Retailleau le contre révolutionnaire


Cet article du 12 octobre 2024 est extrait de la lettre hebdomadaire de Patrick Le Hyaric. Cliquez ici pour lire la lettre de la semaine, et ici pour vous y abonner.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840)

Aucun démocrate, aucun authentique républicain ne peut banaliser ni relativiser les récents propos de membres du gouvernement mettant directement en cause le corpus du droit démocratique et républicain.

Souvenons-nous de ces réflexions de Tocqueville, dont la droite se réclame pourtant, qui, dans De la démocratie en Amérique relève la volonté du despote de fixer « les humains dans l’espace de l’enfance” et de faire de “chaque nation (…) un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger« . Nous sommes précisément à l’un de ces moments charnières où la tentation despotique fraye son chemin.

Il y a urgence à construire un barrage populaire pour empêcher pareil désastre qui s’avance par glissades réactionnaires, régulières et permanentes, jusqu’à faire système contre-révolutionnaire.

Nous venons de franchir un palier décisif dans cette pente funeste : « l’état de droit n’est pas intangible, ni sacré » a oser le ministre ultra-réactionnaire de l’intérieur M. Retailleau. Alors que les locataires des palais et les médias dominants s’amusent à jouer aux agences de notation, décrétant à leur bon vouloir qui est autorisé à intégrer le fameux « arc républicain », il est utile de s’arrêter un instant sur les pensées et objectifs du ministre.

Il ne répète pas seulement le programme de l’extrême droite comme le soulignent, sourire aux lèvres, les acolytes de Mme Le Pen. Il le valide, le nourrit et prépare la grande bascule politique et idéologique. M. Retailleau était en compétition avec le triste Ciotti lors de primaire pour la direction du parti « les Républicains ». Leur opposition n’est que de façade. Tous deux avec leur parti construisent le pont de la fusion et la fission des droites qui nous mènent aux égouts où se meurt la République. Ils n’en sont que le véhicule qui sert de covoiturage sur un chemin aussi sombre, aussi réactionnaire, aussi hostile aux principes qui fondent la République. C’est désormais dans les ministères régaliens que l’antihumanisme prend ses aises et que l’universalisme républicain est bazardé. Le silence sur ces forfaitures doit donc être brisé.

Sacré ? L’état de droit n’est pas une sorte d’accord flou que l’on pourrait négocier au gré des circonstances et des gouvernements. Celui-ci n’en a encore moins la légitimité qu’un autre, puisque le parti de ce sinistre ministre n’a recueilli qu’à peine 7 % des voix aux dernières élections. De surcroît, l’utilisation du mot “sacré” dans la bouche de M. Retailleau prêterait à sourire si son propos n’était pas aussi grave, lui qui regrette sans doute que l’Église soit séparée de l’État depuis 1905 et que la Loi de séparation soit partie intégrante du corpus républicain de l’État de droit.

Pas intangible ? Il suffit que des pouvoirs exécutifs qui se succèdent depuis plusieurs quinquennats fassent croire qu’ils n’ont pour souci que la protection des citoyens afin de rogner toujours plus les libertés au prétexte que « le droit » entraverait cette protection.

Confrontée à la Commission des lois de l’Assemblée nationale le 2 octobre, le ministre n’a pas pondéré ce propos contrairement à ce qu’affirment les embrouilleurs d’idées qui peuplent certains studios de télévision et de radio, puisqu’il a précisé : « j’ai simplement dit qu’il fallait déplacer le curseur dans l’état de droit comme nous l’avons fait au moment du terrorisme et du Covid ». On avait donc bien compris sa pensée profonde. Ce n’est pas une pondération. C’est au contraire une confirmation puisque le ministre de l’Intérieur cite les régimes d’exception comme justification d’une altération permanente des principes de l’État de droit, ouvrant donc la porte à tous les arbitraires et à toutes les dérives autoritaires.

Car, qu’y a-t-il derrière ce fameux « État de droit » ? Il s’agit simplement du respect des droits fondamentaux et du contrôle que les citoyens peuvent exercer pour les faire respecter. Droits qui sont inscrit dans le marbre de grands textes : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946, dans des textes internationaux et européens. Le contrôle citoyen sur l’action de l’État est rendu possible par l’exercice de libertés comme celle de la presse, la liberté d’expression ou d’association, et l’indépendance de la justice. Autant de libertés ou de garantie des libertés attaquées dans tous les régimes autoritaires.

Ceci ne signifie pas que le droit ne peut pas évoluer afin d’accompagner les évolutions de la société ou pour affronter des enjeux nouveaux comme ceux de la préservation du climat et de la biodiversité. Mais ces modifications se font dans le respect de la hiérarchie des normes codifiée dans les grands textes qui fondent notre République.

Ainsi le droit à la sûreté est partie intégrante de « l’État de droit ». Mais il l’est au même titre que la liberté, l’égalité devant la loi, l’interdiction des arrestations ou de la détention arbitraire, la légalité des peines. Ces principes fondamentaux sont garantis par des règles bien plus strictes et sévères que ne le laissent croire le déchaînement politico-médiatique.

Évidemment, il en va de « l’État de droit », au confluent de la séparation des pouvoirs et du respect des droits humains, comme il en va de la démocratie : il s’agit d’un horizon que l’on n’atteint jamais complètement. Seulement, l’avalanche de lois sécuritaires ces dernières années nous en éloigne. La loi sur le renseignement de 2015 restreint fortement le droit au respect de la vie privée. Celle de 2008 introduit une rétention de sûreté conçue sur le modèle allemand. Celle baptisée “séparatisme” ouvre la voie au contrôle des associations. L’utilisation des développements technologiques permettant grâce à des entreprises privées la surveillance, la reconnaissance faciale, la géolocalisation et le traçage, le fichage à grande échelle font glisser l’État de droit vers un État de surveillance qui lui-même ouvre la porte à un État policier, tout en abreuvant les firmes capitalistes qui en sont chargées. Ceci se fait au mépris de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 instituant la force publique « pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».

Le droit à la sûreté est lui-même corrélé à l’accès à l’école et la formation, à la santé et à la psychiatrie, au logement aux moyens octroyés à la justice, à la lutte contre la délinquance fiscale, le blanchiment d’argent ou le trafic de drogue.

On ne devrait pas faire de la politique politicienne sur les violences qui minent la société, mais mener des politiques pour les empêcher. L’effectivité des droits constitutionnels s’oppose donc aux politiques d’austérité telle que veut l’imposer au peuple un pouvoir qui n‘a pourtant aucun mandat pour le faire.

Le ministre de l’Intérieur est évidemment bien loin des idéaux des Lumières, de la Révolution française, comme de nos principes républicains. En s’appuyant sur d’odieux crimes, il pense le moment venu d’attaquer au cœur tout ce que les citoyens ont construit par leurs luttes en fondant la République française depuis 1789.

C’est la caractéristique même du nationalisme-populiste que de refuser la soumission au droit. C’est vrai pour le droit international comme pour le droit commun des sociétés. Il n’y a qu’à voir le sort que réserve à l’Organisation des Nations Unies M. Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël, Milei en Argentine, pour ne citer qu’eux. Le droit pénal, judiciaire, social comme international est devenu, pour ces fondés de pouvoir du capital en crise, un frein à l’extension des sphères marchandes comme à la domination financière et impérialiste.

Car la pleine réalisation de l’État de droit signifierait le respect du droit au travail pour toutes et tous, l’accès à l’éducation et à la santé, le droit au logement. Que de travail et de luttes encore sont nécessaires pour porter partout l’exigence d’égalité contre l’inégalité des droits.

On voit à quel point ce processus de progrès se heurte aux intérêts capitalistes. Ceux-là même que sert l’actuel gouvernement, au bénéfice du bloc bourgeois, en préparant une cure d’austérité sans pareil avec l’aide de l’extrême droite.

C’est donc à fortifier l’État de droit que nos énergies devraient être dépensées.
Heureusement, loin du retour à l’ordre ancien, la société bouillonne d’initiatives qui portent la république sociale, laïque, écologique, fraternelle. Dans les écoles, les quartiers, les villages, sur de multiples lieux de travail des citoyens agissent, imaginent et fondent des bases nouvelles pour faire société ensemble, produire du commun qui porte en germes un avenir progressiste : réseaux d’entraide, systèmes d’échanges locaux, ouverture de lieux de convivialité et de culture, entraide scolaire, accueil des étrangers et échanges culturels, développements agroécologiques et préservation de la biodiversité, expérimentation de nouveaux modèles économiques et solidaires. Nous sommes de ceux qui y participent ou encouragent toute initiative qui permet à notre humanité commune de s’épanouir.

Ne laissons pas disparaître sous les coups de menton d’un authentique contre-révolutionnaire « l’État de droit » avec la douce pente actuelle des coups répétées aux libertés d’expression, d’association, de manifestation, aux droits syndicaux, aux droits fondamentaux à la santé, à l’accès au travail mais surtout au pouvoir des travailleuses et travailleurs de toute catégorie sur le travail et la production, à l’école, à la culture. L’État de droit appelle la réalisation de tous les droits humains. En ce sens, il est un enjeu fondamental à l’aune duquel se juge la santé démocratique de nos sociétés.


Image d’illustration : « Manif pour tous – 26 mai 2013 à Paris », par UMP Photos (CC BY-NC-ND 2.0)


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