Par Antoine Guerreiro.
Au Panthéon des révolutionnaires, on ne trouve probablement pas de pape. Et pourtant, sans doute pour la première fois depuis qu’il en existe, le décès d’un souverain pontife a été largement pleuré par la gauche, y compris dans ses composantes radicales. Ce phénomène mérite que l’on s’y attarde, tant la religion est un fait social fondamental qui a toujours eu qu’on le veuille ou non – souvent les combattant, parfois les encourageant – maille à partir avec les révolutions.
À vrai dire, personne n’a été surpris de voir le Pape François conspué par CNews1 et salué par L’Humanité2 (sans que cela n’obère ses critiques, sur le sexisme par exemple3). Dès sa nomination en 2013 le premier pape sud-américain de l’histoire tranchait avec ses prédécesseurs, de l’anticommuniste forcené Jean-Paul II à l’ultraconservateur sectaire Benoît XVI. Dans les douze années de son pontificat, il a confirmé cette image de « pape progressiste » au travers de dizaines de déclarations.
Dans une époque plongée dans la fange du racisme et de la guerre, ses prises de parole étaient souvent consacrées à la défense des migrant·es, à l’écologie, à la paix. Le 8 juillet 2013, son premier voyage fut ainsi à Lampedusa pour alerter sur « la mondialisation de l’indifférence » face au sort des migrant·es4. Dans le même temps, il eut des propos très conservateurs, comme lorsqu’il qualifiait les médecins pratiquant l’IVG de « tueurs à gage »5. Pour résumer, disons donc que dans l’étroite fenêtre d’Overton des papes, François était sans doute classé à l’extrême-gauche !
« Ça fait du bien »
Confrontés à la disparition d’un chef suprême de l’Église catholique qui n’était pas ultra-conservateur, les leaders de la gauche française ont réagi en mettant en valeur ses apports progressistes au débat public. « À l’époque où Gérald Darmanin nous qualifiait d’écoterroristes, les mots du pape François sur l’écologie nous ont fait un bien fou » a écrit Marine Tondelier (EELV)6, quand Olivier Faure (PS) a salué un pape qui « osait parler de fraternité »7. Fabien Roussel (PCF) a évoqué « des mots forts pour défendre la dignité humaine face à l’argent-roi »8, tandis que Jean-Luc Mélenchon (LFI) a loué « sa contribution à la difficile résistance morale au génocide des Palestiniens à Gaza »9.
Dans ces déclarations, le champ lexical de la parole est omniprésent. Mais au fond, qu’ont changé tous les discours du Pape à la situation internationale ? Les migrant·es ont-ils cessé de mourir dans la Méditerranée ? Les coupables de cette situation sont-ils jugés, en prison, ou bien toujours au pouvoir dans les ministères européens ? La menace de guerre mondiale, en Europe, au Moyen-Orient, s’est-elle éloignée, ou rapprochée ? Si le lourd bilan de la dernière décennie n’est certes pas à mettre sur le dos du Pape, la responsabilité des forces de gauche doit en revanche être interrogée, car il est urgent de faire mieux. Et disons-le franchement : les larmes de crocodile sur le pape et les migrant·es, de la part de parlementaires qui n’ont pas voté la censure de Bayrou (et donc de Retailleau…), sont insupportables.
Tout se passe comme si, confrontée à des classes dominantes ultra-agressives qui déjà appellent l’extrême droite au pouvoir pour « remettre de l’ordre », la gauche était tentée de se consoler, de se rassurer grâce à l’existence, quelque part, d’une sorte de magistère moral qui permettrait de rééquilibrer les forces. Le Pape François, comme tant d’autres figures d’autorité (universitaires, historiques, spirituelles…), aurait donc joué le rôle d’une sorte de « doudou politique », permettant de se « faire du bien » de temps en temps, plutôt que de changer le monde.
Plus que son rapport spécifique au pape, au catholicisme ou au fait religieux, c’est donc sans doute le rapport de nature religieuse que la gauche entretient au combat politique qu’il nous faut interroger – c’est-à-dire la croyance, profondément ancrée, selon laquelle une intervention extérieure, deus ex machina, permettra de dénouer la crise en cours.
« Combien de divisions ? »
Pourtant il en est de la politique comme de la guerre : elle n’est in fine pas régie par d’autre loi que celle du nombre, c’est-à-dire de la supériorité numérique, parfois physique. Appliqué à la situation actuelle, cela signifie qu’il n’y pas d’autre recours que le peuple, en France comme dans tous les pays, pour mettre fin à la folie capitaliste, guerrière et nationaliste.
« Le Pape, combien de divisions ? » répondait en 1945 Staline à Churchill dans une formule restée célèbre, soulignant ironiquement sa croyance en la prévalence absolue des rapports de force matériels. Un demi-siècle plus tard pourtant, la contribution de Jean-Paul II à la chute de l’URSS fut reconnue par tous, tant le pape polonais était devenu le symbole de l’opposition active des Catholiques au système soviétique. Ce fut la confirmation (dans un double pied-de-nez à Staline et Jean-Paul II) de la non moins célèbre formule de Karl Marx : les idées peuvent devenir une « force matérielle », mais pour cela elles doivent « s’emparer des masses ».
À ce titre si les déclarations du Pape François ont permis de faire progresser dans les peuples les idées de solidarité, d’égalité, elles doivent être saluées. Mais elles ne peuvent se substituer à la réponse, urgente, aux exigences populaires et à la première d’entre elles en France : faire tomber ce gouvernement, pour le remplacer par le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. Ça n’est certes pas de la théologie : c’est de la politique.
- https://x.com/kevinbossuet/status/1914703402933653832 ↩︎
- https://www.humanite.fr/monde/eglise-catholique/mort-de-francois-le-pape-qui-a-bouscule-leglise ↩︎
- https://www.humanite.fr/feminisme/pape-francois/lheritage-trompeur-du-pape-francois ↩︎
- https://www.lemonde.fr/societe/article/2013/07/08/le-pape-francois-a-lampedusa-par-solidarite-avec-les-migrants_3443857_3224.html ↩︎
- https://www.lemonde.fr/international/article/2024/10/17/en-belgique-les-propos-du-pape-sur-les-medecins-tueurs-a-gage-pratiquant-l-avortement-provoquent-une-vague-de-debaptisations_6353939_3210.html ↩︎
- https://x.com/marinetondelier/status/1914571141391204509 ↩︎
- https://x.com/faureolivier/status/1914243979001876991 ↩︎
- https://x.com/Fabien_Roussel/status/1914417334845841805 ↩︎
- https://x.com/JLMelenchon/status/1914322896912031902 ↩︎
Image d’illustration : « Pope Francis met with media », photographie du 16 mars 2013 par Catholic Church England and Wales © Mazur/catholicnews.org.uk (CC BY-NC-ND 2.0)