Par Aurélie Biancarelli*.
Le 12 décembre 2024 Antoine Petit, PDG du CNRS, a annoncé en réunion des directeurs et directrices d’unités (DU) sa volonté de mettre en place les key labs, c’est-à-dire des laboratoires de référence et performants qu’il faut valoriser plus que tous les autres.
À travers ce label, le CNRS souhaite définir une liste des laboratoires clés et concentrer des moyens sur ces derniers. Concrètement, cela signifie moins de financements pour les laboratoires ne figurant pas sur les listes. Selon le PDG du CNRS, il s’agirait d’attribuer le qualificatif de “key labs” à environ 25% des 860 unités de recherche sous tutelle ou co-tutelle du CNRS, principalement des unités mixtes de recherche (UMR). Ces laboratoires sont ceux qui aujourd’hui peuvent, selon lui, « légitimement prétendre être qualifiées de rang mondial ».
Dans la foulée de l’annonce, et malgré les précisions apportées par le PDG du CNRS sur la poursuite du soutien aux 75% de laboratoires non labellisés, le monde de la recherche s’est mobilisé autour d’une motion de défiance1 appelant l’ « arrêt immédiat » des key Labs. Celle-ci a réuni très rapidement plusieurs milliers de signatures (un peu plus de 11 000 à l’heure où ces lignes sont écrites).
Un projet critiqué sur le fond et sur la forme par les universités
Les universités ont été prévenues la veille au soir de l’annonce par un courriel d’Antoine Petit adressé aux président·es de ces établissements, avec une consigne « ne pas rendre publique cette annonce »2. Outre le manque d’élégance, l’assemblée des DU se rend très vite compte que la liste des unités fléchées est déjà arrêtée et qu’il est uniquement possible de formuler des aménagements à la marge. Voilà la marge de manœuvre offerte aux président·es d’université chargés d’organiser et d’animer les politiques de sites. Aucune concertation n’a eu lieu, ni sur le fond du projet, ni sur la construction de la liste des unités retenues. Pourtant, l’évaluation par les pairs est au cœur de la vie des communautés scientifiques.
Plus largement, certaines universités ont émis de fortes réserves face à la stratégie présentée par le président du CNRS. C’est notamment le positionnement qu’a défendu Éric BERTON, Président d’Aix-Marseille Université et Stefan Enoch, vice-président recherche d’AMU, dont une quinzaine de laboratoire seraient impactés : « Honnêtement, au début, nous en avons discuté en interne et nous nous sommes intéressés à ces key labs en essayant de jouer le jeu. Toutefois, nous avons rapidement compris que ce n’était pas notre ADN et que ce nouveau label allait impacter trop négativement notre agenda et notre politique de recherche de l’excellence sur l’ensemble de notre site. […] Nous n’allons ni valider ni cautionner une liste de laboratoires key labs et ainsi participer à un jeu que l’on souhaite nous imposer »3.
Face à la mobilisation massive de la communauté universitaire, un moratoire a été annoncé jusqu’à l’été par la direction du CNRS. Pour l’heure, l’ouverture d’une période de concertation ne semble pas aboutir à une remise en question de l’orientation politique annoncée par Antoine Petit. Ainsi, le risque de voir le CNRS se transformer en agence de moyens est bel et bien réel. C’est d’ailleurs en partie ce que suggérait le rapport Gillet4, remis en juin 2023 à Sylvie Retailleau, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
Acter l’organisation d’une recherche française à deux vitesses
Alors que le projet ne lui est présenté que le 27 janvier 2025, le conseil scientifique du CNRS pointe, dans un avis sur les key labs adopté à l’unanimité le 28 janvier 20255, « un risque majeur d’affaiblissement global du CNRS » et plus loin « la fragilisation des trois quarts des UMR est susceptible de remettre en cause un maillage scientifique national hérité de l’histoire longue des institutions académiques et qui bénéficie à leur rayonnement et à leur attractivité ».
Dans un contexte de disette budgétaire, cette annonce semble acter l’organisation d’une recherche à deux vitesses. Cette discrimination impactant les personnels des universités et d’autres organismes de recherches partenaires au sein des unités de recherche doit être combattue.
Le vote du budget de l’État par le Parlement renforce les inquiétudes quant à l’absence d’ambition et de stratégie pour l’enseignement supérieur et la recherche en France. Le désengagement de l’État et sa stratégie de mise en concurrence des laboratoires, des universités et des territoires sur lesquels ils sont implantés impacte directement la recherche française. Cette stratégie politique entraîne tout d’abord un renforcement des financements destinés aux laboratoires par le biais des appels à projets, affaiblissant ainsi l’autonomie. Une autre conséquence est la réduction des effectifs humains, tant parmi le personnel que les étudiants, compromettant ainsi la viabilité des petits laboratoires.
Ainsi, les key labs entraîneront tout simplement la disparition des laboratoires les moins soutenus. Une situation qui n’est pas sans rappeler les déclarations d’Antoine Petit qui en 2019 parlait d’élaborer une loi de programmation « inégalitaire », « vertueuse et darwinienne » pour la recherche en France.
Le rôle des collectivités territoriales face au désengagement de l’État dans l’enseignement supérieur et la recherche
Derrière cette réorganisation du monde académique, de nouveaux acteurs sont en mesure de prendre place dans le vaste champ des « partenaires socio-économiques » des établissements, notamment les collectivités territoriales. Confrontées au désengagement accéléré de l’État, les collectivités sont souvent sollicitées pour soutenir les investissements et/ou le fonctionnement des établissements de recherche. Face aux risques que représente pour les territoires la disparition du service public d’enseignement supérieur, les collectivités sont de plus en plus invitées à accompagner les partenaires académiques.
Cette gestion de plus en plus locale conduit notamment les collectivités à construire des schémas locaux de l’ESRI. En ce sens, l’article L214-2 du Code de l’éducation6 prévoit que les Régions élaborent des schémas régionaux de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation précisant les orientations territoriales ainsi que les opérations soutenues par la collectivité cheffe de file et les collectivités partenaires engagées. Le soutien des collectivités induit ainsi une mise en concurrence des établissements et des laboratoires sur la base du soutien apporté ou non par ces collectivités depuis les territoires. L’exemple des Contrats de plan État-Région (CPER) est un exemple concret du levier que peuvent représenter les collectivités locales pour le développement et le soutien à la recherche. Le lien entre les établissements et les collectivités devient dès lors un enjeu stratégique pour les acteurs du territoire. C’est ainsi que les politiques publiques de recherche et d’enseignement supérieur peuvent se voir conduire depuis les territoires de façon « pragmatique » abandonnant toutes stratégies et ambitions nationales.
Il est aussi vrai que les établissements de recherche et d’enseignement supérieur jouent un rôle important sur les territoires : à la fois aménageur, partenaire du monde socio-économique, acteur de la formation, ils ont un impact socio-économique important qui est loin de se limiter à la seule délivrance de diplômes. Il est donc parfaitement normal et sain que les collectivités et les établissements dialoguent étroitement : développement de la formation, logements étudiants, implantation d’équipement de recherche se discutent et c’est positif. Ces échanges permettent d’accompagner les établissements autour d’infrastructures essentielles pour garantir une qualité de vie et de travail aux abords et sur les campus. Par ailleurs, une connaissance étroite et réciproque des activités et des problématiques du monde académique et des collectivités permet de créer des synergies à même de nourrir l’action publique.
Ainsi, il est essentiel que les universités, comme l’ensemble des institutions de recherche, aient un ancrage local très fort tout en conservant une ambition et une stratégie nationales. L’ESRI (enseignement supérieur, recherche et innovation) doit être un service public fort et structurant pour maintenir un rayonnement national et international, mais aussi notre souveraineté industrielle. Il s’agit d’articuler l’indispensable liberté académique de recherche et d’enseignement indispensable à la production et à la transmission des savoirs avec le pilotage d’une stratégie industrielle cohérente. Il s’agit d’une nouvelle dialectique à construire. Ces choix et le pilotage qui en découle ne peuvent se faire sans que l’ensemble des parties prenantes ne soient associées à la définition des orientations comme à leur mise en œuvre.
Quelle politique scientifique pour le CNRS et plus généralement pour la France ?
Alors que les politiques de sites sont poussées par les différents gouvernements depuis une vingtaine d’années, il faut réinventer une ambition pour nos universités et la production de savoir ; il faut rendre du sens, y compris social, au travail de nos chercheurs et chercheuses. Ces questions ne peuvent être réduites à des stratégies de sites (du CNRS ou des universités).
Cette ambition a, sous d’autres formes, été formulée en 1947 par Frédéric Joliot-Curie. Il écrivait alors à Monnet, commissaire général au Plan : « Il ne s’agit pas pour la France de continuer à maintenir la Recherche scientifique et technique en vie quoique le pays soit pauvre. Il s’agit de la développer parce que le pays est pauvre »7.
Aujourd’hui, la France, loin d’être un pays pauvre, se trouve face à un choix stratégique. Ne laissons pas le patronat faire de notre recherche et de nos chercheurs et chercheuses les outils de leur enrichissement. Les savoirs sont un bien commun, produit par le service public. Saisissons nous du débat qui s’ouvre pour ne pas le laisser aux mains de quelques-uns.
* Aurélie Biancarelli est adjointe au maire de Marseille, déléguée à l’ESR et à la vie étudiante.
- http://motion-keylabs.byethost7.com/index.html
↩︎ - Remous au CNRS autour du projet de création de labos d’excellence, D. Larousserie, Le Monde 20 janvier 2025 – consulté le 12 février 2025
↩︎ - Key labs : « Je le dis sans colère mais pour Aix-Marseille Université, c’est non merci » (Eric Berton, président), Julien Jankowiak, AEF Info, le 17 janvier 2025
↩︎ - https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/remise-du-rapport-de-la-mission-gillet-sur-l-ecosysteme-de-la-recherche-et-de-l-innovation-91274
↩︎ - https://www.cnrs.fr/comitenational/cs/recommandations/28_janvier_2025/250128_recommandation_CS-KL.pdf
↩︎ - https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000044588694
↩︎ - Verschueren, P. (2022). « Un Plan sur la comète. Le manifeste Sur un oubli dans le Plan Monnet et la genèse oubliée de la politique de l’enseignement supérieur et de la recherche en France après-guerre ». 20 & 21. Revue d’histoire, N°155(3), 151-179. https://doi.org/10.3917/vin.155.0151.
↩︎
Image d’illustration : « Gautier Lagarde Lasériste au projet Apollon », photographie du 7 juin 2017 par École polytechnique – J. Barande (CC BY-SA 2.0)