Nouvelles de la crise britannique. Partie 4 : Où en est la gauche ?


Par Antoine Guerreiro.

Dernière partie de notre série en 4 volets sur les élections générales du 4 juillet 2024 au Royaume-Uni.

De 2015 à 2019, la gauche britannique était à la tête du principal parti d’opposition, et fut même aux portes du pouvoir lors des élections générales de 2017. Quel contraste avec ce début de décennie 2020 ! Sous la direction de Keir Starmer les parlementaires de l’aile gauche du Labour, partisan·es du soutien aux mouvements sociaux, du partage des richesses, d’une diplomatie de paix, ont été pourchassé·es et sanctionné·es sans ménagements. Pour assurer la bourgeoisie britannique de son obéissance, Starmer exclut même Corbyn du groupe parlementaire, au prétexte de fausses accusations d’antisémitisme1. Il s’agit évidemment de faire un exemple, de pousser les centaines de milliers de Britanniques ayant rejoint le parti en raison des politiques de transformation radicale impulsées par Corbyn, à le quitter.

C’est donc comme candidat indépendant que Jeremy Corbyn se présente pour redevenir député d’Islington North, fonction qu’il occupe depuis 1983. Exclu immédiatement du parti en raison de sa candidature, Corbyn lance une grande campagne d’auto-organisation populaire, reposant sur l’engagement citoyen. Contre toute attente (les sondages lui prédisant 14 points de retard sur le candidat travailliste officiel2), Corbyn remporte triomphalement l’élection avec 49% des voix (contre 30% pour le Labour), réduisant ainsi à néant la volonté du parti de réussir le meurtre symbolique de son ancien leader – et en réalité, le meurtre de la gauche. Pour la gauche britannique, l’avenir est donc largement moins bouché qu’avant l’élection !

D’autres figures notables du Socialist Campaign Group, le comité de liaison parlementaire de la gauche du Labour, ont été réélues : John McDonnell, Diane Abbott (première femme noire élue députée en 1987, et désormais doyenne de la Chambre), mais aussi d’autres parlementaires plus jeunes comme Zarah Sultana ou Clive Lewis… Ils sont au total près d’une trentaine. Si au Parlement la gauche devrait rester périphérique face à l’écrasante majorité centriste dont bénéficie Starmer, elle pourra toutefois coopérer avec les 4 député·es indépendant·es élu·es sur la base de leur opposition à la guerre de Gaza, ainsi qu’avec les 4 député·es Verts ; le Green party constituant périodiquement un refuge pour l’électorat insatisfait du Labour. Cette coagulation des forces situées à la gauche du Labour risque de s’accélérer, avec l’expulsion le 24 juillet de 7 député·es du groupe travailliste, pour leur vote en faveur de la fin du plafond des allocations familiales au-delà du 2ème enfant.

Face à un Labour centriste dominant au Parlement, une droite extrêmisée et une extrême-droite en embuscade, les forces de transformation sociale disposent donc tout de même de ressources non-négligeables, au Parlement et dans la société. Des syndicats aux mouvements pour le climat, des communistes aux activistes pour la paix en Palestine, des débats nourris vont donc commencer pour déterminer quelles stratégies conduire dans la nouvelle situation. En particulier, des voix s’élèvent pour appeler les partisans de la transformation sociale à nouer de nouveaux partenariats et à agir de manière souple et solidaire, par-delà les frontières partidaires. Toujours selon Joe Todd (ancien attaché de presse du mouvement de gauche Momentum) :
« Personne ne devrait sous-estimer les difficultés que pose la création d’un nouveau parti, capable d’intégrer des tendances et personnalités disparates. Mais une sorte d’alliance peut-elle être forgée ? Plissez les yeux, et vous pourrez imaginer une alliance populaire de gauche aux prochaines élections : un pacte entre le parti écologiste qui mobilise les diplômés précaires dans des villes comme Londres, Bristol, Manchester, Sheffield et Leeds ; un parti ancré dans les communautés musulmanes et fort à Birmingham, Bradford, Dewsbury et Leicester ; et un parti ouvrier soutenu par les syndicats luttant contre Reform UK et les travaillistes dans le Yorkshire et les villes du nord-est. Une telle alliance pourrait remporter 30 sièges ou plus. Si l’on ajoute à cela les quelques 28 députés du Socialist Campaign Group – dont quelques nouveaux visages grâce aux efforts discrets de Momentum lors de ces élections générales – on commence à entrer dans le domaine de l’importance législative »3.

Ces nouvelles alliances passent aussi, sans doute, par une pratique politique plus populaire et démocratique. C’est, à partir de l’expérience de sa 11ème campagne à Islington North, le souhait de Jeremy Corbyn pour les années à venir. Dans une tribune pour le Guardian4, il annonce la création du premier « Forum du peuple. Ce sera une occasion mensuelle pour les habitants de demander des comptes à moi, leur représentant élu. Ce sera l’occasion pour la population locale de m’interroger sur le mois écoulé, et de me donner des instructions pour le mois à venir. Ce sera un espace démocratique partagé pour les campagnes locales, les syndicats, les amicales de locataires […] pour s’organiser ensemble ». Une décision qu’il tire notamment de son expérience à la tête du Labour, comme il le précise dans son interview au micro de Novara Media5 : « Ce qui les effrayait [la bureaucratie travailliste] était l’idée que des militants organisant les communautés locales, puissent exercer une pression éternelle et permanente sur le parti localement. Pourtant il est certain que l’on doit créer cette pression sur soi-même. Les députés sont dans une position privilégiée, ils ont besoin de cette pression ».

Renouvelés et renforcés au fil des puissants mouvements sociaux des derniers mois pour les salaires, le climat et la paix, les mouvements populaires britanniques seront donc des acteurs influents de la lutte politique dans les années à venir. Le pays en aura besoin, tant la course contre la montre reste engagée face aux idées d’extrême-droite et ceux qui les nourrissent. Français·es, ne sommes-nous pas bien placé·es pour savoir qu’à la quiétude trompeuse du social-libéralisme antipopulaire, succède trop souvent le retour en force du nationalisme belliqueux, raciste et autoritaire ? En France comme en Grande-Bretagne, ce sont bien ces deux dangers qu’il nous faut affronter.


  1. Lire à ce sujet notre article publié le 30 juin 2023 sur Nos Révolutions : Les années Corbyn, 2015-2019. Partie 2 : Qui a tué Corbyn ? ↩︎
  2. « Shock Poll Shows It’s Down to the Wire for Corbyn in Islington North », par Claire Hymer et Ell Folan, le 25 juin 2024 (Novara Media) ↩︎
  3. « What Can the Left Learn From Nigel Farage? », par Joe Todd, le 11 juillet 2024 (Novara Media) ↩︎
  4. « People-power led to my re-election. It is the start of a new politics », par Jeremy Corbyn, le 12 juillet 2024 (The Guardian) ↩︎
  5. « Corbyn: I Defied the Party Machine and Won. Here’s How », interview du 14 juillet 2024 avec Aaron Bastani (Novara Media) ↩︎

Image d’illustration : « Jeremy Corbyn and Kate Hudson (CND) lead the 14th National Palestine Solidarity Rally », photographie du 18 mai 2024 par Alisdare Hickson (CC BY-NC-SA 2.0)


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