Premier semestre 2023, leçons d’une défaite. Partie 1 : La Cinquième République contre le communisme


Par Hugo P.

Cet article est le premier d’une série en cinq parties. Prenant du recul sur l’actualité immédiate afin de nourrir le débat stratégique à gauche, l’auteur tente d’y tirer les leçons des mouvements sociaux des premiers mois de l’année 2023.

Dans cet article, nous traiterons de la signification politique des mouvements sociaux du premier semestre 2023. En particulier, nous défendrons l’idée d’après laquelle ils font tous face au même processus de suradministration capitaliste de la France, c’est-à-dire d’étatisation agressive des rapports sociaux, dont la Ve République est la forme constitutionnelle. Les articles suivants aborderont la situation politique dans laquelle ils s’insèrent, puis les problèmes stratégiques et tactiques qu’ils rencontrent.

Suradministration et résistances

La lutte contre la réforme des retraites est le premier de ces mouvements. Bien sûr, cette réforme appartient à un registre bien connu des militant·es, puisque la question des retraites ponctue l’histoire sociale française comme les virgules ponctuent une phrase. Bernard Friot a pu montrer que la cohérence de ces réformes tient en ce que l’étatisation de la Sécurité sociale, initialement conçue comme un organisme autonome contrôlé par les travailleurs, y est le véhicule principal de la régression sociale1. De fait au printemps dernier, la gouvernance des retraites a successivement été arrachée, d’abord aux cotisant·es de la branche Vieillesse (malgré les dispositions fondatrices de la démocratie sociale en France), puis aux député·es élu·es au suffrage universel direct, pour finalement passer sous l’autorité administrative du gouvernement. Le report de l’âge légal a nécessité une prise de contrôle inouïe sur la Sécu. Celle-ci fut seulement permise par le déclenchement successif des articles 47-1 et 49-3 de la Constitution ; et c’est bien pour faire face à cette prise de contrôle que des millions de Français·es ont pris la rue.

La lutte contre les mégabassines est le deuxième mouvement à avoir marqué 2023. Elle a constitué une nouvelle forme de la lutte pour les communs agricoles, qui est en cours depuis plusieurs siècles. Comme le montre notamment Karl Marx2, l’essor du capitalisme a d’abord pris la forme d’enclosures, c’est-à-dire de politiques d’État organisant la privatisation de ressources agricoles partagées : pâturages, champs ouverts, forêts3, etc. Depuis, ces politiques n’ont jamais cessé de fracturer la vie rurale et ont pris différentes formes à différentes époques, notamment en France. On pense par exemple aux tensions cristallisées autour de la forêt des Landes, de sa plantation à la fin du XIXe siècle4, jusqu’aux méga-feux de 2022. Aujourd’hui, sous l’action de la sécheresse, l’État – qui apporte l’essentiel des financements nécessaires aux mégabassines – intervient à nouveau, et c’est pour privatiser le plus essentiel de ces communs : l’eau.

Enfin troisième mouvement, la révolte suscitée par le meurtre de Nahel Merzouk à Nanterre. Cette dernière prolonge la colère contre les brimades (trop souvent racistes) subies par les habitant·es des banlieues populaires et, plus généralement, contre la perte d’autonomie radicale de ces banlieues. En effet, la doctrine d’après laquelle ces populations sont incapables d’administrer leur territoire et doivent être matées s’est installée graduellement, à l’occasion des poussées réactionnaires des différents gouvernements. Dans le même temps, une activité réformatrice intense a donc retiré aux communes concernées les leviers d’auto-administration dont elles disposaient, pour les confier à l’État : suppression de la taxe professionnelle (2010), acte III de la décentralisation (2014), loi Dussopt de transformation de la fonction publique (2019), etc. Au plan du maintien de l’ordre, cette évolution au long cours a d’abord pris la forme d’un effort de formation de “brigades de choc” d’inspiration coloniale (comme l’est la BAC5), puis de centralisation policière : l’élimination de la police de proximité en fut le couronnement. Les brutalisations quotidiennes, puis les drames, ont naturellement excédé les habitant·es jusqu’à l’explosion – d’autant qu’ici, pour la première fois, la scène fut intégralement filmée.

La réforme de l’assurance-chômage, qui a reçu moins de publicité, est encore plus emblématique de cette logique. Quiconque a déjà été au chômage sait que France Travail (anciennement Pôle Emploi) est une institution de contrôle, maltraitante et agressive, compliquant l’accès à un droit pourtant élémentaire – celui de toucher une pension lorsque l’on perd son emploi. Le train de réformes signé Dussopt vient accentuer ce fait : il s’agit là aussi de contrôler plus étroitement, afin de l’étouffer, un bien commun historique.

Le communisme était-il déjà là ?

Tous ces biens communs (caisse vieillesse, communs agricoles, administrations communales, assurance-chômage), dont l’actualité illustre bien la destruction, peuvent être qualifiés de « déjà-là communistes »,  pour reprendre la formule mise en circulation par Bernard Friot. L’idée est que ces institutions se présentent sous la forme de mécanismes collectivistes et démocratiques très avancés déjà présents dans la société. Ainsi, il ne s’agit pas d’agir en réformateurs exaltés, de les inventer ou de les imaginer, mais d’en prendre conscience et de les généraliser pour réaliser pleinement le communisme. Le communisme est ainsi abordé comme un mouvement objectif, précédant la conscience que les humains en ont et existant indépendamment d’elle : cette approche constitue la base même du matérialisme dialectique6.

Employer cette formule pour rendre compte du moment actuel nécessite cependant de l’amender. En effet, elle peut sembler étroite car les acquis « simplement » démocratiques datant de la Troisième République subissent une offensive du même type. On pense évidemment à la liberté d’association, que la dissolution des Soulèvements de la Terre est venue percuter directement, ainsi qu’au droit de grève, spectaculairement mis en cause par la convocation de Sébastien Menesplier7 par la gendarmerie. Les attaques contre la laïcité, qui reviennent à chaque rentrée scolaire8 depuis la loi Raffarin/Ferry de 2004 sont du même ordre : elles consistent à démanteler les dispositions protégeant la liberté de culte au profit de divers mécanismes de contrôle et de brimade.

Par ailleurs, il arrive aussi que des conflits explosifs éclatent pour défendre des libertés plus diffuses, moins strictement « constitutionnelles » mais vitales pour les couches sociales concernées ; ainsi, le mouvement des Gilets Jaunes, dont le souvenir est encore vif dans les luttes actuelles, est né d’une revendication à la mobilité individuelle et à l’autonomie sur la route (menacée par les taxes sur le carburant et les limitations de vitesse).

Bref : ce qui est déjà là face à la bourgeoisie, c’est d’abord et avant tout le prolétariat lui-même et tout ce qui contribue à son autonomie collective. Ce dernier, qu’Engels décrit comme “la classe ne possédant rien”9, n’ayant que la location de sa force de travail pour vivre, est un parfait négatif de la société bourgeoise ; pour autant, la conscience de ses intérêts collectifs n’est pas donnée d’avance10. C’est pourquoi le communisme n’est pas seulement un mouvement objectif, “déjà là”, mais constitue en même temps une prise de parti nécessairement subjective, un acte politique. En effet, le cœur de l’affrontement est politique, au sens où, sous une forme ou sous une autre, son enjeu fondamental consiste à décider quelle classe exerce le pouvoir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à partir de la moitié des années 80, suradministration et privatisations ont avancé de manière complémentaire. Le paradoxe n’est qu’apparent : en fait, le contrôle public se relâchait sur la bourgeoisie au moment même où il se resserrait sur le prolétariat.

C’est aussi la raison pour laquelle les réalisations des mouvements de hackers – par exemple, GNU/Linux – ne font pas l’objet de cette frénésie exterminatrice, alors même qu’elles ont permis le déploiement large d’un collectivisme très radical : elles n’ont pas le caractère populaire et donc révolutionnaire qui rend la lutte de classe inévitable. De fait, les GAFAM ont pu métaboliser le logiciel libre (de conception collectiviste) au profit du logiciel open-source (de conception libérale)11 sans la moindre lutte politique, sans la moindre réforme, sans la moindre violence. Ce fait, loin d’être anecdotique, est au cœur de la révolution numérique en cours : par exemple, les principaux outils d’intelligence artificielle12 appartiennent à ce régime de propriété. Bien sûr, dans ces produits, la forme sociale de la production entre inévitablement en contradiction avec le caractère privé de l’échange ; le logiciel public, qu’il soit placé sous licence libre ou open-source, est difficilement rentable en tant que tel pour ses concepteurs. La logique marchande, chassée du logiciel, doit donc se réfugier dans les données, dont l’appropriation privée fait l’objet d’une guerre commerciale d’autant plus sauvage.

La dualité de pouvoirs et sa résolution

Ce qui concentre aujourd’hui l’effort de réforme correspond en fait, pour l’essentiel, aux institutions nées dans l’immédiat après-guerre ; à la fois les principes démocratiques datant de la Troisième République ou de la Révolution Française que le CNR restaura à la Libération, à la fois les institutions déjà communistes allant plus loin et traçant une première voie de sortie hors du capitalisme. Ces réformes sociales d’ampleur, comme toutes les réformes sociales, sont un sous-produit de la lutte révolutionnaire aiguë qui a alors traversé la France (ceux qui croient pouvoir obtenir des réformes sociales sans lutte révolutionnaire, c’est-à-dire sans lutte acharnée pour le pouvoir politique, sont condamnés à n’obtenir ni l’un, ni l’autre). En fait, dans un moment où le prolétariat en armes, la bourgeoisie nationale et l’armée américaine se partageaient l’administration du pays, dans ce moment d’incertitude quant à la classe gouvernant la société, les institutions ont pris la forme d’une dualité de pouvoirs ; c’est-à-dire qu’institutions prolétariennes et institutions bourgeoises existèrent en même temps13.

Une telle situation est par nature instable, car elle est vouée à se résoudre au profit de l’une ou de l’autre des classes en lutte, qui saura s’emparer de tout le pouvoir et le conserver. La fondation de la Cinquième République, au cœur de la crise algérienne, marqua ainsi la victoire décisive de la bourgeoisie. Depuis lors, le vainqueur déploie une activité réformatrice intense et quasiment continue (les années 1981 et 1982 sont l’exception) pour éliminer les institutions engendrées par cette situation révolutionnaire : Sécurité Sociale, statut de la fonction publique, communes, etc. J’ai essayé d’esquisser schématiquement cette trajectoire particulière à la fin du mois de février dernier14, mais plus généralement, le fait qu’une réforme ou un train de réformes consiste à compléter le programme d’une prise de pouvoir antérieure (ou à anticiper le programme d’une prise de pouvoir à venir) est détaillé par Rosa Luxemburg15.

De toute évidence, cette campagne au long cours a pris un caractère plus brutal et précipité dans la dernière période. La pression accrue sur le taux de profit, dans un moment – véritablement impérialiste au sens de Lénine16 – de déchaînement de la concurrence internationale et d’emballement financier permanent, suscite les appétits gargantuesques du capital financier. Ses fondés de pouvoir (en France, Emmanuel Macron) sont sommés d’ouvrir de nouveaux marchés, à la pointe du sabre si nécessaire. Le projet le plus radical dans ce sens a été élaboré par les tories britanniques, qui, comme l’ont bien montré Benquet et Bourgeron17, entendaient mettre le Brexit à profit pour donner naissance à « Singapour-sur-Tamise ». Cette place boursière d’un type nouveau devait devenir un vaste pied-à-terre pour les secteurs les plus dérégulés de la finance internationale ; finalement, seules les difficultés politiques de Boris Johnson ont empêché l’aboutissement du projet. Gageons que l’ouverture du marché européen des pensions, dont les réformes des retraites de l’hiver et de l’automne nous rapprochent plus que jamais, permettra de combler le manque à gagner.

Pouvoir politique et progrès social

En tout état de cause, le processus de suradministration évoqué précédemment est donc un processus de renforcement, non de l’État dans l’absolu, mais de l’État bourgeois, par le truchement duquel la classe dominante métabolise ce qui lui échappe encore. De nombreuses luttes, dans les trente dernières années, ayant cédé à l’illusion d’un « désengagement de l’État » à contester, il est nécessaire d’insister sur ce fait :  l’État ne s’est pas « désengagé », au contraire, mais il est dirigé par une classe qui ne vise pas l’intérêt général et peut, selon ses besoins particuliers, brutaliser l’école ou subventionner tel ou tel chantier.

Le discours exalté des partis libéraux, qui décrit un développement capitaliste sans État, suspendu dans les nuages, simplement fondé sur la liberté et l’initiative individuelle, est idéologique et livre une représentation dénaturée (inversée) du réel. La dénonciation de cette duperie est essentielle : partout où il y a des rapports de classe, il faut un appareil d’État pour les mettre en œuvre, pour leur donner la force de la loi, de l’administration et de l’idéologie. L’État n’est donc pas un lieu d’équilibre ou de synthèse entre les classes, mais l’instrument de la domination d’une classe sur les autres18, bien que cette domination puisse ponctuellement revêtir l’aspect d’un compromis ou même de largesses accordées par la classe dominante à ses subordonnés (à l’image des distributions frumentaires que les sénateurs offraient à la plèbe romaine).

Au fond, le bilan des six derniers mois est donc le même que celui des six dernières décennies : le contrôle de l’État a permis à la bourgeoisie d’écraser les déjà-là communistes sous les roues de l’administration cinquième-républicaine. Défendre ces institutions alternatives, et a fortiori les développer ou en bâtir de nouvelles (comme une Sécurité Sociale de l’Alimentation ou un organisme de planification écologique) implique donc de se battre résolument pour retirer à la classe dominante le contrôle de l’État, pour la renverser ; en un mot, pour la révolution. Telle est la signification fondamentale que nous donnons au mot d’ordre de Sixième République, détaillé dans les deux Parti-pris de Nos Révolutions publiés durant le mouvement contre la réforme des retraites19. Quant à savoir si une telle révolution est possible, et à quelles conditions, c’est le thème du prochain article de cette série.


  1. Bernard Friot, Puissances du salariat ↩︎
  2. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section VIII ↩︎
  3. Les tout premiers textes politiques de Marx, en 1842, concernent d’ailleurs le problème du « vol du bois » en Allemagne, le ramassage du bois ayant été rendu illégal par l’assemblée de Rhénanie. ↩︎
  4. Julien Aldhuy, La transformation des Landes de Gascogne, de la mise en valeur comme colonisation intérieure ↩︎
  5. Mathieu Rigouste, La domination policière ↩︎
  6. Elle s’enracine non seulement dans L’idéologie allemande, mais aussi (et surtout) dans Le manifeste du Parti communiste de Karl Marx : « Déjà, le communisme… » ↩︎
  7. Secrétaire Général de la Fédération des Mines et de l’Énergie de la CGT. ↩︎
  8. Jean Baubérot, « L’école, Gabriel Attal et la laïcité geignarde » (à lire sur Mediapart) ↩︎
  9. Friedrich Engels, Deuxième discours d’Elberfeld ↩︎
  10. Lénine, dans Que faire, étudie les conséquences de ce fait dans les conditions particulières de l’Empire russe au début du vingtième siècle. ↩︎
  11. Richard Stallman, En quoi l’open-source perd de vue l’éthique du logiciel libre ↩︎
  12. TensorFlow de Google, PyTorch de Facebook… ↩︎
  13. Ce phénomène, caractéristique des périodes révolutionnaires, est étudié sous sa forme classique dans L’histoire de la révolution russe, de Trotski. ↩︎
  14. Retraites : point d’étape avant le 7 mars, Hugo P. (Nos Révolutions) ↩︎
  15. Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ↩︎
  16. Voir L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ; mais les premières pages de L’impérialisme et la scission du socialisme offrent un résumé plus accessible des mêmes idées. ↩︎
  17. Benquet et Bourgeron, La finance autoritaire ↩︎
  18. Après Marx, Lénine a consacré de nombreux travaux à ce fait, notamment L’État et la Révolution. ↩︎
  19. Voir les “parti-pris” de Nos Révolutions intitulés Crise démocratique : Macron doit être le dernier président de la Cinquième République (discuté le 13 mai 2023) et Pouvoir au peuple (discuté le 4 juin 2023). ↩︎

Image d’illustration : Lamartine rejetant le drapeau rouge, par Félix Philippoteaux (PDM 1.0 Deed)


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