Par Lola Sudreau.
Ce 23 août, sortait en salle le long métrage Anatomie d’une chute, le quatrième film de Justine Triet pour lequel elle a été récompensée de la Palme d’or au 76e Festival de Cannes, en mai dernier. Un mois plus tard, le film dépasse le million d’entrées. Un succès qui fait taire celles et ceux qui lui prédisaient un tout autre avenir.
En se voyant attribuer la Palme d’or, J. Triet est devenue, de toute l’histoire du festival, la troisième réalisatrice à obtenir la plus haute récompense à Cannes, 30 ans après Jane Campion pour La leçon de piano et 2 ans après Julia Ducournau pour, l’électrisant, Titane. Par ce seul fait, la Palme de J. Triet pouvait s’inscrire dans les mémoires. Mais, dans son discours, la cinéaste ne s’est pas contentée des habituels remerciements protocolaires, elle fait deux choses qui n’ont pas plu au gouvernement. D’une part, elle a apporté son soutien à la mobilisation « historique, extrêmement puissante, unanime, contre la réforme des retraites » et dénoncé la répression et les violences policières. D’autre part, elle a alerté sur la mise à mal de l’« exception culturelle française » et sur les politiques néolibérales du gouvernement qui condamnent le cinéma à sa marchandisation.
Une dizaine de minutes plus tard, la ministre de la Culture Rima Abdul Malak s’est empressée de publier un tweet où elle s’est dite « estomaquée par son discours si injuste ».
Dans l’heure, ce sont aussi des dizaines de députés de la majorité et de la droite qui se sont fendus de commentaires sur un soi-disant sur-financement public du cinéma en France. Ainsi, pour la majorité présidentielle, quand un auteur est financé par de l’argent public, il n’a plus le droit de critiquer le gouvernement. Ni même de parler politique, quand il fait du cinéma.
Mais pour comprendre les pertinents mots de Justine Triet et les critiques qui lui y sont faites, il faut revenir sur cette fameuse « exception culturelle française » et sur le financement du cinéma en France.
Ça se finance comment un film ?
On reproche à Justine Triet de voir son film soutenu par des structures publiques, ce qui l’empêcherait de les critiquer. C’est là une grave atteinte à la liberté d’expression.
Un film repose sur une multitude de financements. Parmi eux, il y a le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), centre historique de la régulation du cinéma en France, sous tutelle du ministère de la Culture. Et à nos chers députés qui disent qu’Anatomie d’une chute a été financé par l’impôt des Français·es, spoiler alert ! c’est faux.
Le CNC dispose d’un modèle unique au monde qui permet d’assurer la diversité du cinéma français qu’on lui connaît et que Justine Triet entend protéger dans sa prise de parole. Le CNC se finance par toute une série de taxes, prélevées sur les entreprises du secteur de l’audiovisuel et du cinéma. La plus connue est celle sur le ticket d’entrée au cinéma dont 10,72 % de la somme reviennent au CNC. Et c’est avec cet argent-là que le centre peut ensuite reverser des aides aux films de création française. En somme, on a l’habitude de dire, et c’est tout à fait juste, que c’est le cinéma qui finance le cinéma.
Les régions ont aussi la compétence de financer le cinéma. Et leur aide est souvent précieuse pour un tournage. Mais il faut comprendre que, pour chaque euro donné à une production cinématographique par une région, est exigé en contre-partie un investissement sur le territoire de 120 % à 150 % (c’est-à-dire qu’il faut dépenser sur le territoire un moment supérieur à la subvention accordée). Un tournage pour une région, ça fait tourner l’économie locale, les commerces, ça crée de l’emploi sur place, etc.
En 2022, le coût moyen d’un film de fiction s’est élevé à 4,45 millions d’euros ; Anatomie d’une chute, lui, a coûté 6 millions. Et c’est tant mieux d’avoir un système qui permet à une réalisatrice confirmée de faire des films avec les moyens nécessaires. Et c’est même rare quand on sait que 3 réalisatrices sur 4 ont un budget inférieur à 4 millions d’euros1. (quand bien même, Anatomie d’une chute reste dans ce qu’on appelle « les films du milieu »2).
Le fait que le film de J. Triet repose en partie sur des financements publics montre tout l’intérêt de ce système de financement public, qui nous donne les moyens de défendre la création des autrices et des auteurs, une pluralité de regards et de points de vue sur le monde.
On a aussi beaucoup entendu de raccourcis, peu flatteurs pour leurs auteur·es, entre cinéma subventionné et idéologie (d’ « extrême gauche », pour reprendre les mots de la ministre de la Culture). Je ne ferai pas ici la liste des films idéologiquement contestables pour la gauche qui ont reçu des financements publics et qui démontrent l’absurdité du propos, parce que considérer qu’un financement public conditionnerait un discours politique – étant entendu que les contenus racistes, sexistes et discriminatoires constituent, selon la loi, non pas des opinions mais des délits – me semble gravement dangereux pour la création comme pour ce qu’il reste de notre démocratie.
L’ « exception culturelle »
Expression apparue en 1993, l’« exception culturelle française » vise à préserver la culture et le cinéma des traités de libre-échange du GATT3, avec, en tête, un objectif précis : extraire la création des logiques de marchandisation.
Cette exception culturelle permet aujourd’hui au cinéma de se maintenir sous la tutelle du ministère de la Culture et non du ministère des Finances. Ce déplacement vers Bercy est une des grandes craintes des professionnels du secteur.
Pourquoi Justine Triet s’inquiète-t-elle de la marchandisation du cinéma ?
Le secteur de l’audiovisuel et du cinéma est en plein bouleversement. Depuis l’arrivée des plateformes, la chronologie des médias4 est constamment remise en cause, le nombre de productions cinématographiques ne cesse d’augmenter et la possibilité de faire des films qui « ne marchent pas » (sur le plan commercial) devient de plus en plus rare. La création se trouve petit à petit soumise à des logiques de rentabilité.
En 2019, le producteur Dominique Boutonnat, a été nommé président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Un an avant sa désignation, il était l’auteur d’un rapport sur le financement privé de la production et de la distribution cinématographiques et audiovisuelles. Et, en résumé, il y affirme que le cinéma doit être rentable. Ce rapport est sorti un an à peine avant sa nomination à la tête du CNC.
C’est cette course-là à la rentabilité qui nourrit les inquiétudes de Justine Triet et d’une bonne partie des professionnels du secteur. Parce qu’un cinéma « rentable », et une culture « rentable » en général, c’est une création en danger. Parce que les films ne vont plus être pensés comme des œuvres qui donnent un point de vue, qui créent des images et des imaginaires, mais comme des objets formatés pour « fonctionner et rapporter ».
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Depuis plusieurs mois maintenant, les professionnels du cinéma demandent l’organisation d’états généraux du cinéma5 pour traiter des enjeux d’un secteur en pleine mutation. Aucune réponse de la ministre ne leur a été apportée à ce jour.
Et si vous n’avez pas vu Anatomie d’une chute, attention : c’est un film immense. C’est un grand film sur le couple, qui dessine des personnages complexes et qui renverse le schéma patriarcal de la femme à la maison et l’homme au travail. C’est aussi un grand film de procès, sur la justice, sur la manière dont on juge – littéralement – les femmes lorsqu’elles suivent leurs envies et tentent de s’émanciper. C’est un grand film de scénario, de mise en scène, de direction d’acteur. Bref, une Palme d’or.
- https://collectif5050.com/la-parite-derriere-la-camera-2013-2022/ ↩︎
- On désigne par « films du milieux » les films dont le budget est compris entre 3 et 10 millions d’euros. ↩︎
- General agreement on tariffs and trade (GATT), en français : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce ; traité commercial multilatéral, entré en vigueur en 1948 jusqu’en 1994. ↩︎
- La chronologie des médias définit le calendrier des différents cadres d’exploitation d’un film, après sa sortie en salles. ↩︎
- Appel à des États généraux du cinéma, 6 octobre 2022. ↩︎
Image d’illustration : Photo de Krists Luhaers sur Unsplash