Aux Pablo à Nanterre : quand les femmes exigent justice


Par Anaïs Fley.

Quatre mois après les émeutes qui ont éclaté suite au meurtre de Nahel Merzouk par un policier en juin dernier, la Première ministre Élisabeth Borne a présenté, le jeudi 26 octobre, un plan de répression des jeunes des quartiers populaires et de leurs parents supposés coupables de négligence éducative.

Il faudrait donc placer « des jeunes délinquants, de manière obligatoire, dans des unités éducatives de la protection judiciaire de la jeunesse », voire « envisager un encadrement de jeunes délinquants par des militaires ». Quant aux parents, ils devraient s’astreindre à des « stages de responsabilité parentale ou [des] peines de travaux d’intérêt général ».

Déjà en juin, le président de la République affirmait en parlant des jeunes révoltés que « c’est la responsabilité des parents de les garder au domicile. Donc il est important pour la quiétude de tous que la responsabilité parentale puisse clairement s’exercer. […] La République n’a pas vocation à se substituer à eux. » Des journées durant, sur toutes les chaînes de télé, la même question collait aux lèvres des éditorialistes et des polémistes, fébriles face aux images des émeutiers : mais que font leurs parents ? Et plus spécifiquement, que font leurs mères ? Mounia Merzouk, la mère endeuillée de Nahel, fut notamment la cible d’accusations toutes plus odieuses les unes que les autres : coupable d’avoir mal éduqué son enfant, ou encore d’avoir mal observé son deuil

Or durant les émeutes, quand des jeunes du quartier et d’ailleurs ont porté leur colère contre les lieux de sociabilité et les services publics des Pablo, c’étaient principalement les femmes qui étaient dans la rue comme porte-voix de la paix. Présentes parmi elles, les associations La Voix des Femmes des Pablo et Afemin, bien connues des habitant·es, et Laureen Genthon, conseillère départementale des Hauts-de-Seine, leur ont proposé de se retrouver après l’été pour échanger sur ce qui s’est passé durant ces trois journées, devant chez elles.

Quatre mois plus tard, c’est chose faite : à deux reprises, d’abord le 30 septembre puis le 16 octobre, une dizaine puis une vingtaine de femmes du quartier Pablo Picasso se sont rassemblées au centre social et culturel P’Arc-en-ciel. Si les émeutes ont cessé, la colère est toujours vive. Plus nombreuses à chaque rendez-vous, ces femmes ont la ferme intention, face aux accusations et aux sanctions du gouvernement, de formuler des solutions politiques pour répondre réellement à la situation des quartiers populaires.

Le meurtre de Nahel ne doit pas rester impuni

Si les images du policier tirant à bout portant sur Nahel ont provoqué émotion et colère dans tout le pays, le choc fut particulièrement brutal pour les habitant·es de Nanterre. Lors de la première réunion, quand vient son tour de s’exprimer, une femme explique que la voiture dans laquelle a été tué Nahel est en fait une voiture de location qui circule entre les jeunes du quartier, parce qu’ils ne peuvent pas se payer la leur. Quelques minutes plus tôt, c’était son fils, un ami de Nahel, qui était au volant. Ça aurait pu être son fils. En fait, ça aurait pu être n’importe quel jeune du quartier.

Selon le rapport présenté par le meurtrier et son collègue complice, il s’agissait de légitime défense. Or, grâce à une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, le mensonge des policiers a été balayé par la vérité : il s’agissait d’un meurtre de sang-froid. Combien d’autres rapports falsifiés recouvrent encore le meurtre de jeunes des quartiers populaires par la police ?

Si le policier qui a tué Nahel Merzouk est toujours en détention provisoire, rien n’est joué pour que justice soit rendue. On se souvient avec effroi de la cagnotte de soutien au policier meurtrier qui a atteint plus d’un million d’euros en quelques jours. Elle est le signe glaçant de la solidité du bloc réactionnaire et de sa forte capacité d’organisation.

Face à lui, la déroute des émeutes oblige à tirer des leçons : l’absence de cohésion et de direction politique est ce qui a entraîné l’échec de la mobilisation. Alors que durant les deux premiers jours d’émeutes, l’opinion publique était majoritairement acquise à la révolte face au crime policier, l’éparpillement des émeutes et les dégradations commises dans les quartiers populaires ont provoqué un basculement du côté de l’ordre.

Or c’est bien l’ordre qui doit être remis en question : le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est le premier responsable du pourrissement idéologique de la police nationale, de la maltraitance des agents, de la répression populaire et de l’impunité des violences policières. Il aurait dû démissionner, et aurait pu être contraint de le faire si les Français·es, majoritairement solidaires des jeunes révoltés les deux premiers jours, avaient été appelé·es à soutenir sa démission. La gauche porte une lourde responsabilité dans cet échec, faute d’avoir su ensemble désigner les responsabilités véritables, et permettre ainsi à la colère légitime d’exprimer avec la plus grande force les revendications populaires.

Cette colère est également grande dans les rangs de la police, et si le bloc réactionnaire y est solidement organisé, il convient de croire que la grande majorité des agent·es de police s’est engagée pour servir et non pour réprimer. La rancœur ne peut que s’épanouir sur le lit d’un travail rendu absurde, servile, violent. Il est donc absolument essentiel, si nous voulons que les prochains mouvements de protestation percent les murs de défense de la bourgeoisie, que l’allégeance de ces policiers ne soit plus tournée vers l’Intérieur mais vers les banlieues, les manifestant·es, le camp des travailleur·ses.

C’est une des questions que se posent les femmes du quartier Pablo Picasso à Nanterre, qui se demandent comment renouer du lien entre la police et la population. L’une d’elles explique : « Avant, entrer dans la police, c’était un rêve pour certains de nos fils. Aujourd’hui, c’est un métier à fuir. » Une autre renchérit : « Je me souviens que mes parents me disaient de respecter les policiers, on avait quand même le sentiment qu’ils nous protégeaient. Maintenant, on a peur, on dit à nos enfants de faire attention. » Pour sa voisine, au-delà de la police, c’est tout l’appareil d’État qui est concerné : « Il faut changer les mentalités par rapport à la justice. Mais pour ça il faut que les policiers soient punis quand ils commettent des crimes. Là, tout ce qu’ils risquent, c’est une mise à pied, ou de gagner un million d’euros quand ils tuent un gamin. »

L’État est responsable de la situation des quartiers populaires

Car c’est bien de l’État dont il est question. Pour l’une des participantes à la première réunion, la vidéo du meurtre de Nahel par un policier, puis les émeutes à Nanterre ont été « un coup de projecteurs sur nos vies de perdu·es de la République. » Plusieurs autres abondent dans ce sens : l’abandon des services publics, la privation de millions de personnes de leurs droits, la destruction de l’école, la formation de la police et les consignes qu’elle reçoit, c’est bien de la responsabilité de l’État. L’une d’entre elles s’exclame : « On nous a rabâché ce débat ridicule sur l’abaya alors que l’école manque de moyens pour éduquer les enfants ! »

Cela fait des dizaines d’années que le discours sur les quartiers populaires par les gouvernements successifs et les médias exclut leurs habitant·es : le dénigrement des jeunes, la stigmatisation des musulman·es, le vocabulaire dépréciatif autour des banlieues, l’abandon des services publics, les violences policières… « Nos enfants ont l’impression qu’ils n’ont pas le droit de réaliser leurs rêves, ils subissent des difficultés tous les jours, c’est comme si les études étaient impossibles pour les jeunes du quartier. » Une mère rapporte, amère, les propos de son fils de 16 ans : « J’en veux à l’État, ils m’ont foutu en dehors de l’école. »

Le renoncement de ces jeunes à poursuivre des études, à viser des métiers qualifiés, ou même à participer à la vie démocratique est une conséquence dramatique de la défaillance de l’État. Là encore, ce sont les parents, et notamment les femmes qui se mobilisent malgré tout pour transmettre à leurs enfants la volonté de participer : « À chaque élection je leur dis, je m’en fiche de savoir pour qui ils votent mais ils doivent y aller. »

Que ce soit en journée d’élection ou le reste de l’année, les femmes s’activent et s’engagent au quotidien pour faire vivre la solidarité, l’entraide et la participation citoyenne dans leur quartier, par leurs propres moyens et dans les associations : « Nous on est là, toujours. C’est pas le gouvernement qu’on doit remercier pour ce qui est fait dans le quartier. La responsabilité, elle est toujours sur nous, et malgré tout on est quand même renvoyées à l’image de l’arabe, de la femme voilée. » Le poids est lourd à porter, mais elles préfèrent l’assumer plutôt que de ne rien faire.

Selon elles, les quartiers populaires montrent déjà l’exemple. « C’est insupportable la manière dont ils parlent des quartiers “défavorisés”. Moi j’adore mon quartier. Franchement où vous trouvez, ailleurs qu’ici, autant de mixité, de tolérance, d’entraide ? Pas à Neuilly ! » Et il ne s’agit pas non plus de se demander ce que font les hommes pendant que les femmes se mobilisent. « J’en ai marre qu’on pointe les pères du doigt. » La conclusion est claire : il faut cesser de demander aux habitant·es des quartiers populaires de faire davantage d’efforts. À présent, aux responsables politiques de rendre des comptes.

Le pouvoir aux femmes de Nanterre !

Et en parlant de comptes à rendre, « on se demande quand-même si nos dirigeants sont capables de faire quoi que ce soit. » Or du côté des femmes de Pablo Picasso, ce ne sont pas les idées qui manquent pour répondre aux problèmes des quartiers populaires : suivi psychologique des habitant·es, réforme de la police, aides au permis de conduire dès 17 ans, gratuité des transports, aides aux mères seules (qui composent 55 % des foyers du quartier) et sanctions contre les pères absents, mixité des logements, formation et recrutement des professeurs…

À la fin de la réunion du 16 octobre, l’objectif est fixé : se réunir à nouveau le 13 novembre et formuler des propositions politiques à présenter directement à l’État, en prenant rendez-vous avec le préfet des Hauts-de-Seine.

Malgré l’enthousiasme partagé face au tableau rempli de propositions à « faire remonter », personne n’est dupe. Une responsable associative, après avoir raconté son expérience face à l’administration préfectorale, conclut : « Ils n’en ont rien à faire de nous. C’est très bien ce qu’on fait et il faut le faire mais ils ne vont jamais nous écouter. » Elle ajoute : « Les aides financières ne sont pas une solution, ça ne répond pas au problème. »

Ces réflexion ont de quoi replacer l’action de ce groupe de femmes courageuses dans son contexte : si des émeutes sans direction sont vouées à l’échec, on ne peut pas se satisfaire d’une simple pétition portée vers l’État, car tant que la bourgeoisie en tient les rênes, elle préservera coûte que coûte son pouvoir répressif contre le peuple. Évidemment, la solution magique des moyens à investir dans tels et tels dispositifs ne répond pas à la question essentielle : comment placer les populations, qui savent très bien comment organiser la vie sociale, en position de l’administrer.

Mais alors, la démarche revendicative de ces femmes est d’autant plus essentielle car au-delà d’une adresse à l’État, elle participe à donner une direction à la colère populaire. On a bien conscience que ce ne sont pas Emmanuel Macron et ses semblables qui mettraient en place le programme imaginé par elles : il faudra donc leur prendre le pouvoir des mains. Entre combativité et résignation, les femmes des Pablo ont choisi de monter au front.


Image d’illustration : La cité Pablo Picasso à Nanterre, photographie par Guilhem Vellut (CC BY 2.0)


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