Lettre de prison de Mahmoud Khalil, prisonnier politique aux États-Unis


Après la traduction des discours d’Alexandria Ocasio Cortez et de Bernie Sanders, Nos Révolutions continue à documenter la situation aux États-Unis avec cette semaine, la traduction1 de la lettre de Mahmoud Khalil, prisonnier politique aux États-Unis. Ce texte a été initialement été publié sous forme de tribune dans le Washington Post le 17 avril dernier, puis reproduit notamment dans le média Left Voice2.
Khalil est détenu de manière arbitraire pour avoir participé à des manifestations pro-palestiniennes. Dans son texte, il fait le lien entre sa situation et celle de milliers, voire de centaines de milliers d’autres immigré·es et prisonnier·ères politiques, confronté·es à une répression grandissante aux États-Unis et ailleurs.
La détention de Mahmoud Khalil est dénoncée par des ONG comme Amnesty International, les autorités américaines bafouant le premier amendement qui consacre la liberté d’expression et de manifestation comme socle de la démocratie américaine.

« Il est 3 heures du matin. Allongé sans sommeil sur un lit superposé à Jena, en Louisiane, je pense à ma femme, Noor, qui doit accoucher dans deux semaines. Le bruit de la pluie sur le toit métallique couvre les ronflements de 70 hommes qui se tournent et se retournent sur des matelas durs dans ce centre de détention géré par l’ICE (Immigration and Customs Enforcement). Lequel d’entre eux rêve de retrouver sa famille ? Lequel cauchemarde à l’idée d’être la prochaine “erreur administrative” de l’administration Trump ?

Vendredi dernier, un juge de l’immigration a statué que le gouvernement pouvait me renvoyer dans un autre pays, bien que je sois résident permanent légal et malgré le fait que les accusations portées contre moi soient infondées — la majorité des “preuves” étant tirées de tabloïds sensationnalistes. Cette décision ne signifie pas une expulsion immédiate — certains volets de mon dossier sont encore en cours d’examen dans d’autres juridictions.

Ce matin-là, j’ai aussi trié des lettres de soutien. Deux timbres portaient le drapeau américain : l’un clamait “liberté pour toujours”, l’autre “justice pour toujours”. Quelle ironie, surtout quand on comprend comment l’administration manipule le droit de l’immigration pour imposer son programme répressif. Je pense à la rapidité avec laquelle mon affaire a été jugée, en piétinant le droit à un procès équitable. Et à l’inverse, je pense à ceux qui m’entourent, enfermés depuis des mois, voire des années, en attente de leur “procès équitable”.

Durant l’audience de vendredi, le gouvernement a déclaré, au nom du Secrétaire d’État Marco Rubio, que mes convictions, mes propos et mes fréquentations menaçaient leurs intérêts « impérieux” de politique étrangère. Comme les milliers d’étudiant·es avec qui j’ai milité à Columbia — musulmans, juifs et chrétiens — je crois en l’égalité fondamentale entre les êtres humains. Je crois en la dignité humaine. Je crois au droit de mon peuple à contempler le ciel bleu sans craindre l’arrivée d’un missile.

Pourquoi protester contre les massacres perpétrés par Israël devrait-il entraîner l’effondrement de mes droits constitutionnels ?

Mes avocat·es ont évoqué un précédent juridique : l’affaire Endo. Quelques jours plus tard, j’ai découvert à la bibliothèque juridique l’histoire derrière cette affaire. Mitsuye Endo, femme nippo-américaine incarcérée pendant la Seconde Guerre mondiale, a défié ses geôliers et porté son affaire jusqu’à la Cour suprême. Sa victoire a permis la libération de milliers d’autres.

L’internement de 70 000 citoyen·nes américain·es d’origine japonaise nous rappelle que les beaux discours sur la justice et la liberté masquent une réalité brutale : trop souvent, l’Amérique est une démocratie de circonstance. Les droits sont accordés à celles et ceux qui se conforment au pouvoir. Pour les pauvres, les racisé·es, les dissident·es, les droits ne sont pas gravés dans le marbre — ils s’effacent comme des lettres tracées sur le sable. La liberté d’expression, en ce qui concerne la Palestine, a toujours été d’une extrême fragilité. Et pourtant, la répression qui s’abat aujourd’hui sur les universités et les étudiant·es montre à quel point la Maison Blanche craint que l’idée même d’une Palestine libre n’entre dans la conscience collective. Pourquoi sinon, les responsables de l’administration Trump chercheraient-ils à m’expulser tout en mentant sciemment au public sur qui je suis et ce que je défends ?

Je relis mon exemplaire de Découvrir un sens à sa vie de Viktor Frankl. J’ai honte de comparer mes conditions de détention avec celles des camps de concentration nazis, mais certains aspects résonnent : l’incertitude sur mon sort, la résignation dans les yeux de mes codétenus. Frankl écrivait en tant que psychologue. Je me demande si Hussam Abu Safiya, célèbre médecin enlevé à Gaza par les forces israéliennes le 27 décembre, et qui, selon son avocat du centre Al Mezan, a subi des coups, des électrochocs et l’isolement, racontera un jour son calvaire depuis le regard d’un médecin.

Il est presque 4 heures. Le tonnerre gronde. Quelques rangées plus loin, un homme serre une bouteille d’eau chaude dans une chaussette pour se réchauffer. Son tapis de prière lui sert de couverture, sa tête repose sur ses chaussures. Un autre, qui a prié toute la nuit, vient de s’allonger. Il a été arrêté en traversant la frontière avec sa femme enceinte et n’a jamais vu son enfant, qui a maintenant 9 mois. Je tente de me convaincre que ce ne sera pas mon destin, mais la décision de vendredi le rend plus plausible que je ne voudrais l’admettre.

J’écris cette lettre alors que le soleil se lève, dans l’espoir que la suspension de mes droits vous alerte que les vôtres sont déjà en danger. J’espère qu’elle suscitera votre indignation, face à une réalité où l’instinct humain le plus élémentaire — dénoncer un massacre — est réprimé par des lois obscures, une propagande raciste et un État terrifié à l’idée que le peuple ne se réveille. J’espère que ces mots vous feront comprendre qu’une démocratie réservée à quelques-uns — une démocratie de convenance — n’est pas une démocratie du tout. J’espère qu’ils vous pousseront à agir, avant qu’il ne soit trop tard. »


  1. Traduction par Hadrien Bortot, assistée par Intelligence Artificielle. ↩︎
  2. https://www.leftvoice.org/a-democracy-of-convenience-is-no-democracy-at-all-a-letter-from-mahmoud-khalil-on-his-ongoing-detention/ ↩︎

Image d’illustration : « Protests in Thomas Paine Park against the detention of Palestinian activist and Columbia student Mahmoud Khalil », photographie du 10 mars 2025 par SWinxy (CC BY 4.0)


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