Par Héléna Laouisset.
« Ils ont emmené ma fille et son enfant, puis mon fils et sa femme. Ils sont descendus en chantant jusqu’à la route. Et puis, ils les ont tués. L’un est revenu avec une machette là où j’étais couchée. Il a frappé un seul coup avec sa machette. Je n’ai même pas pleuré. Il m’a regardée. Il a vu que ma main ne tenait qu’à un morceau de peau. Il a regardé, a pris sa machette et m’a frappée au visage. Il m’a frappé deux fois, mais je n’ai même pas pleuré ».
Ce témoignage, recueilli dans le Kivu1, illustre l’horreur quotidienne vécue par les populations congolaises. Cette région est aujourd’hui un champ de bataille permanent. Officiellement, la guerre en République Démocratique du Congo (RDC) oppose le gouvernement congolais aux groupes armés de l’Est, notamment le M23. Cette rébellion, créée en 2012 par des officiers issus du CNDP (Congrès national pour la défense du peuple), est majoritairement composée de Tutsis rwandais et affirme défendre les droits de cette communauté. En réalité, son objectif principal est l’occupation de territoires stratégiques riches en minerais.
Paul Kagame, président du Rwanda, nie toute implication, mais de nombreuses enquêtes prouvent l’inverse : livraisons d’armes, soutien logistique, présence de soldats rwandais. Sous prétexte de lutter contre les FDLR2, milice hutu issue du génocide de 1994, le Rwanda et l’Ouganda exploitent les ressources du Kivu avec la complicité de multinationales occidentales.
Depuis plus de 20 ans l’Est du pays est ravagé par des conflits incessants, impliquant des groupes armés soutenus par des puissances étrangères. Des millions de morts, des vagues de déplacements massifs, des massacres et des viols de masse, sous le regard indifférent de la communauté internationale. Comptabilisant plus de 10 millions de morts – certaines sources parlent même de 20 millions –, c’est la guerre la plus meurtrière depuis la 2nde Guerre mondiale, mais aussi l’une des plus occultées.
Le Rapport Mapping de 2010 reflète le sentiment d’abandon des populations de l’Est de la RDC. Ce document, qui recense plus de 600 massacres et crimes de guerre, a failli être enterré sous la pression du Rwanda et de ses alliés. À ce jour, il n’a toujours pas conduit à une enquête judiciaire sérieuse3.
Pourquoi ce silence ? Comment expliquer cette indifférence ? Parce que ce chaos profite à des puissances qui pillent les richesses congolaises en toute impunité4.
Pour comprendre l’origine du conflit, il faut remonter à la colonisation belge. En 1918, après avoir pris le contrôle du Ruanda-Urundi (actuels Rwanda et Burundi), Bruxelles impose une administration raciale, figeant la distinction entre Hutus et Tutsis5. Jugés plus proches des Européens, les Tutsis sont favorisés et placés à des postes clés, tandis que les Hutus sont relégués à des fonctions subalternes.
À l’approche de l’indépendance, la Belgique change de stratégie, soutient les Hutus et favorise la prise de pouvoir du Parmehutu, mouvement anti-Tutsi. Dès 1959, des massacres éclatent, poussant des milliers de Tutsis à fuir au Zaïre (future RDC). Cette fracture, créée par le colonialisme, alimentera des décennies de violences, jusqu’au génocide rwandais de 1994, où près d’un million de Tutsis seront massacrés en seulement trois mois6.
Kagame et le FPR renversent alors le régime hutu et pourchassent les génocidaires réfugiés au Zaïre, précipitant le pays dans une guerre sans fin. Depuis 1996, la RDC est un champ de bataille où le Rwanda et l’Ouganda, sous prétexte de traquer les milices hutus, pillent les richesses du Kivu7.
Derrière les affrontements entre groupes armés, c’est un véritable système d’exploitation économique et géopolitique qui s’est mis en place, orchestré à la fois par des puissances régionales comme le Rwanda et l’Ouganda, mais aussi par des multinationales occidentales. Le coltan, indispensable à nos téléphones, ordinateurs et voitures électriques, est extrait dans des mines illégales contrôlées par des milices. Les profits alimentent Kigali et Kampala, pendant que l’Occident détourne le regard.
L’histoire se répète. En 1961, Washington et Bruxelles faisaient assassiner Patrice Lumumba pour placer Mobutu, qui bradera les ressources du pays pendant trois décennies8. Aujourd’hui, l’Europe et les États-Unis continuent d’arroser Kigali de millions de dollars, alors que le Rwanda exporte massivement du coltan et du cobalt… qu’il ne possède pas sur son territoire9.
L’ONU, avec ses 17 000 Casques bleus et un budget annuel d’1,5 milliard de dollars, semble incapable d’endiguer les massacres. Pourquoi la MONUSCO reste-t-elle passive10 ? Pourquoi l’ONU échoue-t-elle systématiquement à résoudre les crises majeures, de la RDC à la Palestine ?
La raison est avant tout économique. En février 2024, l’UE a signé un accord sur les matières premières avec Kigali, tout en sachant qu’elles sont pillées en RDC11. Par ailleurs, les États-Unis et l’Europe financent le corridor de Lobito, un projet ferroviaire pour sécuriser leur approvisionnement en minerais, face à la « Nouvelle Route de la Soie » chinoise. Si cette tendance se poursuivait, la RDC pourrait devenir le théâtre d’un affrontement indirect entre l’Occident et la Chine, avec les Congolais comme victimes collatérales.
Denis Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018, résume cette tragédie : « Je viens d’un des pays les plus riches du monde, et pourtant mon peuple est l’un des plus pauvres »12.
Dans un contexte où les métaux rares sont considérés comme l’or noir du XXIe siècle, mettre un terme à la guerre implique avant tout de mettre fin aux dynamiques impérialistes qui soutiennent les régimes exploitant les ressources de la République Démocratique du Congo. Jusqu’à quand la communauté internationale continuera-t-elle de fermer les yeux sur l’un des plus grands pillages de l’histoire moderne ?
- Thierry Michel, ARTE TV, 2021, L’empire du silence : les crimes impunis du Congo, Belgique (documentaire) (en ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/107183-000-A/l-empire-du-silence-les-crimes-impunis-du-congo/) ↩︎
- Dominic Johnson, Simone Schlindwein, Bianca Schmolze “Les FDLR, histoire d’une milice rwandaise : des forêts du Kivu aux tribunaux de l’Allemagne”. Ed. Ch. Links. Janvier 2019 ↩︎
- Christophe Châtelot, « L’acte d’accusation de dix ans de crimes au Congo RDC », Le Monde, 26 août 2010 (en ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2010/08/26/l-acte-d-accusation-de-dix-ans-de-crimes-au-congo-rdc_1402933_3212.html) ↩︎
- Luc Henkinbrant, « RDC : vingt-cinq ans de totale impunité́ », Le Monde Afrique, Revue des droits & Libertés, N° 198, Juillet 2022 (en ligne : https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2022/07/DL198-Monde-4.-RDC-vingt-cinq-ans-de-totale-impunite.pdf) ↩︎
- Dominique Darbon, « Hutu », Universalis, 2025 (en ligne : https://www.universalis.fr/encyclopedie/hutu/) ↩︎
- Marcel Kabanda, « Génocide des Tutsis », Universalis, 2025 (en ligne : https://www.universalis.fr/encyclopedie/genocide-des-tutsi/) ↩︎
- De Villers, G. (2005) . « La guerre dans les évolutions du Congo-Kinshasa. Afrique contemporaine », Cairn, n° 215(3), 47-70. (En ligne : https://doi.org/10.3917/afco.215.0047) ↩︎
- « Pourquoi la République démocratique du Congo est-elle ravagée par les conflits ? » Amnesty Internationale, 29 octobre 2024 (en ligne : https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2024/10/why-is-the-democratic-republic-of-congo-wracked-by-conflict/) ↩︎
- « Congo-Kinshasa : les USA, la Chine et la « guerre du cobalt », voici les intérêts en jeu », Nova.news, 29 Janvier 2025 (en ligne : https://www.agenzianova.com/fr/news/congo-kinshasa-gli-usa-la-cina-e-la-guerra-del-cobalto-ecco-gli-interessi-in-gioco/) ↩︎
- Olorin Maquindus , « RDC : la Monusco quitte le Sud-Kivu après vingt-cinq ans de service », Le Monde Afrique, 2 juillet 2024 (en ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/07/02/rdc-la-monusco-quitte-le-sud-kivu-apres-vingt-cinq-ans-de-service_6246139_3212.html) ↩︎
- « Accord UE-Rwanda sur les minerais : Bruxelles espère un apaisement avec la RDC », TV5 Monde, 9 mai 2024 (en ligne : https://information.tv5monde.com/afrique/accord-ue-rwanda-sur-les-minerais-bruxelles-espere-un-apaisement-avec-la-rdc-2721308) ↩︎
- « Discours du lauréat du prix Nobel de la paix 2018 Denis Mukwege », Panzi, 10 décembre 2018 (en ligne : https://panzifoundation.org/fr/dr-denis-mukweges-nobel-peace-prize-speech/) ↩︎
Image d’illustration : « Kitchanga, Nord-Kivu, RDC : Afin de répondre aux défis sécuritaires, du 19 au 26 juin 2020, les Casques bleus marocains de la MONUSCO ont installé une base temporaire dans la région de Mpati. Malgré les mauvaises conditions de route et dans des circonstances difficiles, des patrouilles de jour et de nuit ont été effectuées afin de renforcer la protection des civils et rapporter les cas de violation des droits de l’homme, dans le but d’améliorer la confiance de la population locale dans la région. », photographie du 7 juillet 2020 par MONUSCO Photos (CC BY-SA 2.0)