« Bloquons tout », un mouvement à l’épreuve de la revendication du pouvoir


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Cette analyse des mobilisations en cours depuis le 10 septembre a été initialement publiée en anglais le 29 septembre 2025 sur le site de la Fondation Rosa Luxemburg.

Un million de personnes ont manifesté à travers la France le 18 septembre 2025, en réponse à un appel commun des syndicats et du mouvement Bloquons Tout. Dès les premières heures de la matinée, des centaines d’initiatives locales ont rejoint les piquets de grève, après des semaines d’assemblées générales auto-organisées. Cette deuxième journée de mobilisation, faisant suite aux manifestations du 10 septembre qui avaient rassemblé 500 000 participants, a confirmé à la fois l’ampleur et le caractère radical du mouvement.

Si l’appel à l’action a trouvé un large écho, la question de la suite à donner reste ouverte. Pour l’instant, le mouvement s’appuie sur une jeunesse politisée de gauche, les fédérations syndicales les plus puissantes du pays et des réseaux de mouvements sociaux établis, désormais élargis par le biais d’assemblées générales. La classe ouvrière ne s’est pas encore massivement mobilisée dans la rue, mais dans un contexte de crise gouvernementale, l’escalade des grèves et des protestations n’est pas à exclure.

2015-2025 : la coupe est pleine

La France a connu une décennie de mobilisations sociales à grande échelle et remarquablement persistantes. Sous François Hollande et lors du premier mandat d’Emmanuel Macron (2014-2022), l’opposition populaire aux projets gouvernementaux s’est multipliée : contre la loi travail du gouvernement Valls, les ordonnances Macron, la privatisation de la SNCF et diverses lois sécuritaires répressives. Malgré la force de ces mobilisations – y compris des mouvements comme celui des Gilets jaunes en 2018-2019 – ces luttes se sont heurtées à un exécutif inflexible, soutenu par des majorités parlementaires solides.

L’élection présidentielle de 2022 a marqué un tournant. Bien que Macron, profondément impopulaire, ait été réélu pour empêcher Marine Le Pen d’accéder au pouvoir, les élections législatives qui ont suivi ont rebattu les cartes. Trois blocs se sont consolidés : le bloc centristes, l’extrême droite et la nouvelle alliance de gauche, la NUPES, unie autour de son aile radicale, La France insoumise (LFI). Privé de majorité absolue, Macron a eu un recours frénétique à l’article 49.3 de la Constitution, qui permet au gouvernement d’adopter des lois sans débat ni vote parlementaire, à condition qu’aucune motion de censure ne soit adoptée. Sous le gouvernement d’Élisabeth Borne, cet outil constitutionnel a été utilisé 23 fois, marquant l’ampleur historique de la crise démocratique en France.

Les élections européennes de 2024 ont accéléré la rupture. Déjà minoritaire et gouvernant contre la volonté populaire depuis deux ans, Macron n’a dissous l’Assemblée nationale qu’après la victoire du Rassemblement national (RN) avec 31,37% des voix. Dès ce soir-là, les segments les plus mobilisés de la classe ouvrière, qui ont appris à s’unir ces dernières années, ont appelé à un nouveau « Front populaire » pour prendre le pouvoir. Encouragés par cette dynamique, les dirigeants de LFI, du Parti communiste français (PCF), des Verts (EELV) et du Parti socialiste (PS) ont signé un accord pour sécuriser une majorité et formé le Nouveau Front populaire (NFP). Cependant, ces négociations n’ont pas été rendues publiques, et l’alliance, élargie de la gauche radicale vers le centre – incluant des figures libérales comme Raphaël Glucksmann et François Hollande – a privilégié le blocage du RN à un changement radical.

Le NFP a remporté les élections législatives, mais en l’absence d’une mobilisation populaire soutenue, Macron a facilement refusé de nommer un Premier ministre de gauche. Il a choisi Michel Barnier, puis François Bayrou, tous deux de droite, et tous deux renversés par des motions de censure de l’Assemblée nationale. À l’été 2025, les propositions budgétaires de Bayrou, supprimant des jours fériés, démantelant encore davantage les services publics et poursuivant la réforme des retraites, ont fini d’attiser les braises de la colère populaire.

L’appel à « tout bloquer », lancé juste avant les vacances d’été, a rapidement gagné l’ensemble du pays. Tout au long de l’été, les discussions ont porté sur la rentrée politique, vue avec espoir par certains et avec appréhension par d’autres. Or si les protestations ont été massives, après deux semaines de mobilisation, le pays n’a pas encore été paralysé. Pourtant, la France de septembre 2025 ne fait pas face à une crise passagère. Il s’agit d’une crise plus profonde, née d’un capitalisme à bout de souffle, incapable de répondre aux besoins fondamentaux de la population. Le rejet du « système » est massif. 

Le récit de la « nécessité économique » ne tient plus

Depuis des décennies, la bourgeoisie française justifie des politiques d’austérité de plus en plus dures en prétendant que la France vit « au-dessus de ses moyens ». En réalité, le problème n’est pas le niveau des dépenses publiques (46% du PIB, soit la moyenne européenne), mais leur répartition : 211 milliards d’euros par an de subventions aux entreprises (crédits d’impôt, exemptions) et 62 milliards d’euros d’intérêts sur la dette (souvent versés à des fonds privés), soit 273 milliards d’euros gaspillés annuellement au profit du capital, contre 150 milliards pour les retraites et 100 milliards pour l’éducation. La fraude fiscale (80 à 100 milliards d’euros par an) et l’évasion des superprofits (CAC 40) privent massivement l’État de recettes, tandis que les 1% les plus riches possèdent 25% des richesses, la proportion la plus élevée depuis 1900.

Il existe en réalité de nombreuses façons de financer le budget de l’État de manière plus juste : en faisant défaut sur les dettes contractées pour sauver les banques, en taxant les capitalistes en fonction de leurs profits, ou en réorientant les 211 milliards d’aides aux entreprises vers la transition écologique et les services publics. La « crise » n’est pas fiscale, mais politique : un choix de classe.

Les partis du Nouveau Front populaire ont des positions divergentes sur cette question. Jean-Luc Mélenchon affirme que la dette publique n’est pas un problème technique, mais un outil politique au service des riches : son remboursement prioritaire prive l’État de ressources pour les services publics, tandis que les cadeaux fiscaux aux entreprises et la fraude des ultra-riches creusent artificiellement le déficit. Il propose un audit citoyen de la dette, l’annulation de la partie illégitime (contractée pour sauver les banques ou financer des politiques antisociales), et la taxation des superprofits pour rétablir la justice sociale, plutôt que de sacrifier les retraites ou la santé.

De son côté, après avoir rencontré Bayrou avant la censure de son gouvernement, Olivier Faure (PS) a dénoncé une « dette publique insoutenable », s’alignant ainsi sur le libéralisme économique, avant d’ajouter qu’il faut prendre « l’argent à ceux qui ont le plus profité ces huit dernières années sous la présidence », faisant référence aux ultra-riches et à l’impôt Zucman. Fabien Roussel (PCF) a également critiqué l’accent mis par Bayrou sur la dette, reconnaissant que la situation est « grave », mais arguant que « ce sont eux qui en sont responsables, en offrant des cadeaux aux riches ». Il y a un an, Marine Tondelier (EELV) avait déclaré que le gouvernement avait massivement augmenté la dette par des baisses d’impôts pour les riches, adoptant elle aussi le récit de la dette « insoutenable ».

L’exemple de la dette illustre comment la bourgeoisie présente ses choix politiques comme des nécessités économiques et ses stratégies comme inévitables – même pour la gauche si elle devait accéder au pouvoir. Le mouvement Bloquons Tout montre que ce récit ne tient plus : alors que les capitalistes débloquent des centaines de milliards pour la militarisation et que leurs profits explosent, c’est leur affirmation selon laquelle les caisses sont vides qui est devenue « insoutenable ». Comme le scandent les manifestants à travers la France : « De l’argent, il y en a, dans les caisses du patronat ! »

D’une minorité mobilisée à la majorité populaire

Le mouvement entamé le 10 septembre est le résultat d’une accumulation de colères, de réformes antisociales, de violences policières et de mépris de classe croissant, ainsi que d’une unité grandissante parmi les groupes ouvriers mobilisés, bâtie sur des fondations radicales et identifiables (syndicalistes, Gilets jaunes, militant·es contre les violences policières, mouvements pro-palestiniens, etc.). Les premières enquêtes esquissent la composition du mouvement. Contrairement aux Gilets jaunes, dont le profil était très divers et souvent apolitique, Bloquons Tout est porté par une base plus jeune, urbaine, éduquée et politisée à gauche, issue principalement des classes populaires précaires et des couches moyennes inférieures.

Selon des sondages réalisés dans les groupes Telegram et Facebook du mouvement, 80% des participants soutiennent la gauche radicale (LFI, le Nouveau Parti anticapitaliste post-trotskiste, anarchistes et écologistes radicaux), et plus de 39% ont entre 18 et 35 ans. Le mouvement est particulièrement ancré dans les petites et moyennes villes : 53 % des répondants vivent dans des communes de 2 000 à 99 999 habitants (contre 32 % de la population française totale). Cela reflète la structure décentralisée du mouvement, visible également dans ses réseaux de communication. Les travailleur·euses précaires, les étudiant·es et les travailleur·euses culturel·les y sont fortement représenté·es, reflétant une colère générationnelle et de classe face à la précarité, l’inflation et les réformes antisociales.

Leur engagement est principalement motivé par les inégalités économiques (54%), la protection de l’environnement (43%) et la défense des services publics et des institutions de solidarité sociale (santé, éducation, retraites), ainsi que par un rejet viscéral de Macron et de l’extrême droite. Le mouvement est éloigné de l’extrême droite : moins de 5% de ses membres s’identifient au RN ou à Reconquête. À l’inverse, l’écologie radicale, l’antifascisme et l’antiracisme en sont des valeurs centrales, avec une forte participation des participant·es aux mouvements de solidarité avec la Palestine, féministes et pour la justice climatique.

Si le mouvement met l’accent sur l’action directe (blocages, grèves, occupations), il se distingue des Gilets jaunes par ses racines politisées : près de 70% des participants déclarent s’intéresser beaucoup à la politique, contre seulement 19% de la population générale. 27% des participants avaient été Gilets jaunes, tandis que 61% avaient au moins soutenu ce mouvement. Les réseaux sociaux (Telegram, Facebook) jouent un rôle clé dans la coordination des actions, mais les assemblées générales locales et les débats politiques sont centraux, révélant un attachement à la démocratie directe et à la prise de décision collective.

Le mouvement bénéficie d’un fort soutien dans l’opinion publique : actuellement, 63% des Français déclarent soutenir Bloquons Tout, contre 72% qui soutenaient les Gilets jaunes lors de leur première mobilisation en novembre 2018. Le soutien le plus marqué vient des sympathisants de La France insoumise (79%, contre 84% en 2018), des Verts (80%, contre 51% en 2018) et du Rassemblement national (77%, contre 91 % en 2018), suivis par le Parti socialiste (69%, stable depuis 2018), les électeurs sans étiquette (56%, contre 73% en 2018), les sympathisants des Républicains (50%, contre 75% en 2018) et, enfin, le parti de Macron (29%, stable depuis 2018).

Plusieurs tendances se confirment : près des deux tiers des Français soutiennent la mobilisation contre Macron, avec une adhésion particulièrement forte à gauche, bien que le mouvement bénéficie d’un large soutien dans les bases sociales de tous les partis politiques, à l’exception du parti présidentiel – malgré un niveau de soutien encore notable de près d’un tiers des électeurs de Macron. Un tel soutien pour un mouvement explicitement radical, prônant une rupture claire avec le système actuel et dirigé par la gauche militante, est remarquable, surtout face à une campagne médiatique et gouvernementale acharnée pour le discréditer dès le départ.

Il est clair que Bloquons Tout incarne une nouvelle génération militante – plus jeune, plus politisée et plus radicale que les Gilets jaunes –, solidement ancrés dans un anticapitalisme de gauche et profondément méfiants envers les institutions. La force du mouvement réside dans l’alliance entre la précarité économique et la conscience politique, mais un défi majeur persiste : s’étendre au-delà des cercles déjà politisés pour atteindre les segments de la classe ouvrière les plus éloignés de la politique, et transformer la majorité silencieuse en force active dans la lutte sociale.

Le profil militant dégagé par ces premières études peut expliquer pourquoi, pour l’instant et malgré les appels à « tout bloquer », la vie quotidienne se poursuit. La préoccupation principale des participants était d’affirmer leur indépendance vis-à-vis des partis politiques afin de convaincre la majorité passive de passer à l’action. Cependant, dès le 10 septembre, deux choses étaient évidentes : d’une part, bien que la majorité exprime son soutien à la mobilisation, celle-ci ne s’est pas traduite par une action plus large ; d’autre part, en l’absence de direction politique coordonnée – qu’elle vienne de la gauche radicale ou des assemblées générales –, il était difficile de savoir quelle direction prendre, que faire ensuite.

Dans un tel contexte, les difficultés du quotidien, la crainte de la répression et le pessimisme quant à la possibilité d’une victoire populaire sont difficiles à surmonter. Il est essentiel que les partis politiques, les assemblées, ou les deux, proposent une stratégie radicale crédible de prise de pouvoir populaire qui brise l’alliance du parti macroniste avec la droite et l’extrême droite. Après des décennies de désillusions, si les classes ouvrières se mobilisent, ce sera pour renverser la table pour de bon, pas pour perdre leur temps. C’est à nous, les franges les plus mobilisées, de se montrer à la hauteur.

À la croisée des chemins

En Europe, la montée progressive de l’extrême droite dans un contexte de crise généralisée de la démocratie force la gauche à affronter l’urgence de la situation. Depuis les premières assemblées générales de Bloquons Tout, le RN est largement absent de la mobilisation : aucun soutien aux blocages, aucune participation aux manifestations, aucun appel à amplifier la lutte. La condamnation de Marine Le Pen pour détournement de fonds publics n’est pas la raison de son silence – sa base reste loyale dans l’adversité.

C’est un principe historique : la mobilisation populaire sape l’extrême droite. Voter pour l’extrême droite est un choix égoïste, qui vise à défendre ses propres intérêts face à un avenir menaçant. Lorsque la mobilisation collective est massive et que ses revendications sont crédibles, lorsqu’elle fait germer l’idée qu’un autre avenir est possible, les représentations du monde des travailleur·euses évoluent. Lorsque les gens commencent à croire qu’ils peuvent être des acteurs du changement historique et transformer réellement la société, la solidarité et la lutte peuvent prévaloir. Le mouvement des Gilets jaunes l’a déjà démontré, basculant massivement à gauche à mesure qu’il se massifiait. Le RN ne craint pas les élections tenues dans le calme et l’ordre : il craint la révolution sociale. Voilà pourquoi on ne l’entend plus.

Les classes populaires devront tracer leur propre voie pour prendre le pouvoir, mais la gauche de combat peut les y aider, à condition de relever plusieurs défis. Tout d’abord, elle doit se hisser au niveau de radicalité qu’expriment déjà les classes populaires mobilisées, et rompre en pratique avec la Cinquième République. Cette nouvelle République fait partie du programme du NFP, qui propose déjà des principes politiques forts (les représentants élus doivent être révocables, les citoyens doivent être directement impliqués dans le processus législatif), mais ne prétend pas remplacer l’assemblée constituante dans l’élaboration collective de ce à quoi ressemblerait réellement cette République.

Ces dernières années, LFI a été le parti de gauche le plus cohérent dans son soutien à ce changement complet de régime et dans son alimentation du radicalisme des luttes populaires, comme en témoigne sa solidarité avec la Palestine, malgré les accusations d’antisémitisme et d’anti-républicanisme de la bourgeoisie. En revanche, le PS s’est divisé sur ces questions, absent des luttes, et a rejoint les attaques contre LFI. Sur chaque enjeu soulevé par la classe ouvrière, la gauche militante doit clairement identifier les points de rupture et clarifier publiquement chaque débat pour démontrer la fiabilité de ses positions stratégiques.

Stratégiquement, deux options principales semblent donc s’opposer au sein de la gauche. D’un côté, La France insoumise maintient son intention de rompre totalement avec la Cinquième République, pariant sur la mobilisation sociale pour forcer la démission ou le départ de Macron, organiser de nouvelles élections présidentielles afin de mettre en œuvre le programme du Nouveau Front populaire, et convoquer une assemblée constituante. De l’autre, le Parti socialiste cherche à négocier avec Macron et ses Premiers ministres pour obtenir des améliorations budgétaires et atténuer la crise sans remettre en cause le système.

Pourtant, le président français n’a jamais engagé de négociations crédibles, quel que soit son gouvernement, et ne montre aucun signe de changement. En fin de compte, la défense acharnée par Macron des intérêts bourgeois pourrait bien accélérer la chute de la Cinquième République, et scier la branche sur laquelle ils sont assis.


Image d’illustration : Photographie du 18 septembre 2025 par Nos Révolutions

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