USA : les leçons de l’échec démocrate


Le parti-pris de Nos Révolutions, discuté le 24 novembre 2024.

Il y a beaucoup à apprendre de la politique américaine pour les révolutionnaires européens. D’abord, parce que les doctrines que défendent les libéraux comme les droites radicales dans nos pays sont, bien souvent, des produits d’importation : la « mondialisation heureuse » des uns et la grande panique anti-woke des autres nous arrivent toutes deux des États-Unis. De fait, le comportement des populations face à ces idées, et les stratégies mises en œuvre par les défenseurs du progrès social pour y résister, nous renseignent aussi sur les combats que nous menons de notre côté de l’Atlantique. Ces questions, au fond, se posent simultanément à tous les pays de l’Occident capitaliste.

La queue de comète de l’obamisme

La candidature de Kamala Harris était la queue de comète de l’« obamisme ». Voilà une quinzaine d’années, en effet, que la bourgeoisie libérale américaine est présentée comme la plus à même de conduire le pays – et le monde occidental – sur la voie du progrès humain. Obamacare1, Black Lives Matter2, Women’s March3, Build Back Better Plan4, Infrastructure Bill et Inflation Act5… Dans tous les domaines, de la lutte pour l’égalité de droits à celle pour la protection sociale, l’establishment démocrate a longtemps été perçu (particulièrement en Europe) comme le choix naturel des gens de gauche. Dans cette hypothèse, la victoire de Trump signifierait alors le refus majoritaire, parmi les citoyens américains, des idées progressistes. Les gains de voix que Trump a réalisé parmi les femmes, les Noirs et les Latinos, autant de populations qu’il méprise ouvertement, seraient à désespérer de la nature humaine.

Naturellement, la réalité est plus complexe. Le Parti démocrate est rattrapé par son allégeance à la classe des capitalistes. Ce fait est constaté par n’importe quel citoyen américain, qui voit les millions de dollars de donation pleuvoir sur l’appareil du parti, lequel consomme ces ressources pour mener des campagnes à base de super-shows dans une poignée d’États dits « charnières » (swing states)6. Cette conception de la politique n’atteint pas le bling-bling des campagnes républicaines (c’est bien Trump qui a reçu les plus grosses donations), mais elle suffit à tenir le peuple à distance.

Le phénomène a naturellement trouvé une expression parlementaire, avec l’échec des politiques sociales liées au Build Back Better Plan du fait de l’obstruction de deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kristen Sinema. Ces derniers, placés sous l’influence directe des grandes fortunes de leurs États respectifs (la Virginie-Occidentale et l’Arizona), reflètent bien la contradiction fondamentale du Parti démocrate. Tant qu’il restera dans la main des capitalistes, il ne pourra pas réaliser les promesses qu’il adresse aux Américains pauvres. Cette même contradiction se manifeste dans tous les étages supérieurs du parti, puisque son appareil dirigeant, généralement issu des mêmes prestigieuses universités privées, est pleinement intégré à l’élite politico-économique du pays. Le contraste avec l’activité des militants (organizers) démocrates dans les communautés les plus pauvres est saisissant.

Le Labour britannique, le Parti socialiste français d’avant Hollande ou le Parti socialiste espagnol (dont l’action européenne est entièrement alignée sur les libéraux) sont dans une impasse comparable.

Le Parti démocrate à l’heure de la crise impérialiste

De fait, la politique du Parti démocrate est d’abord le reflet des classes qui le contrôlent. La page de l’utopie libérale est tournée dans les rangs du capital financier et de la « tech » californienne. La conquête de nouveaux marchés se heurte à un nouveau concurrent titanesque, à savoir le capitalisme chinois, qui agrège autour de lui un « Sud global » faisant face au Nord global. La période de l’argent facile s’achève.

La politique extérieure des grandes puissances est entièrement mise au service de la lutte commerciale que se livrent les monopoles. Cette dernière, plus directe et plus féroce, menace à chaque instant de prendre une forme militaire. C’est le stade impérialiste du capitalisme. De fait, la violence déchaînée dans ces grandes manœuvres perd les atours de la lutte du Bien contre le Mal ou « pour la démocratie ». Elle apparaît pour ce qu’elle est : un acte de prédation cynique.

Le rôle de l’administration Biden/Harris en Palestine – et dans une moindre mesure en Ukraine – marque un durcissement. Il manifeste l’emprise accrue des faucons et des stratèges néoconservateurs sur le parti. En 2002, Biden lui-même faisait déjà partie de la fraction démocrate qui soutenait l’invasion militaire de l’Irak. Par là, le Parti démocrate se sépare de la jeunesse intellectuelle, qui a les yeux tournés vers le monde, et des populations qui se sentent proches des peuples sur lesquels pleuvent les bombes. De fait, on sait que le comportement électoral des musulmans du Michigan, par exemple, a été largement influencé par la guerre à Gaza7.

En politique intérieure, cette concurrence internationale accrue requiert de mobiliser davantage de ressources pour la lutte commerciale. Les droits salariaux, la protection sociale, les services publics apparaissent au mieux comme un gaspillage, sinon comme un handicap. Pour éviter d’évoquer l’hypothèse du progrès social, Kamala Harris s’est donc attachée à ne jamais parler des difficultés des petites gens, des pauvres. Dans un pays traversé par la peur de l’inflation, cette approche a détourné des millions d’électeurs démocrates du scrutin, au moment même où Trump mettait largement l’accent sur cette inquiétude.

Certains commentateurs superficiels prétendent que l’échec démocrate réside dans une campagne trop « woke », c’est-à-dire trop tournée vers la lutte contre les discriminations. C’est faux. La lutte contre les discriminations, articulée avec la lutte du travail contre le capital, est l’aliment fondamental de la gauche, ce qui a toujours fait sa force et sa capacité à vaincre. C’est aussi vrai dans l’histoire de la gauche française, où la formation du courant socialiste puis communiste est profondément liée à la lutte contre les persécutions subies par les Juifs et à la lutte anti-coloniale.

La défaite de Kamala Harris a une explication beaucoup plus simple. Le Parti démocrate a fait le choix conscient de se détourner des préoccupations principales des jeunes, des intellectuels radicaux et de la classe ouvrière. Comment aurait-il pu l’emporter ?

Dans le même temps, les franges les plus agressives du capital monopoliste, à l’image d’Elon Musk ou de Peter Thiel, mettaient toutes leurs ressources au service de Trump, espérant l’utiliser pour briser les reins des vastes aspirations progressistes qui traversent l’Occident. Fait déstabilisant, cette offensive autoritaire et réactionnaire revêt parfois un folklore d’inspiration libertaire, avec l’idéologie « libertarienne », qui revendique une liberté radicale… pour les membres de la classe dominante, et seulement pour eux.

Le bilan est là : pris entre le marteau de la réaction bourgeoise et l’enclume de la colère ouvrière, le Parti démocrate est KO debout. En janvier prochain, un milliardaire d’extrême droite, qui ne gouvernera certainement pas au service du peuple, s’installera à la Maison-Blanche.

L’avenir des socialistes américains

Les socialistes américains, dont l’action s’est organisée depuis 2016 autour des candidatures de Bernie Sanders à la Maison-Blanche et de porte-paroles médiatiques (la « squad » : Alexandria Ocasio-Cortes, Ilhan Omar, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib, Jamaal Bowman, Cori Bush, etc.), sont touchés par le souffle de l’explosion. Ils ont soutenu la candidature de Biden puis celle de Harris, au titre de quelques symboles progressistes (la tradition syndicale de Biden, l’intersectionnalité affichée de Harris) et surtout, du caractère prioritaire de la lutte contre Trump. Au final, bien qu’ils se soient efforcés de s’adresser à la classe ouvrière durant la campagne, la voix de Trump a mieux porté dans les milieux populaires. C’est ainsi que ce milliardaire habitué du sérail médiatique a pu apparaître « anti-système », et c’est aussi ce qui lui a permis de faire avancer l’idée d’après laquelle les seules idées véritablement populaires sont les idées réactionnaires. C’est pourtant faux : par exemple, sur les dix États américains qui ont eu à se prononcer par référendum sur l’accès à l’avortement, sept ont tranché en faveur des droits des femmes, dont quatre ont aussi voté majoritairement pour Trump. De toute évidence, ce n’est pas à cause du thème de l’avortement que les démocrates ont perdu, mais à cause du reste.

Ce fait est d’autant plus triste que les campagnes de Sanders et la dynamique des socialistes américains dans les années 2010 ont permis le redéploiement d’une vraie culture de luttes de classe, à la fois très populaire, très combative sur le plan social et très progressiste sur le plan des droits civils. L’Humanité Magazine du 2 août 2024 décrivait par exemple les succès spectaculaires de la bataille pour la syndicalisation dans la chaîne de cafés Starbucks.

Même si les questions internationales ne sont pas déterminantes pour le positionnement de la plupart des électeurs, elles sont révélatrices de l’alignement politique des uns et des autres, et des bases sociales sur lesquelles ils s’appuient. Bien sûr, nos camarades ont vivement critiqué la politique israélienne et le soutien inconditionnel fourni à Netanyahu par l’administration Biden. Ils ont notamment mené de front l’opposition parlementaire au plan d’aide militaire à Israël voulu par l’exécutif, opposition qui s’est révélée minoritaire. Mais de fait, la pertinence des alliances avec les forces politiques qui se rendent complices de la politique israélienne et mènent des politiques internationales prédatrices mérite d’être discutée.

Ce genre de dilemme n’est pas spécifique aux États-Unis, ni même au XXIe siècle. Les socialistes français s’y sont confrontés dès la toute fin du XIXe siècle, et avec des choix bien plus discutables, puisque Jaurès et ses camarades ont soutenu la participation au gouvernement Waldeck-Rousseau au nom de la « défense républicaine », alors même que ce dernier était occupé à coloniser l’Afrique. L’épisode de l’Union Sacrée entre 1914 et 1918 en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Autriche, a été une autre étape de ce processus.

Bien sûr, nos camarades américains n’en sont pas là. Il reste de nombreuses occasions pour ouvrir de nouvelles perspectives, et leurs expressions publiques post-électorales vont dans ce sens. Nous leur souhaitons de réussir à rebondir.

Des défis analogues en France

Aujourd’hui aussi, nous faisons face à des défis analogues en France. Nous considérons facilement que les libéraux peuvent être des agents de progrès et des alliés, même sous la forme limitée de la lutte contre l’extrême droite et du « front républicain ». Qu’ils se prétendent de droite ou de gauche, nous appelons à voter pour eux pour empêcher la prise de pouvoir du RN. Quant à la gauche libérale, incarnée par l’axe Place Publique-Parti socialiste, nous avons noué un accord explicite avec elle, en toute connaissance de ses orientations atlantistes, impérialistes et anti-sociales.

Ces rapports avec le courant libéral, même s’ils étaient francs et loyaux, mériteraient discussion, vu que ces forces politiques sont systématiquement impuissantes à lutter contre l’extrême droite ; mais en réalité, ils ne sont pas loyaux. Des États-Unis au Royaume-Uni, de la Grèce à l’Allemagne (et l’Espagne est certainement sur la même voie), ces gens trahissent leurs alliances à gauche et le socle populaire sur lesquelles elles reposent dès qu’ils en ont l’occasion. Ils sont trop intégrés à l’appareil gouvernemental du capitalisme ; il ne peut être question pour eux de l’affronter. Chacun sait qu’un Glucksmann ou un Hollande sont faits du même bois et finissent toujours par se coucher, aux pieds des puissances d’argent mais aussi aux pieds de l’extrême droite (qui a oublié la déchéance de nationalité ?). 

C’est bien, selon nous, la leçon la plus importante de l’élection américaine : l’appel au « barrage » ne permet ni de mobiliser, ni de vaincre. Il faut une visée positive, à la fois populaire et porteuse d’espoir. Par conséquent, le courant libéral doit laisser le leadership de la lutte contre l’extrême droite à la gauche de transformation sociale.

Heureusement, ces courants libéraux sont loin d’être hégémoniques en France. La France, en effet, fait partie des tout derniers pays européens où la gauche radicale tient bon. La raison de ce fait est que la mobilisation populaire autour des campagnes de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et 2022, suite au mandat désastreux de François Hollande, a mis les sociaux-libéraux en difficulté.

Cependant, depuis 2023 et dans le contexte de l’offensive propagandiste appuyant le massacre dans la bande de Gaza, ces courants politiques reprennent des couleurs. Leur influence a progressé au sein de l’union de la gauche par rapport à ce qu’elle était à l’époque de la NUPES, en 2022 – ne serait-ce que du point de vue de la représentation parlementaire. Elle progresse aussi dans le mouvement syndical, comme l’atteste la bonne santé de la CFDT. Pris ensemble, ces deux phénomènes sont inquiétants. Ils s’appuient évidemment sur les catégories les plus aisées du salariat, qui sont aussi les plus centristes et les plus attachées au système.

Nous pensons qu’il est nécessaire de rééquilibrer le Nouveau Front Populaire vers la gauche, en direction des classes populaires. Pour ce faire, l’animation, la structuration et la démocratisation des assemblées locales (qui n’existent bien souvent que sous la forme minimale de « boucles » de messagerie instantanée) sont des enjeux vitaux. La culture du débat et de la prise de décision à huis-clos, entre chefs de parti, ne mène qu’à un résultat : tenir les classes populaires à distance, et donc faciliter la tâche aux alliés du système.

Signataires :
Lili Attanasio
Jean-Jacques Barey
Hugo Blossier
Hadrien Bortot
Sophie Bournot
Arnauld Carpier
Juan Francisco Cohu
Alexan Colmars
Leila Cukierman
Manel Djadoun
Anaïs Fley
Nadine Garcia
Antoine Guerreiro
Nicolas Haincourt
Marie Jay
Noâm Korchi
Helena Laouisset
Nuria Moraga
Martine Nativi
Philippe Pellegrini
Hugo Pompougnac
Bradley Smith
Clément Vignoles


  1.  Surnom de la réforme du système d’assurance maladie adoptée en 2010, pendant le premier mandat du président Obama. ↩︎
  2.  Mouvement social né en 2013 pour combattre le racisme systémique et les violences policières contre les personnes noires. ↩︎
  3.  Manifestation pour les droits des femmes organisée à Washington le 21 janvier 2017, au lendemain de l’inauguration présidentielle de Donald Trump. ↩︎
  4.  Promu par le président Biden en 2020-2021, ce programme de réforme ambitieux proposait des plans de sauvetage pendant la pandémie du Covid-19, des investissements publics dans les infrastructures et la transition écologique, ainsi qu’une série de mesures sociales jamais adoptées à l’échelle nationale aux États-Unis, telles que des congés maternité, des congés maladie, des écoles maternelles publiques et gratuites, la gratuité des deux premières années d’études supérieures, etc. Le Congrès n’a adopté que certaines parties du programme, en rejetant notamment le volet des mesures sociales. ↩︎
  5.  Deux projets de lois adoptés en 2022 qui ont repris, quoique sous une forme atténuée, certaines propositions du Build Back Better Plan en matière d’investissements dans la transition écologique et de réduction du prix des médicaments. ↩︎
  6.  Il s’agit des États fédérés très contestés sur le plan électoral, car la majorité des voix exprimées y alterne souvent entre les deux partis d’une élection à l’autre. ↩︎
  7.  La ville de Dearborn dans le Michigan, un des « États-charnières », comprend la population musulmane la plus importante des États-Unis. ↩︎

Image d’illustration : « U.S. Senator Kamala Harris speaking with attendees at the 2019 National Forum on Wages and Working People hosted by the Center for the American Progress Action Fund and the SEIU at the Enclave in Las Vegas, Nevada. », photographie du 27 avril 2019 par Gage Skidmore (CC BY-SA 2.0)


Share via
Copy link
Powered by Social Snap