Par Manel Djadoun.
Frappée par le cyclone Chido le 14 décembre dernier, Mayotte se retrouve aujourd’hui dans une situation humanitaire et sociale catastrophique : plusieurs centaines de morts, voire quelques milliers, destruction de nombreuses habitations précaires, des hôpitaux et des réseaux d’eau et d’électricité très endommagés.
Un mois après la tempête meurtrière, Macron et son exécutif n’ont qu’un mot en bouche : « immigration ». Ils s’adonnent à la surenchère raciste et anti-migrants la plus crasse. Dès sa visite à Mayotte en décembre, le 1 décembre, François Bayrou, fraîchement nommé Premier ministre, avançait l’idée qu’il fallait revenir sur le droit du sol à Mayotte. Daniel Cohn-Bendit, soutien d‘Emmanuel Macron, a également défendu la théorie raciste et complotiste du « grand remplacement » à Mayotte. De nouvelles étapes dans l’ignominie ont été franchies par Emmanuel Macron qui déclarait « Si ce n’était pas la France, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde !».
Dimanche dernier, Marine Le Pen entamait un déplacement de deux jours sur l’île pour y mener une grande campagne de récupération raciste du drame dont sont victimes les Mahorais. En 2022, Mayotte était le département dans lequel le Rassemblement National a réalisé son plus gros score au premier tour de la présidentielle, avec 42,89 % des suffrages.
Ainsi, outre qu’elle permet au gouvernement de mettre sous le tapis sa gestion catastrophique de la crise, ces déclarations et mises en scène sont surtout le reflet du rapport colonial et impérialiste qu’entretient la France à Mayotte.
Quelle est donc la place du fait colonial et du racisme dans le traitement de cette catastrophe ? Comment comprendre la mise en œuvre d’un agenda politique raciste à Mayotte par les gouvernements successifs ? Comment expliquer l’adhésion massive aux idées réactionnaires au sein de la société mahoraise ?
Partie 1- La place stratégique de Mayotte dans l’histoire coloniale Française
L’histoire coloniale de Mayotte
L’île de Mayotte se distingue par une histoire singulière. Sa colonisation commence en 1841, lorsque le sultan Andriantsouli vend l’île à la France. Mayotte devient dès lors protectorat français et l’esclavage y est aboli dès 1846. Avec cette nouvelle colonie, la France peut disposer de ports dans l’océan Indien et compenser la perte de l’île de France (Maurice) après le Traité de Vienne de 1814.
Le ministre de la Marine et des Colonies écrivait ainsi en 1843, dans Note pour le Conseil des ministres : « L’île Mayotte, peu fréquentée jusqu’à présent par les navires européens, présente des avantages très remarquables comme position maritime et militaire (…) La puissance qui se rendra maîtresse de cette position, non seulement dominera tout le groupe des Comores, le canal de Mozambique et la côte orientale de l’Afrique ; elle pourra, en outre, avec une division navale, disputer à des flottes ennemies le passage du Cap de Bonne-Espérance, et celui de la mer Rouge, où l’Angleterre vient de se procurer, par l’occupation d’Aden, un si redoutable point d’appui. »
Par la suite, la France décide de faire de Mayotte une colonie sucrière. Les terres sont appropriées par les autorités coloniales et redistribuées notamment à de petits colons européens ou réunionnais. L’exploitation de la canne à sucre à Mayotte sera peu rentable, comme celle de la vanille, du café ou du sisal, notamment en raison de la faible main-d’œuvre sur le territoire. En 1869, l’ouverture du canal de Suez entérine le désintérêt de la France pour Mayotte et conduit à la convoitise des îles voisines.
Entre 1886 à 1892, la France élargit son protectorat sur les trois autres îles des Comores. Dans les décennies suivantes, des tensions émergent entre les différentes îles, qui sont inégalement soutenues par l’État colonial français.
Anjouan est l’île la plus convoitée et soutenue car beaucoup plus peuplée et prospère. Elle devient progressivement le centre économique de l’archipel. Les sociétés coloniales qui s’y installent possèdent un poids politique, économique et social majeur : rédaction des lois, nominations et renvois des fonctionnaires. L’économie des plantations sur l’archipel connaît quelques succès avec l’introduction de la culture des plantes à parfum mais ne jouera jamais un rôle de premier plan. Pour cette raison, les différentes îles sont, durant plusieurs décennies, rattachées administrativement à d’autres territoires centraux de l’empire, comme Madagascar ou la Réunion.
Ce processus prend un nouveau tournant en 1946, lorsque l’archipel entier, comprenant Mayotte, Anjouan, Grande Comore et Mohéli, devient un département d’outre-mer (DOM) à part entière.
Tout au long de la colonisation, la France ne touche que très peu à l’organisation de ces territoires et tente de plaquer une administration française sur les centres de pouvoir préexistants à savoir les cadis (chefs religieux descendants des sultans). Par la suite des instituteurs sont formés par les Français pour être promus chefs de canton et servir d’intermédiaires à la colonisation. Ces derniers sont notamment issus des élites aristocratiques anjouanaises et grand-comoriennes. Au même moment, une classe dominante émerge à Mayotte constituée notamment de Malgaches issus de l’île Sainte-Marie. Les Mahorais seront largement méprisés par les grandes familles d’Anjouan et de Grande Comore.
Jusqu’à sa séparation du reste des Comores, la société mahoraise est marquée par une division entre les sorodats, partisans du rattachement à la France, et les serrer-la-main, favorables à l’unité des Comores.
En 1974, un référendum a été organisé dans les quatre îles de l’archipel des Comores pour décider de l’avenir politique de l’archipel. La France, avec l’appui de l’élite politique locale mahoraise, a délibérément divisé le territoire pour le vote en passant outre la règle de l’ONU qui obligeait à la conservation, au moment des décolonisations, des frontières issues de la colonisation. Le vote île par île sera condamné à plus de vingt reprises par l’Organisation des Nations unies1. La résolution onusienne 3 385 du 12 novembre 1975 est ainsi claire. Elle affirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale des Comores, composées des îles d’Anjouan, de Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli ». Résolution pour laquelle la France est le seul pays à avoir voté contre.
La France a ainsi pris la décision unilatérale de maintenir Mayotte sur son territoire en violation du droit international et du droit à l’autodétermination des peuples.
Le « Oui » à l’indépendance l’a emporté avec une majorité écrasante de 95 % des voix dans toutes les îles, à l’exception de Mayotte où le « non » a obtenu près de 64 % des suffrages.
Suite à ce référendum, les trois autres îles de l’archipel — Grande Comore, Anjouan et Mohéli — ont proclamé leur indépendance le 6 juillet 1975, formant ainsi la République des Comores.
Les Mahorais ont de leur côté exprimé leur désir de rester sous domination coloniale française plutôt que de rejoindre la future République des Comores.
En 1976, une première loi a été adoptée pour officialiser le rattachement de Mayotte aux territoires français. Cependant, ce n’est qu’en 2011 que Mayotte a été officiellement érigée en département d’outre-mer (DOM), après un référendum organisé en 2009, où la majorité des Mahorais ont voté pour ce statut.
En parallèle, la France mène de nombreuses offensives pour déstabiliser l’archipel et l’indépendance des Comores. Elle organise notamment un coup d’État en 1978 aux Comores, appelé opération Atlantide. Ce coup d’État est perpétré par des mercenaires français dirigés par Robert Bob Denard2 et aboutit au renversement du président Ahmed Abdallah ainsi qu’à l’instauration de la république fédérale islamique des Comores (RFIC), qui sera par la suite remplacée en 2001 par l’Union des Comores.
Cette histoire coloniale a créé une distinction marquée entre Mayotte et le reste de l’archipel des Comores. La décision de Mayotte de rester sous souveraineté française n’a pas été reconnue par la République des Comores, qui considère toujours Mayotte comme faisant partie de son territoire national. Cette crise reste une source de tensions diplomatiques entre les deux pays, avec la France défendant sa souveraineté sur l’île et les Comores appelant régulièrement à la restitution de Mayotte
Mayotte : une frontière européenne stratégique au sein de l’océan Indien
La France n’a jamais accepté l’indépendance des Comores, un archipel d’îles se situant dans une position stratégique (militaire et économique) au sein de l’océan Indien. L’enjeu stratégique et symbolique est central : l’armée française a été chassée de Madagascar en 1973 alors qu’elle y possédait une base importante à Diégo-Suarez. Il est donc central pour elle de garder sa position dans le canal du Mozambique.
L’intérêt de la France pour Mayotte est révélateur de ses visées impérialistes dans la région. Avec ses plus de 10 millions de km² de mers et océans, la France détient la deuxième zone économique exclusive (ZEE) la plus étendue du monde après les États-Unis. La France reste le seul pays à être présent sur six des sept continents et sur les trois plus grands océans, dont fait partie l’océan Indien.
Les régions proches des territoires français de La Réunion et de Mayotte regorgent de ressources précieuses. Les fonds marins de l’océan Indien abritent environ 55 % des réserves mondiales de pétrole, 60 % d’uranium, 80 % de diamants, 40 % de gaz naturel et 40 % d’or, sans oublier les vastes stocks de ressources halieutiques.
C’est pour protéger ses intérêts que l’État français a déployé sur cette zone un système étendu de défense militaire et de surveillance, face à des puissances militaires concurrentes telles que les États-Unis, la Russie ou la Chine au sein de l’océan Indien. Cela est particulièrement visible au sein du canal du Mozambique, sur lequel se situe Mayotte, qui reste une voie maritime essentielle pour le commerce international et par lequel transite notamment la majeure partie des pétroliers du Moyen-Orient et à destination de l’Europe et des Amériques.
Pour l’ensemble de ces raisons, la France y abrite un régiment de la Légion étrangère, capable d’accueillir des avions et des navires de guerre, et un centre d’écoute pour la surveillance de l’ensemble de l’océan Indien ainsi qu’une grande partie du continent africain.
Mayotte se trouve donc en position spécifique : c’est une frontière européenne au sein d’une zone stratégique de l’océan Indien.
C’est vers cette frontière que tentent de se tourner les peuples pauvres de la région.
Les Comores, l’un des pays les plus pauvres du monde, connaît une forte progression de la pauvreté et un durcissement de son autoritarisme politique. Ainsi, le pays connaît une émigration intense, notamment d’Anjouan vers Mayotte via des kwassa-kwassa, embarcations de pêche à fond plat très dangereuses. Des centaines de Comoriens périssent chaque année noyés dans le bras de mer qui sépare Anjouan de Mayotte. Cette mer est l’un des plus grands cimetières marins du monde3.
Un tiers de la population y serait en situation irrégulière, principalement originaire de l’Union des Comores, particulièrement d’Anjouan. Depuis une dizaine d’années, les migrants viennent également de l’Afrique des Grands Lacs : le Rwanda, le Burundi ou la République démocratique du Congo.
Mayotte est ainsi un territoire accueillant une grande population précaire logeant dans des bidonvilles sur des terrains instables que l’on appelle, sur place, des bangas. Environ 40 % des logements de l’île sont construits en tôles. Ce type d’habitat informel existe dans de nombreux pays, pour l’unique raison qu’il constitue l’une des principales solutions alternatives de logement pour des populations pauvres, notamment dans un contexte de pénurie généralisée de logements accessibles.
La suite dans la Partie 2.
Image d’illustration : Coral shoreline of Mayote Grande-Terre, as viewed by hodoyoshi-1 satellite, par Axelspace Corporation, licence CC BY-SA 4.0
- https://www.humanite.fr/-/-/le-documentaire-verite-sur-la-politique-dimmigration-a-mayotte ↩︎
- https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/video-quand-le-mercenaire-francais-bob-denard-menait-des-coups-d-etat-a-repetition-aux-comores_5847626.html ↩︎
- https://www.google.com/url?q=https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/07/m-macron-les-kwassa-kwassa-ont-fait-plus-de-10-000-morts_5139872_3212.html&sa=D&source=docs&ust=1736345781317672&usg=AOvVaw00ZcXOnxeBRxiD_LMrj9o9 ↩︎