Par Hadrien Bortot
Mardi 4 mars, Donald Trump a annoncé le gel de l’aide militaire à l’Ukraine. Il poursuit ainsi le chapitre ouvert avec l’humiliation publique de Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale. Il ne s’agit pas d’un caprice du nouveau président américain, ni même d’un tournant isolé.
C’est le symptôme brutal d’une bascule historique, celle de la fin du cycle ouvert par la victoire occidentale dans la Guerre froide. Trump n’a pas seulement tourné la page d’Obama ou de Bush fils, il a refermé celle de George H. W. Bush, qui en 1990 promouvait un ordre planétaire pacifié et dominé par les États-Unis pour conquérir les nouveaux marchés ouverts par la chute de l’URSS :
« Out of these troubled times, our fifth objective—a new world order—can emerge (…). A world where the rule of law supplants the rule of the jungle. A world in which nations recognize the shared responsibility for freedom and justice. »
Bush père esquissait ainsi la matrice d’un capitalisme globalisé sous domination américaine, avec pour leviers l’expansion du libre-échange, la dérégulation financière et l’exportation de la « démocratie de marché ». L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), créée en 1995, cristallisa ce projet : encadrer juridiquement l’ouverture des marchés et neutraliser les souverainetés populaires au profit des grandes firmes transnationales, à commencer par celles de Wall Street. Il a ainsi posé les bases du néoconservatisme qui s’est déployé pendant 30 ans de Clinton à Biden en passant par Bush fils, et Obama : la construction d’une Amérique gendarme du monde au nom des valeurs de la démocratie libérale.
Mais l’histoire s’est chargée de démentir ce scénario. Loin d’harmoniser le monde sous la bannière du droit et du commerce, le capitalisme mondialisé a creusé les inégalités, détruit les bases productives locales, désarticulé les sociétés et multiplié les conflits. Face à cette instabilité qu’il a lui-même créée, l’empire américain n’a répondu que par la guerre permanente, épuisant ses ressources et son crédit moral. Rosa Luxemburg l’avait annoncé : là où le capitalisme ne trouve plus à se reproduire pacifiquement, il engendre la violence et la destruction. Elle écrit ainsi dans son livre L’accumulation du capital que “le militarisme a une fonction déterminée dans l’histoire du capital. Il accompagne toutes les phases historiques de l’accumulation.”
Trump n’est pas une anomalie de ce système, il en est le produit logique. Il liquide le vernis universaliste et assume la pure loi du plus fort. Finie la rhétorique des droits humains et du multilatéralisme. Désormais, c’est « America First« , sans fard. L’OMC est neutralisée, les traités piétinés, les alliés rackettés. C’est l’heure des deals et de la guerre économique. Le capitalisme rentre dans sa phase ouvertement prédatrice, impérial sans façade, brutal sans justification morale.Trump ouvre la voie à un national-populisme américain faisant écho aux rêves pan-russes de Poutine, ou du grand Israël de Netanyahu.
Dans ce contexte, l’Europe est sommée de choisir ; elle qui a embrassé le projet néoconservateur et reste pour l’instant bloquée dans son atlantisme. Soit elle persiste dans l’illusion d’un monde régi par les règles d’hier, entre libre-échange et alignement américain, au prix de son déclassement et de sa vassalisation. Soit elle ouvre une voie de rupture. Et c’est là que la gauche européenne a un rôle décisif à jouer.
À l’image de ce qu’Antonio Gramsci appelait une « guerre de position », il s’agit désormais de reconstruire patiemment des rapports de force nouveaux, en s’appuyant sur les luttes sociales, écologistes et démocratiques pour :
- Refonder des souverainetés populaires, tournées vers la justice sociale et la reconquête industrielle ;
- Briser la dépendance militaire à l’égard des États-Unis, en imaginant des alliances de paix indépendantes et multipolaires ;
- Déjouer le piège institutionnel européen, qui verrouille l’austérité et la concurrence au cœur même des traités et construire une Europe des peuples ;
- Réhabiliter la planification écologique et sociale, comme réponse à la fois à l’urgence climatique et à la violence du capitalisme dérégulé.
Pour cela, il y a urgence à construire un rassemblement des forces progressistes européennes. La gauche à l’échelle du continent doit porter un projet de société cohérent et désirable, c’est la seule façon de mettre en échec les libéraux et les nationalistes qui nous entraînent vers la guerre.
Le capitalisme globalisé entre dans une nouvelle phase qui pourrait être sa phase terminale, où le pillage succède à l’intégration, où la guerre succède aux échanges. À ce monde en décomposition, la gauche ne doit pas opposer la nostalgie d’un ordre multilatéral défunt, mais la force d’un nouvel internationalisme populaire, fondé sur la solidarité concrète des peuples, la défense des biens communs et la rupture avec la logique du profit.
Sans cela, l’Europe ne sera qu’un terrain de jeu secondaire dans la grande recomposition impérialiste qui s’ouvre. Il est encore temps de faire autre chose qu’un champ de ruines.
Image d’illustration : « In Paris, President of Ukraine Volodymyr Zelenskyy participated in a trilateral meeting with French President Emmanuel Macron and U.S. President-elect Donald Trump. », photographie du 7 décembre 2024 par President of Ukraine (CC0 1.0)