Le parti-pris de Nos Révolutions (discuté le 4 juin 2023).
Dans notre parti-pris du 13 mai 2023, nous analysions la crise démocratique engendrée par la politique d’Emmanuel Macron et de ses amis. Quelques semaines plus tard, force est de constater que la période située entre le 31 mai et le 8 juin a porté cette dernière à des seuils inédits ; c’est pourquoi nous proposons aujourd’hui de compléter le point de vue publié le mois dernier, et d’exposer une série de propositions et de mots d’ordre qui, dans le contexte précis où nous sommes, permettent de mettre l’objectif stratégique d’une VIe République à l’ordre du jour.
Le gouvernement a consacré l’hiver et le printemps à montrer qu’il cherche à obtenir l’obéissance et non le consentement des populations. En particulier, il s’est efforcé de faire abstraction de l’opinion publique et des mécanismes organisant son intervention publique, mécanismes syndicaux (grève, manifestation), mécanismes plébiscitaires (référendum) ou mécanismes représentatifs (vote du parlement). Ce faisant, c’est son hégémonie sur la société – pour reprendre l’idée d’Antonio Gramsci –, sa légitimité à commander et sa capacité à être volontairement obéie, que la bourgeoisie a continuellement sacrifié durant ces quelques mois.
Dépossédée de son aura hégémonique, la bourgeoisie devient vulnérable sur sa gauche ; la révolution sociale et le communisme, sans être donnés d’avance, deviennent possibles, car la foi aveugle dans le système existant se dissipe. Mais en même temps, elle devient aussi vulnérable sur sa droite, et l’hypothèse d’un retour à l’ordre réactionnaire prend de l’épaisseur. En effet, les moments de décomposition politique, de passivité collective, ont toujours les mêmes effets : ils laissent les mains libres à toutes les tendances autoritaires, toutes les aventures absurdes, toutes les poussées de fièvre réactionnaire.
La démocratie pour déjouer la catastrophe
Dans un tel contexte, le mot d’ordre de la révolution démocratique ne procède pas simplement de sentiments abstraits ou de principes moraux. Il s’agit de mener le pays hors de la catastrophe occasionnée par le capitalisme – donc, hors du capitalisme lui-même – et ce, avant qu’il ne soit trop tard. Nous avons vraisemblablement fort peu de temps (quelques années, une décennie ?) avant que les conflits internationaux, les effondrements économiques, les basculements climatiques n’engouffrent des proportions significatives de l’humanité. Nous parlons donc de démocratie, non au sens libéral du terme – entendu comme une simple collection de droits individuels –, mais au sens fort du terme : demos-kratos, le pouvoir du peuple, ce dernier recevant les pleins pouvoirs pour accomplir un ensemble de tâches déterminées, dans un intervalle de temps déterminé.
Outre la résolution de la crise politique en tant que telle, un tel régime aura en effet à réaliser la transition écologique, à rationaliser l’exploitation des ressources, à redresser les services publics, à éliminer la pauvreté – c’est-à-dire à planifier méthodiquement la vie économique. Or, la planification, parce qu’elle incorpore l’activité de la banque, de l’usine ou du magasin à la vie politique, vient briser le tabou fondamental du capitalisme : la séparation entre la politique et l’économie. Elle ouvre ainsi la voie à la démocratie intégrale, élargissant le périmètre traditionnel de la délibération publique, ne s’arrêtant pas au caractère prétendument inéluctable de la « conjoncture économique » ou à l’inviolabilité de la propriété privée ; elle va de pair avec la proclamation de droits et devoirs économiques, prohibant les mécanismes de prédation économique et protégeant l’activité économique vertueuse.
En fait, cette exigence planificatrice nécessite les mécanismes de décision et de contrôle qui font défaut à la Ve République. Dans le contexte de la conquête du pouvoir, ces derniers doivent permettre la formation d’une nouvelle hégémonie, non plus autour de la bourgeoisie, mais autour des classes populaires. Les différentes traditions de la gauche ont un apport dans ce domaine, car les couches sociales qu’elles représentent se heurtent toutes à la même difficulté ; toutes, elles veulent en finir avec la tyrannie d’une seule classe et du président de la république qui la coiffe. La Nupes est donc le support naturel de ce combat commun.
Ces mécanismes de décision et de contrôle se déclinent dans trois registres : le mandat électif, le référendum d’initiative citoyenne et l’assemblée primaire. Bien sûr, ils s’accompagnent nécessairement de contre-pouvoirs puissants, de droits inaliénables pour les individus et du pluralisme politique ; ce qui fut le talon d’Achille des révolutions ouvrières et paysannes du XXe siècle ne doit plus risquer d’anéantir celles du XXIe siècle. Ils doivent aussi venir avec l’élargissement résolu de la citoyenneté, afin d’inclure celles et ceux qui, sous une forme ou sous une autre, en sont éloignés ou exclus – à commencer par les résidents étrangers.
Le mandat électif
La démocratie libérale nous a habitués, d’une part, à ce que l’essentiel du personnel dirigeant de l’État soit désigné au lieu d’être élu (hauts-fonctionnaires, PDG des entreprises publiques, administrateurs, etc.), et d’autre part, à ce que le personnel élu (président de la république, députés, etc.) ne passe que très rarement devant les électeurs et fasse ce qu’il veut le reste du temps. Le corps électoral lui-même peut varier, les sénateurs, par exemple, n’ayant de comptes à rendre qu’auprès de grands électeurs triés sur le volet, le plus souvent recrutés parmi les notabilités locales des territoires.
Dans ces conditions, la couche dirigeante du pays ne fait l’objet d’aucun contrôle démocratique, ou presque. Ainsi, lorsqu’elle entre en contradiction directe avec la totalité du pays (comme c’est le cas aujourd’hui), il devient naturel de revendiquer l’abolition de ses privilèges, c’est-à-dire la généralisation du mécanisme électif :
- Tout le personnel dirigeant du pays doit être élu, et ce au suffrage universel direct (cf manœuvres de la majorité sénatoriale dans le mouvement contre la réforme des retraites). Cette exigence concerne tout autant l’appareil partisan – « politique » – de l’État que son appareil administratif et technique – ses « services ».
- Les élections doivent être rapprochées dans le temps (tous les deux ans ?), afin que tout mandat puisse être retiré quand la population l’estime nécessaire. Cette exigence, aujourd’hui, est tout particulièrement mise à l’ordre du jour par la sécession des députés LR et LREM, laquelle motive un retour aux urnes urgent. Le contrôle des élus, néanmoins, doit appartenir au corps électoral et à lui seul : à l’inverse, aucun mécanisme administratif (49.3, 47.1) ne doit permettre de retirer à un élu le pouvoir qui lui a été confié.
- La démocratie sociale doit entrer dans une nouvelle ère. Tout comme la Révolution française a substitué au vote « par ordre » le vote « par tête », la vie des entreprises et le dialogue social doivent refléter les poids numériques respectifs du salariat et du patronat. « Une personne, une voix » est le principe de base de toute démocratie : il est temps qu’il s’impose aussi dans le monde du travail où, aujourd’hui, les propriétaires de capitaux jouissent d’une prépondérance archaïque.
Le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)
La revendication d’un RIC, initialement mise au premier plan par les Gilets jaunes, est aujourd’hui redoutablement efficace pour dévoiler l’hypocrisie fondamentale du régime représentatif : le pouvoir prétend tenir son autorité du peuple, mais s’oppose farouchement à ce que le peuple décide directement, si nécessaire par-dessus les assemblées élues. Ce mot d’ordre a également le mérite d’établir une distinction nette avec la pratique plébiscitaire du référendum, par laquelle un autocrate (consul, empereur, président) concentre le suffrage universel à son profit exclusif, ou au profit de la classe dont il sert les intérêts. À l’inverse, quand le RIC est mis à l’ordre du jour – comme aujourd’hui, au sujet des retraites – c’est qu’on se méfie de l’institution au point de vouloir décider sans elle.
Cette revendication est en fait si fortement corrélée au pouvoir populaire que, pour la dénigrer, il est nécessaire de dénigrer le peuple lui-même : lui confier un tel pouvoir, ce serait lui permettre d’adopter des horreurs, retour de la peine de mort, interdiction de l’avortement, etc. Ces affirmations sont en fait, pour l’essentiel, manipulatoires. Bien souvent, lorsqu’un peuple est appelé à voter, par exemple au sujet du droit à l’avortement (cf Irlande, Argentine en 2018), il vote POUR. Il n’y a aucune raison – au contraire – de considérer que les populations prendraient des décisions plus conservatrices, plus dangereuses ou plus inhumaines que les classes dominantes ; cependant, il arrive naturellement que les secondes entraînent les premières à leur suite (cf Suisse en 2014, Chili en 2022).
L’assemblée primaire
Dans le cours de leur développement, les révolutions sociales tendent à forger des institutions de démocratie directe qui sont en même temps, tant que la victoire n’est pas acquise, des organes de combat. Les assemblées primaires de la Révolution française, les soviets de la Révolution russe ou les conseils de la Révolution allemande ont tous joué ce rôle de cellule élémentaire de la souveraineté populaire, à la fois lieux de débats et de politisation, lieux de décision et lieux de mise en œuvre. Les ronds-points des gilets jaunes n’y parvinrent pas tout à fait, mais permirent en tous cas la formation d’une véritable conscience collective au sein du mouvement (récemment, l’absence de tels moments de mise en commun a considérablement handicapé le mouvement contre la réforme des retraites).
Il est naturellement impossible de décrire à l’avance les formes sous lesquelles ces assemblées se présenteront dans les luttes à venir ; ce genre de décision appartient toujours à l’initiative créatrice des populations. Pour autant, nous savons qu’en France, la démocratie directe, si elle peut emprunter différents véhicules (associations, syndicats, lieux d’engagement divers), s’enracine profondément dans le terreau des communes. Ces dernières, en effet, ne sont pas de simples circonscriptions abstraites plus ou moins « locales ». Nées des franges les plus combatives et populaires de la Révolution française, elles sont le support de traditions institutionnelles complexes, articulant :
- La décentralisation administrative, qui rend possible l’auto-organisation des populations et l’administration des communs (e.g. l’eau et, à l’échelle des bassins versants, les cours d’eau).
- La centralisation législative nécessaire pour faire face aux problèmes d’ampleur nationale et internationale.
Leur défense et leur promotion permettent donc, non seulement d’appeler à l’initiative populaire et de déployer la planification économique en l’articulant à différents échelons, mais également de lier entre eux des mouvements démocratiques fort différents et trop souvent étrangers les uns aux autres – d’une part ceux qui se concentrent sur des « zones autonomes » (souvent agraires) à l’image de Sainte-Soline, et d’autre part ceux qui se concentrent sur les centres politiques du pays. À ce titre, il n’est pas anodin que la Commune de Paris constitue une référence commune à ces différents courants ; ayant la commune en partage, ils peuvent aussi avoir le communisme.
Premiers signataires
David Arabia
Josselin Aubry
Chloé Beignon
Hugo Blossier
Hadrien Bortot
Sophie Bournot
Juan Francisco Cohu
Youssef Darkaoui
Manel D.
Rosa Drif
Anaïs Fley
Théo Froger
Nadine Garcia
Laureen Genthon
Nina Goualier
Antoine Guerreiro
Marie Jay
Noâm Korchi
Hugo Pompougnac
Nuria Moraga
Frank Mouly
Katia Ruiz-Berrocal
Alban Rapetti
Lola Sudreau
Bradley Smith
Pour participer, envoyez un mail à contact@nosrevolutions.fr
Image : La prise des Tuileries le 10 août 1792, tableau de Jean Duplessis-Bertaux (domaine public).