Par Antoine Guerreiro.
La situation politique de la France, en tant qu’elle s’exprime au Parlement, est marquée par une profonde confusion. Six mois ont passé depuis l’élection présidentielle, et plus d’un observateur est encore déboussolé face à l’explosion du paysage électoral et institutionnel. Dernier épisode en date, cette avalanche de 49-3 s’abattant sur l’Assemblée nationale.
Né lui-même de la crise de la Ve République, le macronisme semble en avoir brisé la mécanique. À l’alternance paisible entre droite et gauche, toutes deux dites « de gouvernement », a succédé depuis 2017 le maintien au pouvoir d’un gros parti du « centre », flanqué de part et d’autre de forces irrémédiablement antagoniques. En juin dernier, elles lui ont ravi la majorité absolue. Face à un président déjà usé, l’extrême-droite et la gauche de rupture revendiquent toutes deux la direction politique du pays pour demain.
Le pouvoir n’est pas vacant mais il est, un peu plus qu’hier, réduit à l’impuissance. Chacun doit donc comprendre que désormais, les choses ne resteront pas en l’état. La crise va s’amplifier jusqu’à atteindre son dénouement, pour le meilleur ou pour le pire. Qu’est donc mis en jeu dans la crise parlementaire actuelle ? Comment la gauche doit-elle y faire face ? Ce sont les deux questions posées en ce premier automne du quinquennat.
49-3, l’épreuve du feu
En quinze jours, Elisabeth Borne aura par quatre fois engagé la responsabilité de son gouvernement, pour le budget de l’Etat et pour celui de la Sécurité sociale. Si l’usage de l’article 49-3 de la Constitution n’est pas un fait rarissime (92 utilisations depuis 1958), il prend de fait une dimension nouvelle s’agissant d’un gouvernement en majorité relative – et donc en délicatesse permanente – à l’Assemblée.
L’article 49-3 est un « quitte ou double » institutionnel : en l’utilisant, Borne fait mécaniquement monter les enchères. S’ils souhaitent rejeter un texte, les député·es membres des oppositions n’ont plus la possibilité d’un simple vote contre : ils doivent franchir le pas et faire tomber tout le gouvernement. De fait, chaque engagement de la responsabilité gouvernementale a donné lieu au dépôt de motions de censure, par la NUPES d’un côté, par le RN de l’autre. Ces motions n’ont pas été adoptées en raison, d’une part des antagonismes évidents entre les différentes oppositions, et de l’autre du refus du groupe LR de s’engager vers de nouvelles élections législatives. Car si la censure répond au 49-3, sa réussite entraînerait à n’en pas douter la dissolution de l’Assemblée par le Président de la République. « Revenir aux urnes peut être un chemin »1 déclarait récemment Elisabeth Borne…
Geler le débat parlementaire, balayer le travail d’amendement : si le gouvernement doit en venir à cette méthode brutale, c’est qu’il est en grande difficulté. Non seulement il se trouve à la merci des groupes d’opposition pour l’adoption de ses projets de loi, mais il doit désormais faire face aux rébellions internes à la majorité ! On pense à l’amendement sur la taxation des superprofits, portée par le groupe Modem, ou encore à celui sur la suppression des exonérations de cotisations sociales présenté par 26 député·es Renaissance. C’est donc un long chemin de croix sur lequel s’engage le gouvernement… d’autant qu’une fois passés les débats budgétaires, l’article 49-3 ne pourra plus être invoqué qu’une seule fois pour toute la session parlementaire.
Choix cornéliens
Parce qu’elles soumettent l’ensemble des député·es à une intense pression médiatique, parce qu’elles remettent en jeu – au moins formellement – le gouvernement de la France, les motions de censure font surchauffer chacune des autres forces en présence et exacerbent leurs contradictions.
Les Républicains, sur lesquels reposent de facto le maintien en place du gouvernement Borne, se trouvent de ce point de vue dans une étrange situation. Depuis cet été la droite est devenue arbitre des élégances en macronie. De sa place charnière à l’Assemblée nationale, elle mitraille la majorité présidentielle d’amendements pour droitiser encore sa politique. S’ils ne sont pas adoptés, elle peut alors les faire voter au Sénat, où elle dispose d’une solide majorité. Et dans le cas où l’Assemblée ne tiendrait pas compte de la version adoptée par la Chambre haute, LR peut encore compter sur la Commission Mixte Paritaire (CMP)2 dont le mode de calcul lui assure un rôle prépondérant pour peser sur la copie finale de la loi. Laminée par les dernières élections la droite se trouve pourtant, par le jeu des institutions, en position clé.
Mais voilà, pour un parti tiraillé entre coopération avec Macron et union progressive avec l’extrême-droite, il devient très difficile de déterminer la conduite à tenir. D’un côté Nicolas Sarkozy vient de faire publiquement un appel du pied au président de la République, qui lui répond sur France 2 en durcissant encore le ton contre la gauche et les migrants. De l’autre l’aile la plus droitière de LR, de Retailleau à Ciotti, fourbit ses armes en vue de l’élection du président du parti le 4 décembre. La position exprimée le 23 octobre par le président du groupe Olivier Marleix en dit long sur l’équilibre précaire tenu pour l’instant par la droite : « Si un jour on doit voter une motion de censure, c’est celle que nous aurons choisi de déposer. Et on ne s’interdit pas de le faire ».
Le Rassemblement National quant à lui nage dans la plus grande confusion, soutenant seul ses propres motions de censure, puis votant celles de la NUPES sans en partager le fond. Dans ce contexte, que nombre de commentateurs aient décidé d’attribuer à Marine Le Pen un génie tactique hors pair est incompréhensible. S’agit-il de naïveté ou bien d’un soutien politique de leur part ? En juillet, les mêmes éditocrates paraient le groupe d’extrême-droite de toutes les qualités (polis, bien élevés, portant cravate), décernant au RN le prix de l’intelligence suprême car il suivait alors… la stratégie diamétralement opposée, celle d’une étroite collaboration avec la majorité présidentielle.
En réalité, ces brusques changements de cap traduisent les dilemmes électoraux auxquels le RN est confronté. S’il est plus proche du pouvoir qu’il ne l’a jamais été, le parti des Le Pen est aussi écartelé entre les différentes catégories d’électeurs dont il doit conserver le soutien. Entre anti-macronisme, haine de la gauche et inféodation aux politiques ultralibérales, il devient difficile de se positionner. À titre d’exemple le 12 octobre dernier, 53% de leurs électeurs se déclaraient opposés à la réquisition des salariés des raffineries, contre 47% les approuvant3. C’est pourquoi dans la séquence actuelle, porter une analyse revient toujours à prendre parti. On peut servir de faire-valoir aux offensives du clan Le Pen vers le pouvoir… ou au contraire appuyer là où ça fait mal, en pointant les tiraillements d’un patchwork électoral qui ne peut se maintenir qu’au prix d’une intense confusion.
La Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale (NUPES), enfin, est confrontée à une série de questions brûlantes. Quel rapport au gouvernement, quel comportement vis-à-vis des autres oppositions et notamment de l’extrême-droite ? La dissolution est-elle enviable, et si oui par quels moyens la provoquer ? Dans l’hypothèse d’une nouvelle élection, comment élargir l’assise obtenue en juin dernier, jusqu’à pouvoir prétendre à la majorité parlementaire ? Et dans le cas contraire, quelle autre perspective crédible et concrète offrir au peuple ?
Ces questions semblent aujourd’hui trop peu traitées, qu’il s’agisse de l’intergroupe parlementaire, des instances regroupant les partis de la NUPES ou même des espaces de débat public à gauche. Ce manque de confrontation exigeante sur les idées et la façon de les porter prête le flanc aux manœuvres de division extérieures. Cela laisse également de l’espace à tous les opportunistes pressés d’enterrer l’alliance. Si la gauche souhaite reprendre la main après une rentrée difficile, elle doit donc définir avec clarté sa ligne stratégique concernant sa politique d’opposition et d’action parlementaire.
Cela suppose, en particulier, de traiter tous les non-dits et présupposés qui entravent la conduite des débats. Au sein de la NUPES un thème revient régulièrement, comme une inquiétude sourde : la dissolution, envisagée comme une menace, conduirait à une nouvelle élection législative dans laquelle triompherait l’extrême-droite. Que penser de cette hypothèse ?
Le spectre du césarisme
Dans la configuration actuelle, la gauche n’a pas le pouvoir de faire tomber le gouvernement. Hors retournement complet de situation, elle n’a pas non plus de quoi pousser Macron à dissoudre. Détenteur de cette arme constitutionnelle, le président décidera de l’utiliser seulement si et quand il le jugera opportun. Crier à la dissolution à tout-va, y appeler chaque semaine ne semble donc pas très utile. Pour autant, faut-il rejeter toute perspective d’élection anticipée par peur des résultats ? Peut-on sereinement mener une activité politique, quelle qu’elle soit, en vivant dans la peur du suffrage populaire ?
L’inquiétude présente à gauche n’est pas feinte, elle correspond à un risque réel si la crise devait aboutir à une nouvelle élection : celui du recours césariste. Ce phénomène est décrit en 1800 par le marquis de Fontanes lors de l’oraison funèbre de George Washington qu’il prononce aux Invalides, en présence de Napoléon alors premier Consul de la République : « lorsqu’un pays a traversé une grande crise politique, il faut « que (…) survienne un personnage extraordinaire, qui, par le seul ascendant de sa gloire (…) ramène l’ordre au sein de la confusion »4. Antonio Gramsci précise le concept dans ses Cahiers de prison, en évoquant des situations d’ « équilibre catastrophique des forces » dans lesquelles les protagonistes ne peuvent l’emporter l’un contre l’autre tout en se menaçant de destruction mutuelle. Face à ce type de danger, le surgissement d’un « homme providentiel » peut alors résoudre la crise.
Là où le césarisme (parfois nommé bonapartisme) devient particulièrement pernicieux, c’est qu’il allie l’exercice du pouvoir personnel à la pratique régulière du plébiscite ; dans les conditions déterminées, et selon les termes dictés par ledit pouvoir. Nombre de dirigeants français (à commencer par le Générale De Gaulle) ont usé de ces ficelles pour mettre à bas leurs opposants, retrouver une légitimité lorsque celle-ci était menacée. On voit bien que les tenants de l’ordre établi font toujours appel à ce type de mécanisme dès qu’ils se trouvent en difficulté. Laisser le chaos se répandre (quand on ne le génère pas soi-même), le déplorer, puis demander au peuple de consentir à la concentration de tous les pouvoirs pour mieux le juguler. L’homme fort contre la « chienlit », voilà le thème éternel de tous les conservateurs du monde. Si demain de nouvelles élections législatives devaient être convoquées, la tentative césariste pourrait être l’œuvre du président Macron, d’un des candidats à sa succession comme le ministre Darmanin, ou évidemment de Marine Le Pen.
Mais pourquoi ce dangereux phénomène, dont chacun sait qu’il peut conduire au pire, rencontre-t-il tant de succès dans des sociétés démocratiques ? Quelle est la base sociale réelle du césarisme ? En 1852 dans son 18 Brumaire5, Karl Marx émet une hypothèse restée célèbre pour expliquer le soutien de larges franges de la population au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte : « Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques ». Autrement dit l’isolement objectif de la paysannerie, parce qu’il l’empêche de se constituer en classe, l’oblige à s’en remettre pour défendre ses intérêts à une force extérieure, bien souvent autoritaire. À l’inverse, les grandes concentrations de population, pour qui le salut ne peut être que collectif car c’est de lui dont elles dépendent pour répondre à leurs besoins quotidiens, ont davantage tendance à se tourner vers… le collectivisme.
Si la France de 2022 n’est certainement pas comparable à celle de 1852, il est en revanche frappant de constater à quel point de nos jours aussi, les grandes métropoles forment les principaux bataillons de la gauche, quand à l’inverse le vote conservateur ou réactionnaire s’épanouit plus facilement dans les campagnes. S’il faut se prémunir de toute théorie trop simpliste, reconnaissons que la lecture des scores respectifs de Mélenchon et Le Pen, rapportés à la taille des communes, témoigne de cet état de fait. Établir ce constat du risque césariste n’aide certes pas la gauche à s’en prémunir, mais il permet au moins de comprendre ce qui est réellement en jeu dans le débat sur la perspective d’une dissolution.
Le peuple est toujours la solution
La droite, l’extrême-droite, disposeraient donc d’une éternelle martingale électorale ? Leur suffirait-il d’agiter la peur du désordre, de crier au loup « islamogauchiste » pour rabattre vers leurs candidats de substantielles parts de l’électorat ? On peut tout au moins le craindre. C’est pourquoi la peur, parmi les forces de la NUPES, d’un recours césariste en cas de dissolution, facilité par les scènes de chaos au Parlement, n’est pas irrationnelle. Mais comme toutes les peurs, elle n’évite pas le danger. Face aux dilemmes qui l’assaillent de tous côtés, le pire pour la gauche serait de rester paralysée tel un lapin devant des phares.
Car il y a au moins un avantage à cette situation : le jeu de l’adversaire est connu à l’avance, on peut dès à présent se préparer à y faire face. Borne, Darmanin, Macron d’une part, Le Pen de l’autre, vont entrer en compétition pour incarner le parti de l’ordre. Ils proposeront au peuple, chacun à leur manière et dans leur registre, de « donner une bonne leçon à tous ces députés, plus soucieux de polémiques que d’agir pour les Français ». Et pourtant à la faveur d’une stratégie suffisamment audacieuse, les forces que ces apprentis sorciers entendent déchaîner contre la gauche pourraient tout aussi bien se retourner contre eux.
Ainsi pour déjouer les pièges du « parti de l’ordre », la gauche a tout intérêt à promouvoir un ordre populaire et démocratique, dans lequel le peuple peut résoudre jusqu’aux blocages les plus inextricables par le débat public et la libre expression des suffrages. Réclamer des référendums sur la réforme des retraites, comme l’a fait le PCF, ou sur les superprofits, à l’instar du PS et de LFI, va tout à fait dans le bon sens. Il faut amplifier cette campagne pour la démocratisation du pays, et la remettre sur la table à chaque étape du « blocage » institutionnel. Le Référendum d’Initiative Citoyenne, popularisé par les Gilets Jaunes, devrait quant à lui devenir une pièce maîtresse de la stratégie de la NUPES.
Le temps presse. Avant d’être elle-même engluée par ses adversaires dans la controverse parlementaire, renvoyée à l’image de magouilleurs politiciens de couloir, la NUPES doit à tout prix réussir à renvoyer ce stigmate aux droites et à l’extrême-droite. Le peuple, les travailleurs et le progrès social face aux intrigants macronistes et lepénistes : voilà le narratif, l’agenda politique que la gauche doit imposer dans les prochains mois. Voilà qui accroitrait fortement la pression sur Les Républicains (dont 60% des Français·es sont hostiles à ce qu’ils s’allient à Macron6), tout en poussant à bout les contradictions du discours « national-social » du RN, jusqu’à couper son électorat en morceaux.
Comme toutes les crises politiques, celle que nous vivons fait grandir considérablement les dangers, en même temps qu’elle développe de manière inédite les opportunités. Si dans cette tempête, la gauche reste soudée autour de l’objectif d’une majorité parlementaire, qu’elle parvient à percevoir comment peut s’exercer, en de telles circonstances, le bon sens populaire, elle aura alors toutes les chances de s’en tirer. Et le pays avec elle.
RÉFÉRENCES
- https://www.lejdd.fr/Politique/elisabeth-borne-evoque-une-possible-dissolution-de-lassemblee-revenir-aux-urnes-peut-etre-un-chemin-4144143
- https://www.senat.fr/role/fiche/cmp.html
- https://elabe.fr/penurie-carburant/
- https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/13/cesarisme-fascisme/
- https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.htm
- https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2022/10/119559-Rapport.pdf
Image par Mathieu Delmestre sous licence CC BY-NC-ND 2.0.