des Français et que le dernier article de Hadrien Bortot a permis de relayer27.

De fait, les changements de phase rapides conduisent facilement à s’arrimer à l’activité du moment (ou du moment précédent), à se laisser éblouir par les aspects partiels et momentanés de la lutte, tout en perdant de vue ses objectifs et ressorts essentiels, au premier rang desquels l’antagonisme de classe. De ce point de vue, la quête absurde de respectabilité parlementaire, comme celle des députés de gauche appelant leurs camarades au calme lors des débats sur la réforme des retraites, ou le nihilisme complaisant avec la destruction de centres de loisirs lors des émeutes ne sont que superficiellement antagoniques. Ils procèdent en réalité du même esprit, du même aveuglement, de la même incapacité à adopter une vision d’ensemble et à “défendre les intérêts du mouvement dans sa totalité”, pour citer Marx28. Le prochain article de cette série sera donc consacré à l’exigence de garder le cap dans les tâches révolutionnaires de l’heure et, au regard de ce défi, à l’examen des rapports dialectiques entre l’auto-organisation des masses et la responsabilité des directions.


  1. Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat ↩︎
  2. Albamonte et Maiello, Marxisme, stratégie et art militaire ↩︎
  3. La France a un incroyable relent, Talk Twitch animé par Théo Froger, avec Hadrien Bortot et Hugo P. ↩︎
  4. Vincent Nouzille, Le côté obscur de la force (Enquête sur les dérives du ministère de l’Intérieur et de sa police) ↩︎
  5. Crise démocratique : Macron doit être le dernier président de la Cinquième République !, Parti-pris du 13 mai 2023, (Nos révolutions, publié le 17 mai 2023) ↩︎
  6. Voir le rapport Global Wealth Report 2023 de la banque suisse UBS ↩︎
  7. Ce positionnement fut largement transpartisan, de Vincent Jeanbrun à Yannick Jadot en passant par Philippe Rio. ↩︎
  8. Anaïs Fley, Aux Pablo à Nanterre : quand les femmes exigent justice (Nos révolutions, le 08/11/2023) ↩︎
  9. 49-3, ça fait beaucoup là non ?, Talk Twitch animé par Théo Froger, avec Lola Sudreau et Nina Goualier ↩︎
  10. Après le meurtre de Nahel, l’urgence de réponses politiques, Parti-pris du 2 juillet 2023 (Nos révolutions, publié le 7 juillet 2023) ↩︎
  11. Friedrich Engels, Préface de 1895 aux Luttes des classes en France de Karl Marx ↩︎
  12. Mégabassines, A69 : à l’assaut du béton, l’interview d’Anaïs Fley avec Hugo Blossier et Laura Pailler ↩︎
  13. La lutte contre les mégabassines : expérience et avancée décisives face au basculement autoritaire, parti-pris du 11 juillet 2023 (Nos révolutions, publié le 24 juillet 2023) ↩︎
  14. Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ? ↩︎
  15. La justice fait prendre l’eau aux bassines, Hugo Blossier (Nos révolutions, 15/11/2023) ↩︎
  16. Voir par exemple Interventions, de Lucien Sève ↩︎
  17. Roger Martelli, Tentations et impasses de la violence (Regards, le 30/03/2023) ↩︎
  18. Yanis Varoufakis, Discussions entre adultes ↩︎
  19. Collectif Ahou ahou ahou, La révolte des gilets jaunes ↩︎
  20. Lénine, Conseil d’un absent ↩︎
  21. Clausewitz, De la guerre ↩︎
  22. Les réserves opérationnelles dans la police et la gendarmerie nationales, Cour des comptes, 2019 ↩︎
  23. Marion Guenot, Quand les hommes en bleu débattent des Gilets Jaunes (The Conversation, le 30/10/2019) ↩︎
  24. Olivier Fillieule et Fabien Jobard, Politiques du désordre. La police des manifestations en France ↩︎
  25. Fourquet et Cassely, La France sous nos yeux ↩︎
  26. Benoît Cocquard, Ceux qui restent ↩︎
  27. Salaire minimum en grève : la mode éthique en grève, la France en sourdine, Hadrien Bortot (Nos révolutions, publié le 14/11/2023) ↩︎
  28. Marx et Engels, Le manifeste du parti communiste ↩︎

Image d’illustration : « Barricade dans la rue Soufflot », 25 juin 1848, par Horace Vernet (PDM 1.0)


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