Par Patrick le Hyaric.
Cet article du 28 septembre 2024 est extrait de la lettre hebdomadaire de Patrick Le Hyaric. Cliquez ici pour lire la lettre de la semaine, et ici pour vous y abonner.
L’information de qualité, qu’elle soit politique, sociale, économique, scientifique ou générale, a une « valeur d’usage » dont la définition est simple : il s’agit d’être utile aux lectrices et aux lecteurs, téléspectatrices ou téléspectateurs, comme citoyens actifs et responsables, en leur donnant tous les éléments leur permettant d’intervenir sur la marche de la société et du monde, à comprendre les événements, à rester maître de leur destin, à faire des choix.
Le comité des États généraux de l’information (EGI) dont tous les membres ont été nommés par le président de la République aurait dû traiter de ces enjeux, à l’heure où il est impératif de se pencher sur le lien entre l’urgence démocratique et le pluralisme des médias, le pluralisme des traitements des événements, le pluralisme des idées.
Le rapport remis il y a quelques jours dresse un constat lucide sur la situation, mais ne propose aucun changement fondamental. Nulle proposition pour un renforcement du pôle audiovisuel public. Rien pour lutter contre les concentrations de la presse et des médias entre quelques mains. Aucun pouvoir rendu aux journalistes face aux actionnaires capitalistes.
Lancé à l’origine pour réguler l’industrie numérique qui pille le travail des journalistes afin de le revendre contre des recettes publicitaires et à la suite du coup de force de Bolloré s’accaparant la chaîne Cnews – en renvoyant tous les journalistes – les États généraux de l’information ne prennent pas la mesure du problème fondamental auquel nous sommes confrontés : le système informationnel penche de plus en plus vers l’extrême droite et les oligarques respectent de moins en moins les journalistes. De grands groupes de presse réalisent des journaux sans rédaction en exploitant des journalistes payés à la tâche sans garantie sociale. D’autres expérimentent, la production par l’intelligence artificielle d’une partie de leur contenu.
Sous l’impulsion des grands groupes capitalistes à la recherche de rentabilité dans tous les segments de leurs activités et de l’utilisation de l’extrême droite comme garantie du maintien du système, une mutation préoccupante est en train de s’opérer.
Des cercles importants des classes dominantes ont inventé un nouveau concept : le « marché des idées ». Et là, il ne s’agit plus de confrontation d’idées. Ils y mènent une guerre culturelle et idéologique visant à peser dans le débat public, à travestir des pans de l’histoire nationale et celle du monde, à empêcher le débat contradictoire, à détourner nombre de principes républicains de leur sens, à effacer les idées de transformation sociale, démocratique, écologique, à diffuser des imaginaires aliénants.
C’est au nom de cet objectif que les médias de droite extrême revendiquent, comme Elon Musk et Donald Trump, le droit de « tout dire », mensonges et vérités alternatives inclus.
Le mal est plus profond qu’il n’y paraît. Ainsi, dans un article paru dans le « JDNews », un nouveau magazine du groupe Lagardère lancé la semaine dernière, l’un des fers de lance de ces campagnes, Mathieu Bock-Côté – qui squatte aussi les plateaux de Cnews et les colonnes du Figaro – ose s’insurger qu’en « Irlande, en Écosse, et même en France, on a vu naître récemment des propositions de loi entendant frapper d’interdit les « propos haineux ». Ce qui veut dire que l’État se donne désormais le droit de contrôler la vie intime du commun des mortels. » Voilà donc où nous en sommes ! Voilà le grand confusionnisme incité, répandu telle de la poudre prête à s’enflammer !
Ajoutons que la « valeur d’usage » de l’information est niée pour être réduite à une valeur d’échange. La valeur générale d’usage pour le lecteur ou l’auditeur est compressée dans le cadre d’une information en continu, triée selon certains objectifs idéologique, impulsée pour faire de l’audimat, passée au tamis des algorithmes, plus superficielle, plus redondante, plus uniformisée.
Nous nous éloignons toujours plus encore d’une information au service du bien commun. Et quand Madame Rachida Dati, reconduit au ministère de la Culture, expliquait il y a quelques semaines, qu’il y a plus de problèmes de pluralisme dans le service public de l’audiovisuel que dans les médias de Bolloré, nous avons de gros soucis à nous faire.
Cette saillie et d’autres visent à préparer l’ouverture du capital, puis la privatisation, du pôle audiovisuel public comme le réclame avec force l’extrême droite. Nous aurons vite à nous placer du côté des journalistes et de tous les travailleurs de Radio-France, de France télévisions, de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) dans le collimateur des grands groupes capitalistes et des droites extrêmes.
Les considérables efforts déployés par la classe capitaliste sont trop sous-estimés. Celle-ci se dote de moyens colossaux pour mener la bataille culturelle, idéologique et politique. Ainsi, 81 % des quotidiens nationaux et 95 % des hebdomadaires d’information générale et politique, 40 % des cinquante premiers sites d’information, quatre radios généralistes, les chaînes de télévision privées sont la propriété de seulement huit hommes d’affaires milliardaires et de deux millionnaires.
Cette poignée de capitalistes qui s’accapare les médias veut évidemment en faire des outils d’influence auprès des gouvernements, des institutions européennes et dans le concert mondial. Mais cette classe recherche aussi un modèle économique rentable qui écrase le pluralisme des idées et de la presse.
En effet, sous l’effet des développements numériques et d’une dévalorisation organisée de la lecture des journaux papiers et des livres, une mutation considérable des entreprises de presse vers des projets globaux – papier-numérique-télévision-vidéo – auxquelles s’ajoutent des industries culturelles, de loisirs et d’une multitude de services est en cours. Ces projets visent à concurrencer les géants nord-américains du numérique dans le cadre d’une violente bataille intra-capitaliste incluant de fameux « marchés des idées » – réactionnaires s’entend.
Pendant ce temps, la presse indépendante est réduite à la portion congrue, toujours plus asphyxiée.
En apparence, le commun des mortels considère le pluralisme à l’aune de la multiplication des chaînes de télévision et de radio à disposition. Cela lui donnerait donc, plus de choix. En apparence seulement. Car, en réalité, il se trouve encerclé, cerné, dans un système où les médias sont soumis en permanence à l’audimat et leur caractère commercial s’accroît.
Il faut faire de l’audience et pour cela imposer une culture de la distraction – selon une vision consumériste et dans les intérêts de leur propriétaire – en uniformisant les contenus pour gagner la course à l’audimat, mesurée chaque seconde comme les cours de bourse. On retrouve ici le concept de « marché » des idées et de l’information sensationnelle qui fidélise des téléspectateurs devant des émissions ou l’on vend du vide tout en excitant l’individualisme, l’identité et l’insécurité.
Ainsi, les grands médias ont une fonction de reproduction des idéologies et des valeurs dominantes. Par les contenus, les images, les normes, les mots et les valeurs qu’ils véhiculent dans les infos en continu, dans les fictions comme dans le divertissement.
Ce niveau, inconnu jusque-là, de concentration des médias et des industries culturelles s’inscrit dans la guerre intra-capitaliste que se livre de grands groupes à base nationale avec l’oligopole numérique nord-américaine – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft auxquels il faut ajouter Netflix, Disney, YouTube – qui dominent à la fois les productions de contenus, les circuits de distribution et les sources de revenus. Ce faisant, ils affaiblissent la presse écrite en pillant ses contenus, en asséchant ses ressources publicitaires et en niant la diversité culturelle.
Ces géants américains du numérique, plus puissants économiquement et financièrement que certains États, étalent leur hégémonie dans les industries médiatiques et culturelles. Ils constituent une menace pour notre « exception culturelle », une menace pour les libertés et le pluralisme des informations et des opinions. Ils pillent les contenus, jusqu’à la source, et captent la manne publicitaire. Aujourd’hui, Facebook est la première plateforme mondiale d’accès à l’information. YouTube est la première interface audiovisuelle pour les moins de 30 ans. Amazon est la plus grande librairie du monde.
Leur seule logique est évidemment, la recherche du profit en plaçant hors-jeu le citoyen informé au profit du consommateur encerclé et du « client » redevable. Ajoutons que ces groupes, telles des pieuvres, investissent dans une multitude d’autres secteurs comme le transport, la logistique, le soutien à l’armement ou la santé. Dans ce nouvel espace informationnel et ses puissants algorithmes, se pose une multitude de questions : désinformation, polarisation des opinions, enfermement informationnel.
En plaçant leur raisonnement dans l’unique cadre de ce capitalisme-cannibale, les rédacteurs du rapport des États généraux de l’information ne peuvent affronter ces enjeux pourtant cruciaux pour l’avenir des démocraties et l’exercice de la citoyenneté. Ce rapport aurait pourtant pu insuffler un peu d’oxygène démocratique pour l’information, son traitement, la culture, le débat citoyen. Or, ces auteurs refusent d’affronter les actionnaires, de défendre un pôle de médias public démocratisé et propriété citoyenne, de revaloriser le métier de journaliste et le travail des créateurs.
Il n’y aura pas de pluralisme vivant sans soutenir plus et mieux la presse indépendante. L’un des points positifs du rapport est de lui faire bénéficier de nouvelles recettes publiques grâce à un prélèvement plus substantiel sur les recettes que réalisent les géants du numérique sur la publicité acquise grâce au pillage du contenu de la presse et des médias. Une bataille conséquente est indispensable pour le traduire en actes. Il aurait dû proposer une réforme du conseil supérieur de l’audiovisuel. Celui-ci doit devenir une instance élargie aux professionnels et aux auditeurs et aux téléspectateurs et exercer un contrôle démocratique faisant réellement vivre le pluralisme et veiller au respect de la création française dans les programmes culturels ou de loisirs à la télévision.
Le pôle public de la radio et télévision doit être consolidé et développé, démocratisé en faisant participer les auditeurs et téléspectateurs aux côtés des personnels aux orientations. Il doit être un modèle de diversité et de pluralisme et participer plus encore à la création culturelle.
Il n’y a pas d’information pluraliste, documentée sans embauche de journaliste, sans reporter, sans journaliste d’investigation. Il est urgent de voter une loi anti-concentration et d’interdire toute prise de contrôle de plus de 20 % du capital sur toute entreprise de médias, et au-delà sur l’ensemble des industries culturelles et numériques. Autant de réformes qui doivent s’inscrire dans un nouveau projet d’appropriation publique des grands médias.
Les États généraux de l’information et leurs conclusions devraient inciter les progressistes à animer des débats publics autour de ces enjeux qui ont partie liés avec ceux des batailles pour les salaires, le travail ou le climat, la lutte antiraciste ou le féminisme. C’est de la citoyenneté vivante dont il s’agit ! Ils les appellent à défendre la presse indépendante des groupes industriels et financiers, et à mesurer dans un tel contexte a quel point lire et faire connaître L’Humanité est extrêmement précieux.
Image d’illustration : Photo de Digital Buggu (CC)