Par Manel Djadoun.
Comme constaté dans la première partie de cette série, la société mahoraise porte les traces du colonialisme et de la violence des idéologies racistes et xénophobes. Pourtant depuis une vingtaine d’années, la progression fulgurante des idées d’extrême droite au sein de la société mahoraise, s’est notamment traduite par l’élection de Anchya Bamana, première députée RN ultramarine en 20241 (avec Joseph Rivière, premier député réunionnais RN la même année). Comment une société marquée par le colonialisme et le racisme, a-t-elle pu basculer dans les bras du Rassemblement National, parti porte-drapeau du fascisme et de l’extrême droite française ?
La structure de classe à Mayotte
Plus d’une décennie après le référendum actant la départementalisation et ses promesses d’égalité républicaine, le bilan est désastreux : pauvreté extrême, services publics délabrés, inégalité des droits. En 2020, l’INSEE estimait que 77 % des Mahorais vivent sous le seuil de pauvreté2 soit cinq fois plus qu’en France. Mayotte est le département français qui produit le moins de richesse. Le PIB par habitant·e est près de quatre fois inférieur au niveau national, et le taux de chômage y était de 28 % en 2020, toujours selon l’INSEE.
Comme dans la plupart des DROM, le développement économique de Mayotte repose principalement sur le lien avec la métropole qui assure des transferts financiers, de compétences et d’emplois, mais qui permet surtout l’importation de biens de consommation multiples. Suite à la départementalisation, Mayotte est passée d’une économie majoritairement agraire à une économie d’import et de services, qui l’a rendue directement dépendante de la métropole. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe conduit notamment à un surcoût des biens alimentaires et du carburant, insoutenable pour la population.
C’est à l’aune de cette transformation économique que l’on peut comprendre la structure de classe et la pauvreté structurelle de l’île. L’économie mahoraise est dominée par le secteur public : les administrations publiques sont à l’origine de 50,8 % valeur ajoutée créée sur l’île, contre 17,0 % en métropole. Ce développement économique via la création d’emplois publics profite essentiellement aux métropolitains “expatriés” et à une frange diplômée de la population mahoraise. En 2018, le taux d’emploi était de 80% pour les natifs de France métropolitaine, 38% pour les natifs de Mayotte et seulement 23% pour les natifs de l’étranger.
Les sociétés financières jouent quant à elles un rôle moins central dans la production économique (20% du PIB). Ce chiffre s’explique notamment par le fait que le tissu économique est dominé par un marché informel dont le poids est difficile à mesurer.
D’autre part, il existe à Mayotte une société rurale vivant d’une économie agraire d’autosubsistance qui, de fait, produit peu de valeur ajoutée. Comme de nombreuses économies insulaires et difficiles d’accès, l’agriculture et la pêche ont historiquement structuré l’économie de Mayotte. Ainsi, si l’agriculture ne contribue statistiquement qu’à une faible part de l’économie formelle de Mayotte, sa fonction réelle, sociale et nourricière, reste importante : elle permet aux populations locales de s’assurer une forme d’autonomie alimentaire.
Ce secteur s’organise spécifiquement autour d’échanges informels entre les propriétaires fonciers, souvent mahorais, et une main-d’œuvre immigrée, rémunérée à la tâche, à la journée ou au mois. Ces travailleurs informels représentent 95 % de la main-d’œuvre agricole. C’est en prenant en compte cette réalité que l’on comprend pourquoi 80% de la production de l’agriculture locale n’est pas déclarée : les producteurs y préfèrent le maintien dans l’informalité pour bénéficier d’une main d’œuvre immigré peu chère et non protégée.
La population mahoraise est ainsi divisée entre une classe dominante portée par la fonction publique ainsi que les propriétaires fonciers, et une classe dominée pauvre, sans emploi, parmis laquelle des étrangers surexploités ou laissés à l’abandon.
Préférence locale” et racisme : Mayotte, laboratoire des politiques migratoires répressives
Mayotte n’est pas simplement devenue une frontière politique qui la sépare des trois autres îles de son archipel. Elle est aussi une frontière européenne et économique qui structure les flux migratoires entre les différents territoires qui l’entourent. Si le PIB par habitant à Mayotte est quatre fois inférieur au niveau national français, il est crucial de rappeler qu’il est 13 fois plus élevé que celui des Comores, et 25 fois plus élevé que celui de Madagascar. Cette réalité simple permet d’expliquer pourquoi 48% de la population à Mayotte est étrangère ( 95% sont Comoriens), et environ 12% est en situation irrégulière.
C’est pourquoi depuis la départementalisation Mayotte fait l’objet d’une intense politisation autour des questions migratoires, notamment envers les Comoriens. Dans un contexte de crise économique, les Comoriens et les migrants de tous bords deviennent responsables de la pauvreté des autres. La notion de “préférence locale”, parfaitement intégrée dans le débat public, montre que le maintien de Mayotte comme territoire français a profondément reconfiguré les rapports sociaux entre celles et ceux qui sont en possession de la nationalité française, et les habitants issus d’autres territoires.
Dès 2005, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, la lutte contre l’immigration clandestine fut particulièrement mise en scène par l’État français. Le nombre de reconduites à la frontière est passé de 6 000 en 2005 à 13 253 en 2006 et à 24 278 en 2011, au prix de plusieurs centaines de morts en mer chaque année.
L’arrivée d’Emmanuel Macron à la tête de l’État français et la droitisation de sa politique ont conduit à une intensification des mesures répressives à Mayotte. Dans le cadre des différentes lois sur l’immigration ( 2018 et 2023) que Mayotte est depuis utilisée comme un “laboratoire” où s’expérimentent des mesures qui pourraient s’étendre sur l’ensemble du territoire français.
Pour ne citer que quelques exemples :
- Les cartes de séjour délivrées par la préfecture de Mayotte ne permettent pas de circuler sur l’ensemble du territoire français. Pour rejoindre la métropole ou la Réunion, il faut demander un visa. Pouvons imaginer un seul instant qu’il soit possible de délivrer un titre de séjour qui ne permet de circuler que dans les Bouches-du-Rhône ? Qu’il faille demander un visa pour se déplacer des Hauts-de-Seine au Val-de-Marne ?
- En mai 2018, dans le cadre de la loi asile et immigration, il a été exigé pour les bébés nés à Mayotte après le 1ᵉʳ mars 2019, que l’un des parents ait, au jour de la naissance, été présent de manière régulière sur le territoire national depuis plus de trois mois pour que l’enfant puisse avoir la nationalité française à l’âge de 13, 16 ou 18 ans.
En 2023, Darmanin avait décidé d’intervenir sur l’île contre l’immigration en envoyant plus de 500 représentants des forces de l’ordre sur l’opération « Wuambushu ». Cette opération avait très fortement marqué l’opinion publique avec son florilège de connotations guerrières (en mahorais, Wuambushu signifie « reprise »).
L’ensemble de ces politiques ultra-brutales mises en œuvre par des gouvernements successifs ont fait de Mayotte un département soumis à un régime dérogatoire au droit commun qui limite dans les faits l’accès à l’ensemble des droits pour les Mahorais. Ces dérogations sont d’autant plus visibles en matière de droits des étrangers qui instaurent un véritable sous-droit parallèle au régime de droit commun. C’est la mise application concrète des programmes de préférence nationale défendu par l’extrême droite française.
Macron en marche-pied pour l’extrême droite à Mayotte ?
Ce n’est certainement pas un hasard si le Rassemblement National est arrivé en tête des présidentielles en 2022 et y compte l’un de ses députés. Aux élections européennes de 2024, parmi les trois eurodéputés ultramarins élus, deux sont issus du Rassemblement national. Faisant siennes les thématiques de l’extrême-droite (durcissement de l’accès à la nationalité pour les enfants nés en France de parents étrangers, restriction d’accès aux soins pour les étrangers, durcissement des contrôles aux frontières…) Macron a servi Mayotte au RN sur un plateau d’argent.
Il est aussi important de rappeler que les échecs et la trahison du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été fortement soutenu par les ultra-marins en 2012, ont pesé dans ce basculement. L’absence de réponse aux mouvements sociaux et aux grèves générales en outre-mer (Guyane en 2017, Mayotte en 2016) qui réclamaient un meilleur pouvoir d’achat, des investissements dans les services publics et une meilleur gestion de l’eau (fortement polluée par l’usage du chlordécone) a nourri le sentiment d’abandon de ces populations.
La crise sanitaire COVID a également marqué un tournant dans l’Histoire politique de Mayotte, comme sur l’ensemble des territoires d’outre-mer. La mortalité y a été beaucoup plus forte et le gouvernement y a imposé des mesures encore plus répressives, plus dures et plus longues qu’en métropole. Crise à laquelle s’ajoutent les pénuries d’eau et la malnutrition généralisée. En 2021, les habitant·es se sont mobilisé·es pour dénoncer les restrictions de libertés, l’abandon de l’île mais aussi le refus de l’obligation vaccinale. Le rejet de la vaccination, extrêmement fort sur l’ensemble des îles d’outre mer, prend racine dans la défiance vis-à-vis de l’État et la suspicion généralisée suites aux différents scandales de la contamination de l’eau par le chlordécone3. Emmanuel Macron sera directement sanctionné par les Mahorais lors des élections présidentielles de 2022, qui votent à 59,1 % pour Marine Le Pen.
La percée de l’extrême-droite à Mayotte ne résulte pas uniquement du rejet du macronisme. Les Mahorais ont par exemple réélu Estelle Youssouffa (divers droite proche des macronistes) dès le premier tour des législatives avec 79,48 % des voix. Ils ont cependant élu sur la deuxième circonscription Anchya Bamana, députée pour le Rassemblement national, avec 54 % des voix. C’est la première élue ultramarine du RN. Tout un symbole !
Le vote à l’extrême droite des Mahorais, comme pour l’ensemble de l’électorat du RN, repose aussi sur l’explosion des inégalités, l’effondrement des services publics dans les zones rurales et périurbaines et le fait d’être les perdants de la mondialisation du capitalisme. Dans ce contexte, la lutte contre l’immigration devient un enjeu majeur pour les Mahorais qui adhèrent largement au discours de la préférence nationale.
Marine Le Pen fait donc de l’outre-mer et notamment de Mayotte, son fer de lance de la lutte contre l’immigration et l’insécurité. Ces territoires jouent un rôle crucial pour le RN. En effet, dès son arrivée à la tête du FN 2011, Marine Le Pen a fait de la « dédiabolisation » de son parti une de ses priorités. La France d’outre-mer est pour elle un laboratoire d’expérimentation idéal : réaliser des percées électorales dans des territoires historiquement marqués par l’esclavage et la colonisation lui permet de sortir de l’image d’un parti raciste.
D’autre part, faire progresser la mise en place de politiques d’exception violentes en matière migratoire à Mayotte lui permet de démontrer qu’il est possible d’étendre ce droit d’exception à l’ensemble du territoire national. La gestion catastrophique de la crise après le passage du cyclone qui a dévasté Mayotte et les déclarations hargneuses du Président de la République ne peuvent que renforcer le vote des Mahorais en faveur de l’extrême droite, d’autant plus que la gauche peine à s’imposer comme alternative politique crédible face à la crise que traverse l’île.
Il nous faudra bien, pourtant, à Mayotte comme partout ailleurs, réussir à convaincre les populations que l’avenir réside dans l’égalité des droits et la coopération, plutôt que dans les hiérarchies et l’écrasement des plus faibles.
- https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/rentree-remarquee-pour-anchya-bamana-premiere-elue-ultramarine-du-rn-1504892.html ↩︎
- https://www.insee.fr/fr/statistiques/4632225 ↩︎
- https://notreaffaireatous.org/crise-de-leau-en-guadeloupe-et-a-mayotte-notre-affaire-a-tous-apporte-son-soutien-aux-collectifs-citoyens-qui-ont-depose-plainte/ ↩︎
Image d’illustration : « Le lagon entre Petite-Terre et Grande-Terre (Dzaoudzi, Mayotte) », photographie du 21 mai 2017 par Jean-Pierre Dalbéra (CC BY 2.0)