Été 2024 : retour sur les mobilisations contre les mégabassines


Une interview réalisée par Anaïs Fley.

L’été 2024 a été à nouveau marqué par les actions contre l’installation de mégabassines, et donc par une violente répression de l’État. La contestation se concentre particulièrement dans l’Ouest du pays, où l’utilisation de ces infrastructures suscite un débat intense sur la gestion de l’eau, les pratiques agricoles et l’environnement.

Le Village de l’eau est devenu un symbole de la résistance écologiste, un lieu de rassemblement et de débats pour les opposant·es aux mégabassines. Ce village éphémère, installé sur des terrains menacés par ces projets, accueille militant·es, agriculteurs et agricultrices, scientifiques et citoyen·nes, convaincu·es que l’eau est un bien commun qui doit être préservé, tandis que les mégabassines favorisent une agriculture intensive au détriment des ressources naturelles et des écosystèmes.

La Manif’action contre les mégabassines de juillet 2024 s’inscrivait dans la continuité des mobilisations des années précédentes, mais a pris une ampleur nouvelle face à l’accélération des projets de construction. Des milliers de manifestant·es ont convergé pour dénoncer l’appropriation de l’eau par une minorité d’agriculteurs industriels, au détriment de l’ensemble de la population et de l’environnement. Les actions ont été multiples : marches, occupations de chantiers, sabotages symboliques et interventions médiatiques se sont succédées pour maintenir la pression sur les autorités et les promoteurs de ces projets.

Nous avons rencontré Quentin et Mathilde*, militant·es impliqué·es dans cette mobilisation.

Nos Révolutions (NRs) : Bonjour, et merci d’avoir répondu positivement à notre demande d’entretien. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous étiez présent·es au Village de l’eau et à la Manif’action de La Rochelle cet été ?

Quentin : J’étais présent au village de l’eau dès la veille du lancement, et j’étais présent aux manifestations de « Pas Saint-Sauvant », donc du Pré-sec à Migné-Auxances, au Nord de Poitiers, et à la Manif’action de La Rochelle. Ça fait trois ans qu’avec mon orga on est investi·es dans la lutte contre les bassines. C’est un combat qui, au début, nous semblait extrêmement local, et on s’est rendu compte que c’était une lutte nationale et même internationale, et donc qu’il était important d’y être présent pour montrer une certaine forme de soutien à toutes les personnes venues de l’international. C’est aussi des moments de rencontre et de partage dont on a besoin, sur le village, pour se ressourcer avant de repartir au charbon. Le moratoire nous concerne directement dans la Vienne : c’est une première étape vers l’arrêt des projets et une réforme agraire.

Mathilde : C’est plus qu’un moratoire, c’est l’arrêt de la construction de mégabassines, notamment celles prévues pour septembre. Au-delà de ça, on se mobilise pour un nouveau rapport à la manière dont on produit notre nourriture et un retour à l’agriculture paysanne qui respecte le vivant. J’ai une sensibilité écologique qui m’est propre, mais je la réfléchis dans une logique intersectionnelle : je trouve que ça fait ne fait pas beaucoup sens de parler de luttes de classe sans parler de luttes écologiques, d’agriculture paysanne, de luttes locales, de féminisme ou même de luttes anticoloniales.  C’est un bloc de mêmes oppressions, qu’on a intérêt à rassembler si on veut construire des territoires plus résilients pour l’avenir. 

J’étais présente aux manifestations parce qu’on m’a parlé de cet événement il y a un moment, quand on faisait le Convoi de l’eau à l’été 2023 et qu’on s’intéressait à ce que proposaient les Soulèvements de la terre et Bassines non merci en termes de modes d’action. J’ai beaucoup évolué dans mon parcours militant : à la base j’étais plus sensible aux luttes dites « non violentes », comme Extinction Rébellion, et avec le temps je me suis davantage dirigée vers des modes opératoires où la non-violence ne prime pas nécessairement. J’aime bien le fait que tout le monde ait sa place dans la lutte, et les Soulèvements permettent ça : s’il y a des personnes qui veulent juste cuisiner pour aider, ou d’autres qui préfèrent aller dans le premier cortège de la manif à La Rochelle, c’est possible. J’aime me dire qu’on peut créer des espaces où il y a de la place pour tout le monde, qu’il y a plusieurs façons de militer.

Ce qui m’a vraiment enchantée au Village de l’eau, c’était la vie en communauté, et à quelle point c’était fluide, bien réparti, pas tant genré que ça, tout le monde faisait les mêmes tâches et c’était une bonne surprise. On avait un peu l’impression, avec mes ami·es, de vivre une utopie de vie commune. J’aimerais tendre vers des modes de vie collectifs et autogérés, ce sont des questions qu’on se pose avec mes proches : faire société à petite échelle, décentraliser… Participer à des exemples comme ça, ça donne beaucoup d’idées pour ce qu’on aurait envie de construire ensemble à moyen terme.

NRs : À votre avis, qu’est-ce que les mobilisations contre les mégabassines apportent de nouveau dans le mouvement social, en termes d’expérience militante, de pratiques, d’enseignements collectifs ? Est-ce que vous y voyez des limites ? 

Quentin : Concrètement, le fait que chacun·e puisse trouver sa place, qu’on soit sur le village à écouter une conférence pendant que des copains font la vaisselle, ça crée une accessibilité bienvenue dans ces luttes, qui ne sont plus réservées au profil type « jeune, diplomé, pro-bagarre »… Toutes les forces vives sont mises à profit d’un mouvement, et quelles que soient tes compétences ou tes attentes, tu peux trouver ta place et y contribuer. C’est historique dans le mouvement des bassines : sans les « petits vieux » de la Ligue de protection des oiseaux pour porter plainte toutes les deux semaines contre les irrigants, on perdrait un temps conséquent pour préparer la prochaine action. Sans les désarmements sauvages organisés par certain·es militant·es, les bassines seraient encore là. C’est cette pluralité qui crée cette capacité d’action formidable.

« L’objectif est à portée de main, ça aide, ce ne sont pas des institutions ou le capitalisme abstrait. Physiquement, c’est une bassine. »

J’avoue que je ne vois pas vraiment de limites, pour répondre à ta question. En tout cas, pas à court et moyen termes. Sur le long terme, des questions peuvent se poser concernant les fonctionnements des diverses organisations participantes. Sur le court terme, malgré un effort pour se rendre accessibles, les Soulèvements n’ont pas réussi à faire venir dans leurs luttes les milieux sociaux habituellement détachés de l’action écologique. En fait, pour le moment, il y a juste une pluralité d’action formidable et tout le monde se tolère. Bien sûr, ça se taquine, mais en dehors des « bagarres » par tags interposés gribouillés dans les toilettes sèches du village de l’eau, personne ne s’insulte. C’est un bon départ, quand on connaît notre capacité à se tirer dans les pattes au sein de la gauche, encore plus dans les franges militantes et révolutionnaires. Je pense aussi que c’est parce qu’on a des objectifs atteignables. On ne parle pas que de révolution mondiale, la lutte contre le système agro-capitaliste est rendue visible par des cibles très claires : c’est des fermes usines, des ports, des bassines… L’objectif est à portée de main, ça aide, ce ne sont pas des institutions ou le capitalisme abstrait. Physiquement, c’est une bassine.

Mathilde : C’est comme si la lutte contre les mégabassines était l’occasion, non seulement de faire lutte, mais pour une partie de la gauche qui a envie d’aller plus loin, de se former. On utilise des questions hyper-actuelles pour faire l’expérience de faire société, d’apprendre des connaissances, de les diffuser, c’est expérimental. C’était aussi l’objet de leur communication : venez, on va faire un village et on va voir ce qui se passe. Évidemment, il y a eu des mois d’organisation en amont, mais il y avait vraiment cette volonté de « voir ce que ça donne » de vivre comme ça quelques jours, de se former et ensuite d’aller en action, en connaissance de cause.

Ça aide, face à la répression qui augmente, d’être ensemble, conscient·es, on a envie d’y aller. On en vient à créer un « FOMO », fear of missing out, du Village de l’eau, alors que globalement on y va pour se faire casser la gueule . Des ami·es à moi m’ont dit « Oh non, j’ai raté ça ! », alors qu’on s’est pris des bombes lacrymogènes. L’expérience de faire foule comme dans n’importe quelle manif, c’est une chose, mais là c’est toute cette expérience de vie commune qui s’ajoute et qui fait que des personnes qui n’y étaient pas, le regrettent. En ce sens, c’est une vraie réussite. Je ne vois pas non plus forcément de défauts dans cette organisation de micro-société, si on peut l’appeler comme ça.

Effectivement, si ça se pérennise, il faudrait poser la question de qui organise et dirige ce mouvement. Actuellement on ne sait pas, ni à quelles fins,  et si je participais à une société de ce type j’aimerais avoir un pouvoir électoral ou quelque chose comme ça. Mais pour l’instant ce ne sont pas  des questions qui se posent et ça fonctionne dans le cadre de l’action. On est des pions et on le sait, même si on ne sait pas trop dans quoi on a mis les pieds. On est prévenus au dernier moment quand les convois changent, mais on est d’accord avec ça. C’est une des seules choses qui ne fonctionneraient pas sur le long terme à mon avis. 

NRs : Depuis plus de 50 jours, Macron s’accroche au pouvoir malgré ses deux défaites successives et la victoire du Nouveau Front Populaire aux élections législatives. Les organisations de jeunesse ont appelé à manifester le samedi 7 septembre contre ce hold-up démocratique. Cependant, la période estivale et les vacances ont pour l’instant maintenu une certaine passivité populaire. Les mobilisations traditionnelles toujours délaissées. Pensez-vous que les formes de mobilisations des mégabassines, qui sont très locales et parfois musclées, sont une forme de réponse pour sortir de la passivité politique ?

Mathilde : Pour moi, les luttes locales sont les plus stratégiques. C’est toujours plus efficace d’être un groupe de personnes qui agissent sur leur territoire . Si plein de luttes locales prennent feu partout, l’étincelle peut s’embraser rapidement. Je suis d’avis que la promesse du militantisme est de donner un sens à l’existence. La passivité s’explique selon moi par plein de choses liées au capitalisme, à la médiatisation, qui font qu’on est de plus en plus détaché.es de la réalité.

Militer et lutter, ça permet de s’ancrer, de se trouver un sens, une direction. Je sais que beaucoup de personnes recherchent ça. Et – ça va vous sembler bizarre mais – c’est ce que réussissent à faire les Soulèvements de la Terre en rendant la lutte « cool » et accessible pour les générations actuelles, celles qui sont sur les réseaux sociaux. Ils allient la lutte avec des formations, mais surtout la fête et la promesse de passer un bon moment. C’est une place dans une communauté qui nous est proposée, on n’a pas envie de rater l’expérience dans sa globalité. Tout ça permet de rassembler des personnes qui se demandent comment se mobiliser davantage dans leur vie.

« Je pense que les Soulèvements de la Terre, dans leur manière de proposer la lutte, peuvent déclencher ce point de bascule chez beaucoup de personnes. À Angoulême, on a eu ça après Sainte-Soline 2, l’an dernier.« 

J’en ai parlé pendant le Village de l’eau : qu’est ce qui fait la différence entre quelqu’un qui milite un peu, qui tracte un peu, qui met quelques posts sur les réseaux, et quelqu’un qui, comme nous je pense, y dédie vraiment une bonne partie de sa vie ? C’est quoi le point de bascule ? Je pense que les Soulèvements de la Terre, dans leur manière de proposer la lutte, peuvent déclencher ce point de bascule chez beaucoup de personnes. À Angoulême, on a eu ça après Sainte-Soline 2, l’an dernier. Il y avait un tag dans la ville qui disait « Sainte-Soline m’a radicalisée. » Le lendemain, autour de ce tag, on pouvait lire « Moi aussi. » « Moi aussi. » « Moi aussi. » « Moi aussi. » C’était comme dire « J’étais là ». Et si t’étais pas là, t’avais raté quelque chose. C’était traumatisant, il s’est passé des choses horribles, et pourtant on avait envie d’y retourner, mieux préparé·es, De faire partie de ça. 

Quentin : Mes premières expériences militantes, c’est le cortège de tête parisien. La grande différence entre ces expériences-là et les expériences de copains pour qui le premier gazage c’était Sainte-Soline, voire deux de mes camarades pour qui c’était La Rochelle, donc il y a quelques jours, c’est que tout était flou. Quand tu te fais gazer à Paris, t’es à un 1er mai ou à une manif syndicale et tu sais pas exactement pourquoi t’es là. Tu sais que t’es en colère contre le monde, contre le capitalisme, contre plein de choses, mais c’est abstrait.

La différence, c’est que là, les camarades, malgré un traumatisme – on a eu des copains blessés à Sainte-Soline – malgré ce traumatisme-là, ça donne une niaque monstrueuse parce qu’en fait l’objectif n’était qu’à un pas. À 200 mètres. Ça fait une grande différence, entre être avoir une pensée magique un peu petite bourgeoise où on pense que tout va nous tomber dessus, et des militant·es parfois très jeunes qui découvrent la violence et la confrontation avec un objectif clair, visible, à portée de main. C’est pas juste une radicalisation anti-flics, c’est « Sainte-Soline m’a radicalisé parce que maintenant je sais que mon objectif est juste derrière les flics. La police n’est qu’un obstacle, pas l’objectif. L’obstacle, il faut le contourner ou le vaincre, mais l’objectif est derrière et il est à portée de main. Et franchement ça fait chier parce qu’on était encore à deux doigts ». Et je pense que ça fait une grande différence, dans ce processus de devenir militant·e. C’est un peu les 200 familles du Front populaire de 1936 : « On a les noms. » Aujourd’hui c’est les 7 milliardaires qui contrôlent les médias. C’est ces choses qui radicalisent dans le bon sens, parce que franchement, là on est pas loin et la prochaine fois on sera encore plus proches.

NRs : Pour beaucoup de militant·es ces dernières décennies, l’expérience du danger n’a jamais vraiment été une question. On peut partir du principe que notre engagement est inconditionnel, mais quand on risque des blessures, la prison ou même la mort, la question de l’engagement n’a plus le même sens. Or aujourd’hui, on a réussi à faire barrage à l’extrême-droite, mais ce n’est peut-être que temporaire. Dans ce type de contexte si la police peut être un obstacle, comment les vaincre si ce n’est en les surpassant par le nombre et par la clarté de l’objectif à atteindre ?

Quentin : Il y a une question qui revient et je pense que tout le monde se l’est posée au moins une fois : « Est-ce que j’aurais fait comme tel·le membre de ma famille qui a été résistant·e ? Ou est-ce que j’aurais été comme tous les autres ? » la réponse est de plus en plus simple à mon avis. Plus la pente fascisante devient raide, plus le côté de la barricade où on se tient devient clair. On aura plein de camarades qui choisiront la passivité et se contenteront de ne pas balancer, c’est très bien, c’est toujours ça… Le jour où l’extrême-droite est au pouvoir, à part la clandestinité, il n’y aura que la prison pour beaucoup d’entre nous, donc le choix s’imposera à nous. Si c’était “le maquis ou la prison”, en vrai ce serait peut-être chiant de manger vegan avec les Cantines des luttes pendant des mois, mais on n’aurait pas vraiment le choix. On sera investis dans ces luttes pour essayer de gagner du temps face au bulldozer fasciste, et s’il passait on serait là pour le désarmer, parce qu’on n’aurait pas le choix.

Mathilde : C’est vraiment une question de choix. La peur est hyper légitime. Avec d’autres, on n’avait jamais vécu la répression policière de cette manière et on avait vraiment eu peur. Ce qui était fort, c’est qu’on se disait : « On a peur, mais on préfère être là que de ne pas l’être. On a fait le choix conscient de venir ici. » J’ai l’impression qu’à chaque fois que je participe à une mobilisation des Soulèvements, c’est une marche en plus vers la version de moi que j’ai envie d’être. C’est rare que je me dise ça, parce que je suis souvent en flottement. On dit beaucoup qu’il faut apprendre du passé, et là on est en train de se former pour être celles et ceux qui seraient prêt·es à s’opposer à un gouvernement d’extrême-droite, dans n’importe quelles circonstances et au prix fort. Ça me fait plaisir de me dire que je prends ce chemin si c’est que l’avenir nous réserve. Je trouve que me sentir du « bon côté de l’histoire » permet de m’apaiser sur mes angoisses de l’avenir. On est beaucoup à penser qu’elles sont inévitables malheureusement, vu ce qu’il se passe. Rien n’est joué, mais c’est plus que probable, et on aura tissé les réseaux nécessaires. Ces liens et cette expérience sont une réponse à notre peur et au manque de préparation.


* Les prénoms ont été modifiés.

Image d’illustration : Photographie utilisée avec l’aimable autorisation des interviewé·es.


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