Le parti-pris de Nos Révolutions, discuté le 21 septembre 2024.
Avec l’installation du gouvernement Barnier commence une nouvelle étape de la crise politique française. Dans cette situation lourde de dangers, quelles sont les chances pour la gauche de sortir le pays de l’ornière ? Dans ce texte, nous tenterons de proposer quelques clés, en analysant les rapports entre les classes et les bouleversements politiques qu’elles provoquent, puis en nous arrêtant sur les défis à relever pour la gauche.
La France, bien intégrée dans le processus de mondialisation, devient petit à petit un territoire servant. Les Jeux Olympiques l’ont parfaitement illustré. Recevoir la bourgeoisie mondiale, miser sur le “savoir-faire à la française”, du terroir à l’industrie de luxe, sont un plan de long terme du capital pour notre pays. La France est l’un des paradis des riches : en 7 ans, Macron a offert près de 60 milliards de réduction d’impôts principalement aux champions du CAC40 et aux 1% les plus riches.
À cette décomposition économique, la dissolution de l’Assemblée nationale a ajouté la décomposition politique. Nous vivons une crise de régime sans précédent. La Ve République, construite pour dégager des majorités larges et stables est en échec. C’est l’aboutissement d’un processus de long terme qui trouve ses sources à la fois dans le rapport à la construction de l’Union Européenne qui a changé d’échelle après le traité de Maastricht et dans l’inversion du calendrier électoral, conséquence de la mise en place du quinquennat. La vie politique française est durablement partitionnée en trois blocs équivalents et non homogènes, qui reflètent l’évolution des classes sociales et de leur lutte.
Les tentations réactionnaires du petit patronat
Le petit patronat est sous la menace de la ruine, pris en étau « par le haut », avec la pression des grands groupes internationaux, et « par le bas », face aux revendications des salarié·es précaires. Il se tourne vers le RN pour défendre ses intérêts sur ces deux fronts : d’une part en plaidant pour un interventionnisme étatique dans la protection commerciale (protectionnisme, etc.) ou dans la régulation des prix de l’énergie, et d’autre part pour la répression des travailleurs, notamment à travers des politiques racistes. Ce double combat lui permet de rassembler :
- Des prolétaires peu politisés, qui, du fait d’aspirations individualistes partagées ou de dépendances de clientèle, s’alignent sur les revendications des propriétaires ;
- Des grands patrons préoccupés par l’avenir, dans le contexte de crise de l’impérialisme français, parmi lesquels des fractions croissantes , de la FNSEA et du MEDEF, dont les préoccupations étaient traditionnellement relayées par LR.
Cette lutte commune contre le « mondialisme » et le prolétariat se cristallise dans la bataille contre l’immigration et s’incarne dans le projet ethnico-nationaliste de préférence nationale du RN. Elle est renforcée par la conscience d’être privilégié par rapport aux pays extracteurs ou manufacturiers comme la Chine ou le Bangladesh.
Ce bloc d’extrême droite sature le champ politique et médiatique de paniques morales qui ont vocation à rendre ses positions naturelles et acceptables. Il progresse partout en Europe et dans le monde, surfant sur les ravages de la mondialisation libérale. En France, elle a profité à plein de la stratégie de dédiabolisation, mais reste un repoussoir pour une courte majorité d’électeurs.
L’éclat déclinant de la bourgeoisie libérale
Quant à la fraction de la bourgeoisie française qui est performante sur le marché mondial, elle s’enrichit mais se réduit, ce qui explique les difficultés actuelles du macronisme. Ce groupe partiellement coagulé autour du camp présidentiel et de l’aile droite du PS, se présente comme le seul porteur du progrès humain, la seule alternative aux barbaries des “extrêmes”. Il est attaché au libre-échange et à l’idéologie progressiste qui l’accompagne, bien que ces deux aspects se présentent aujourd’hui sous des formes plus caricaturales et agressives. On peut l’observer dans leur défense du « républicanisme ». C’est paradoxalement au nom de ce mot d’ordre qu’ils remettent en cause les libertés fondamentales et font voler en éclats les principes de la démocratie libérale et du parlementarisme. Dans ce registre, la création d’un “Ministère de la Laïcité” est ainsi annonciatrice de nouvelles attaques contre la laïcité.
Cette bourgeoisie libérale ne considère pas que la poursuite de ses intérêts économiques soit incompatible avec les frontières ouvertes. En outre, elle utilise la puissance de l’État pour conquérir des marchés dans le monde, à travers des réformes structurelles ou des politiques impérialistes. Elle met en œuvre un travail de sape systématique des services publics notamment dans la santé, la protection sociale et l’éducation, pour ouvrir de nouveaux marchés toujours plus lucratifs.
Macron tente de répondre à ces deux franges de la bourgeoisie (réactionnaire et libérale) en s’appuyant tour à tour sur des mesures de repli et d’ouverture. Cela s’est par exemple illustré à l’hiver 2023, lors duquel il est rapidement passé d’une loi sur l’immigration à la constitutionnalisation de l’IVG. La nomination de Barnier est une manifestation de cette tension.
De fait, les forces du capital n’ont pas choisi entre ces deux projets, et restent pour l’instant divisées sur la voie à suivre. Cette division est particulièrement visible lorsqu’on observe le positionnement des groupes de presse des grandes fortunes françaises. Elle trouve son expression dans l’opposition entre BFM TV de Saadé, et CNews de Bolloré. Enfin, il reste à droite quelques orphelins du parlementarisme qui n’ont plus de parti politique, et ne disposent que de quelques voix dans le débat public avec Charles De Courson et Dominique de Villepin.
Le prolétariat progressiste et la gauche
De l’autre côté, le prolétariat progressiste s’enracine dans des conditions de vie plus collectives et milite pour des mesures égalitaires face à la crise, en termes de redistribution des richesses et de droits. Au plan électoral, il appuie régulièrement la gauche, et en particulier LFI, qui est identifiée comme son aile radicale. Il marche bien souvent aux côtés de la jeunesse diplômée qui peut aussi se retrouver dans le discours d’EELV, et il reste proche des corps intermédiaires du mouvement ouvrier – syndicaux, municipaux, etc. Ces derniers accordent traditionnellement leur faveur au PCF, et dans une moindre mesure (le quinquennat Hollande a laissé des traces) au PS.
Dans un contexte où l’industrie se déplace vers les pays du Sud (elle pèse moins de 15% dans la création de valeur ajoutée en France), il est surtout implanté dans le secteur tertiaire et les services, et a peu d’influence sur la production matérielle. C’est pourquoi la question du contrôle des moyens de production ne se pose pas spontanément, et c’est aussi pourquoi un sentiment d’impuissance peut parfois handicaper les luttes. La forte croissance du secteur de la logistique et des transports vient nuancer cette fragilité : les entrepôts, les ports, les chemins de fer, les routes, sont autant de points névralgiques du commerce international sur lesquels il reste possible d’agir.
Plus généralement,les flux migratoires lui donnent une sensibilité internationaliste sur certains sujets (comme la Palestine), mais la conscience d’appartenir à un prolétariat mondial reste à construire. À ce titre,l’imminence de la crise climatique renforce la compréhension d’un destin partagé.
Ceci étant, les classes populaires ne se mobilisent que partiellement avec la gauche. En un sens, cette dernière est prise dans la gueule des loups. Certains de ses dirigeants sont séduits par le discours sur le gouvernement des raisonnables et l’idée du seul rempart face à l’extrême droite. Il arrive aussi qu’ils soient tentés d’acquiescer, aux côtés de la Macronie, aux récits nationalistes du RN sur la laïcité, l’immigration, l’assistanat ou la sécurité. On entend même parfois que ces thèmes seraient des points de départ incontournables pour s’adresser au peuple. Ces réflexes opportunistes sont contre-productifs.
Engager la gauche dans un combat commun vers la victoire
La gauche représente électoralement plus du tiers des électeurs. Sur le plan des idées et des valeurs, elle est majoritaire. Pour gagner, elle doit porter son propre discours, imposer ses analyses et ses grilles de lecture, cesser de danser avec les loups. Elle est condamnée à une méthode, le rassemblement ; non pas sur le plus petit dénominateur commun mais dans le sens de la mobilisation populaire et de la confrontation résolue avec l’ordre social existant. Le Nouveau Front Populaire, à la suite de la NUPES, peut jouer ce rôle. Face à l’épée de Damoclès d’une nouvelle dissolution, pour devenir majoritaire, il doit en urgence se mettre en ordre de bataille pour répondre rapidement à une série de questions brûlantes.
Évidemment, ce n’est pas facile. La perspective de l’élection présidentielle tend la discussion. Même si les élections intermédiaires se sont repolitisées, la présidentielle reste l’élection centrale de la vie politique française. La faiblesse des candidatures de gauche, unies et désunies, appelle à construire un chemin collectif pour la prise de pouvoir.
La gauche doit ainsi répondre à la grande question démocratique. Il apparaît aujourd’hui que la prise de pouvoir politique, si elle ne s’accompagne pas d’une reprise en main du champ économique est vouée à l’échec. Nous appelons cette question de l’extension de la démocratie le communisme, mais elle peut être traitée par la conjugaison d’autres traditions radicales autogestionnaires ou écologistes.
À court terme, cela implique pour le NFP de clarifier son rapport aux institutions républicaines et de trancher son rapport à la démocratie bourgeoise. Faut-il poursuivre la course à la respectabilité républicaine, sous la pression d’une participation au “Front Républicain” quand l’une des forces principales de la gauche est excommuniée par celles et ceux qui prétendent incarner l’ordre ou la raison tout en servant de marchepied au RN ? N’y a-t-il pas un risque de désespérer les classes populaires à poursuivre un objectif irréalisable avec les règles actuelles ?
Pour éviter le piège de la division de la gauche, il faut également mettre en débat la manière de solidariser les intérêts des classes populaires. Le débat stratégique sur les rapports entre les centres et les périphéries doit être pris au sérieux, à condition de l’extraire des polémiques politiciennes et d’une lecture en parts de marché électorales. L’opposition factice entre “les tours et les bourgs” est mortifère car elle détourne de la question centrale du partage du pouvoir et de la richesse. Les approches par le racisme structurel, par la lutte contre le patriarcat, par l’urgence écologique, ne sont pas des diversions mais se conjuguent à la lutte de classes. Elles font partie du récit commun pour renverser l’ordre établi. Il ne s’agit pas seulement de faire converger les luttes, mais de démontrer comment elles fondent ensemble la réponse à une oppression globale, les dominations font système et doivent être sorties d’une approche en silos qui enferme et divise.
Urgences immédiates
Enfin, l’urgence politique est de combattre le fascisme qui vient et les divisions du prolétariat promues par l’extrême droite. L’avenir parlementaire du gouvernement Barnier dans les seules mains du RN doit être affronté par un positionnement commun de la gauche, sur la base des leviers offerts par la bataille parlementaire (motion de destitution, de censure, etc.) mais aussi par la rue. Pour résoudre cette question, le NFP doit accepter d’élargir et de poursuivre le mouvement débuté lors des élections législatives avec l’engagement des forces sociales dans la construction du Front Populaire. Elle a face à elle un gouvernement de droite rassemblée tentant de faire le pont entre technocratie et populisme identitaire.
De ce point de vue, la niche parlementaire du RN, le 31 octobre, constitue une première difficulté. Le parti d’extrême-droite a prévu d’y présenter un texte d’abrogation de la réforme des retraites. Il s’agit bien évidemment de donner des gages à sa base populaire, échaudée par les annonces contradictoires de Bardella lors des élections législatives. Reste que la situation n’est pas simple. Faut–il voter l’abrogation, dans l’espoir que la loi passe et que les travailleurs gagnent 2 ans de retraite ? Ou au contraire faut-il refuser de la voter, pour empêcher le RN de prendre davantage d’importance, alors même qu’il est au seuil du pouvoir ? Il s’agit d’une question tactique majeure, au sujet de laquelle nous avons des avis différents. Nous considérons qu’un débat approfondi est nécessaire pour élaborer une position partagée. À notre modeste échelle, nous y contribuerons tout au long du mois d’octobre.
De manière plus générale, la seule mobilisation des appareils politiques ne sera pas suffisante pour solidariser le peuple et remporter les échéances sociales et électorales à venir . À côté des mobilisations de rue massives, la gauche doit impérativement créer dans des lieux d’élaboration communs. Sans assemblées générales, sans espaces démocratiques populaires, les divisions en chapelle seront un nouveau carburant pour l’extrême droite qui pourrait mener au pire. Les élections municipales de 2026 (et a fortiori d’éventuelles élections législatives anticipées en 2025) doivent être l’occasion de rassembler celles et ceux qui refusent les compromis avec l’extrême droite. Elles sont l’opportunité de la mise en mouvement citoyenne au plus près des préoccupations du peuple. Nous devons en faire le 1er tour menant à la VIe République.
Maintenant, il ne suffit plus de crier aux loups, il faut les affronter.
Signataires :
Lili Attanasio
Josselin Aubry
Jean-Jacques Barey
Aurélie Biancarelli
Hugo Blossier
Hadrien Bortot
Sophie Bournot
Alexan Colmars
Manel Djadoun
Juan Francisco Cohu
Anaïs Fley
Nadine Garcia
Antoine Guerreiro
Fabienne Haloui
Nicolas Haincourt
Marie Jay
Alexis K.
Noâm Korchi
Helena Laouisset
Isabelle Lorand
Colette Mô
Nuria Moraga
Frank Mouly
Martine Nativi
Basile Noël
Philippe Pellegrini
Hugo Pompougnac
Katia Ruiz Berrocal
Lola S.
Armeline Videcoq-Bard
Clément Vignoles
Image d’illustration : « Fronton de l’Assemblée nationale, située à Paris », photographie du 19 juin 2009 par François Vanleene (CC BY-SA 4.0)