Après deux ans de guerre en Ukraine


Le parti-pris de Nos Révolutions, discuté le 9 mars 2024.

Le 24 février 2024 a vu la célébration d’un triste anniversaire : la guerre d’Ukraine dure maintenant depuis deux ans, sans qu’aucune paix ne se profile à ce jour. En France comme dans de nombreux pays, une intensive propagande de guerre complique la compréhension de ce conflit, dans lequel nous sommes pourtant engagés de façon croissante. Quel est l’enjeu de la guerre d’Ukraine, quelles sont ses conséquences et comment y mettre un terme ? C’est l’objet de ce texte.

Une guerre politique

Conflit industriel et impérialiste, la guerre d’Ukraine voit la confrontation de deux États – soutenus à des degrés divers par leurs alliés respectifs – mais surtout, de deux projets politiques antagonistes. C’est aussi à cette aune là qu’il faut l’appréhender.

Le projet de Vladimir Poutine, parce qu’il est l’adversaire désigné de nos gouvernements, est assez bien documenté pour le public occidental. Le président russe a déclenché la guerre d’Ukraine, après celles de Crimée en 2014, de Géorgie en 2008, de Tchétchénie en 1999. Ces conflits brutaux, qui ont entraîné la Russie dans une confrontation croissante avec les Occidentaux, ont été préparés de longue date.

En effet, en parallèle de son impérialisme militaire agressif, le pouvoir russe a travaillé à reconstituer dans tous les domaines ses capacités industrielles et agricoles, afin de pouvoir assumer dès que nécessaire l’isolement diplomatique et commercial du pays. Reflet des puissants intérêts de l’oligarchie russe, la guerre d’Ukraine a d’évidentes raisons économiques. Le contrôle du Donbass est en effet essentiel, car assurant l’accès aux aciéries et aux nombreuses ressources naturelles que compte la région.

Tous ces efforts, toutes ces offensives sont au service d’une ambition globale de l’extrême-droite russe au pouvoir : redorer le blason de la Russie humiliée en 1991, mais au-delà, reconstituer la “Grande Russie” d’avant 1917. Vladimir Poutine critique ainsi Lénine, qu’il accuse d’avoir été “auteur et architecte” de l’Ukraine, défaisant par là même la puissance de l’empire russe. Pour lui cet empire doit être reconstitué, même au prix du sang et de l’écrasement des nationalités est-européennes.

Quant au projet qui s’incarne aujourd’hui dans la figure de Volodymyr Zelensky, le très médiatique président ukrainien, il a pris racine en Ukraine depuis au moins dix ans. À l’issue du mouvement Euromaïdan, les gouvernements ukrainiens successifs, aux orientations nationalistes marquées et aux connivences avec l’extrême-droite ukrainienne, ont conduit une politique résolue d’intégration à la sphère occidentale

Ouverture massive aux capitaux états-uniens notamment dans l’agriculture, adaptation du droit, des normes et du réseau énergétique aux standards européens… Toutes ces transformations ont été conduites à marche forcée, dans une confrontation croissante avec la Russie et avec les encouragements appuyés de l’OTAN. Le rapprochement vers l’UE, et donc la coupure avec la Russie, se sont accompagnés d’une politique agressive en direction des populations russophones de l’est de l’Ukraine, avec une situation de guerre ininterrompue depuis 2014 au Donbass.

Dès 2014 les chancelleries, mais aussi les forces armées et les services secrets des principaux pays de l’OTAN, à commencer par les États-Unis, ont massivement investi l’Ukraine. Sans aucun respect pour sa souveraineté ni les intérêts de son peuple, ils ont utilisé le pays comme base avancée pour mener une guerre souterraine contre la Russie. Une récente enquête du New-York Times démontre ainsi qu’une douzaine de bases équipées par la CIA ont été mises en place depuis dix ans dans le pays1 ! Désormais à la faveur de la guerre, les Occidentaux imposent au pays des prêts de type “FMI”, conditionnés au saccage du droit du travail et des protections sociales. Intégrée demain à l’UE, comme tant d’autres pays de l’Est, l’Ukraine servira ainsi d’outil redoutable pour pulvériser les droits de l’ensemble des travailleurs européens.

Comment, dès lors, lorsque l’on croit à la démocratie, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à la paix, peut-on soutenir l’un ou l’autre de ces projets – et donc de fait, l’un ou l’autre des camps en présence ? C’est la difficulté devant laquelle sont placées les forces progressistes, en France et dans toute l’Europe : dans la situation militaire – et donc politique – actuelle, ne se manifeste pas pour l’instant de camp favorable aux intérêts des peuples.

Une guerre contre les peuples

Depuis deux ans, les conséquences de la guerre sont désastreuses, en premier lieu pour le peuple ukrainien qui la subit sur son sol. 31 000 morts de soldats ont été déclarées par le gouvernement ukrainien (beaucoup plus selon d’autres sources, russes, états-uniennes ou norvégiennes). On compte aussi 10 000 morts et 20 000 blessé·es civil·es2. 6 millions d’Ukrainien·nes ont été déplacé·es, essentiellement vers les pays européens voisins3.

Cette guerre, ce sont aussi d’immenses territoires et des villes défigurés par la guerre, marqués pour les décennies à venir par les bombardements, les tranchées et les mines. Le coût de la reconstruction du pays est chiffré à 486 milliards de dollars, selon la Banque mondiale : c’est 3 fois le PIB du pays ! Enfin, la fragile démocratie ukrainienne a pâti de la loi martiale en cours depuis deux ans, avec la suspension de onze partis politiques ukrainiens4 (dont le premier parti d’opposition), et des cas d’enrôlements forcés dans l’armée5.

Le peuple russe est également pris au piège de l’offensive déclenchée par son président. 75 000 morts de soldats russes ont été dénombrées par le média russe en exil Meduza6 (beaucoup plus selon les sources européennes ou états-uniennes). Les Russes subissent des enrôlements forcés, notamment dans les prisons, avec une sur-sollicitation des minorités ethniques et des régions les plus pauvres de la Fédération de Russie7.

On observe enfin un énième durcissement du régime, avec arrestation quasi-systématique et de lourdes peines pour toutes celles et ceux qui osent contester la guerre. Aux côtés des quelques rares voix anti-militaristes, seules des courageuses mères de soldats continuent à se faire entendre et à contester ouvertement le Kremlin.

Au-delà, c’est toute l’humanité qui est au bord du précipice. La désorganisation de l’agriculture et des flux commerciaux, le blocage des exportations de céréales (après la rupture de l’accord de juillet 2022) ont fait exploser l’insécurité alimentaire en Égypte, en Somalie ou encore au Soudan. Les morts de la guerre d’Ukraine ne surviennent pas que sur le front militaire…

Mais les menaces qui pèsent sur notre espèce toute entière sont aussi directement militaires. La perspective d’un embrasement de toute la frontière orientale de l’OTAN, de la Finlande à la Roumanie, et donc d’un conflit direct entre grandes puissances, n’est pas à exclure – à en croire en tout cas la communication publique des états-majors allemands, suédois et désormais français. Enfin la menace du feu nucléaire, ostensiblement agitée par Poutine, fortement sous-entendue par les Occidentaux, revient à un niveau sans précédent depuis les années 1970.

Mettre fin, le plus tôt possible, à cette boucherie relève de l’intérêt général humain. Mais comment faire ?

De la guerre à la révolution ?

Force est de constater que depuis deux ans, la guerre d’Ukraine a profondément divisé la gauche et les forces progressistes en France et en Europe. La plupart des Occidentaux considèrent ce conflit comme le signe du “retour de la guerre sur le sol européen”, pour la première fois depuis 1945. Dès lors, le spectre des deux guerres mondiales du siècle dernier, 14-18 et 39-45, pèse lourdement sur les consciences.

Les un·es voient en Poutine un nouvel Hitler annexant les Sudètes sous l’œil complaisant des Européens repeints en Munichois. Les autres au contraire, griment Poutine et Zelensky en chefs de file de la Triple Entente et de la Triple Alliance, prêts à déclencher une nouvelle guerre mondiale. Si ces références historiques peuvent parfois s’avérer utiles pour comprendre la séquence militariste dans laquelle nous sommes entrés, leur usage politicien systématique, comme vu récemment lors d’un meeting macroniste des européennes, finit par empêcher toute analyse rationnelle de la situation géopolitique actuelle.

À gauche, certain·es prétendent que la priorité est à gagner la défaite militaire de Poutine (car représentant l’État agresseur, ainsi que l’acteur géopolitique le plus dangereux), et donc d’intensifier les livraisons d’armes à l’Ukraine pour rééquilibrer les forces. Cette position vient de conduire l’essentiel des député·es socialistes et écologistes à voter pour l’accord militaire avec l’Ukraine et son intégration future dans l’OTAN. À noter que les insoumis·es et communistes s’y sont quant à eux opposés ; un progrès par rapport à leurs votes respectifs sur le même sujet en décembre 2022 – les premier·es s’étant alors abstenu·es, les second·es ayant voté pour.

Pour les défenseurs de cette position, il faudrait accélérer les livraisons d’armes, sans se soucier de la nature du pouvoir ukrainien et de son projet politique, mis en œuvre pendant et à l’issue de la guerre. Et peu importe si la guerre s’élargit jusqu’à prendre une dimension continentale, comme semblent le penser certains dirigeants européens – Emmanuel Macron en tête, avec sa volonté de maintenir une “ambiguïté stratégique sur la possibilité de “l’envoi de troupes au sol”. Cette option est enfin basée sur du sable : rien ne dit que la victoire militaire de l’Ukraine soit à portée de main, ni qu’elle dépende de livraisons d’armes occidentales, et encore moins qu’elle débouche sur une évolution plus pacifiste du pouvoir russe !

D’autres s’opposent au soutien militaire à l’Ukraine, renvoyant dos à dos les pouvoirs russe et ukrainien, ou en tout cas refusant de participer de près ou de loin à la guerre. Parmi ces militant·es, la plupart s’en remettent à la perspective de négociations, d’une “conférence paneuropéenne” associant tout le continent européen jusqu’à la Russie. Cette option, malheureusement, semble relever du vœu pieux ou de la pensée magique si elle ne s’accompagne pas de changements politiques dans les pays en présence. Qui imaginerait, en effet, Poutine et Zelensky – et les oligarchies qu’ils représentent – renoncer à leurs prétentions respectives sans être, ou bien renversés, ou bien soumis à d’intenses pressions ?

Par ailleurs, toute revendication abstraite de la paix, sans en préciser le contenu, revient peu ou prou à proposer le retour à la situation initiale : celle qui, insupportable pour les pouvoirs russe comme ukrainien, a justement conduit à la guerre. Enfin n’oublions pas que certains, à l’instar du Rassemblement National français, font mine de mêler leurs voix à celle de la gauche, parlant de “paix” et de “désescalade”, quand leur démarche est uniquement motivée par leur soumission à l’extrême-droite russe de Poutine ! C’est pourquoi seule l’extrême clarté des positions prises peut permettre de démasquer ces imposteurs. 

La paix à conclure doit comporter la reconnaissance des droits des populations du Donbass à contrôler leurs territoires, leurs ressources et leurs aciéries. Elle doit enfin permettre aux peuples russes et ukrainiens de se prononcer démocratiquement sur leur avenir. Sans cela, tout discours sur “l’autodétermination des peuples” est creux et sans objet.

Cela pose donc la question de changements des pouvoirs russe et ukrainien, c’est-à-dire de révolutions démocratiques en Russie et en Ukraine. L’histoire des guerres en Europe est riche d’enseignements à ce sujet : seule la révolution, ou sa menace, a permis de mettre un coup d’arrêt aux carnages du XXe siècle. Il est donc urgent d’appuyer et soutenir les courageux militant·es anti-guerre, en Russie comme en Ukraine – quand bien même ils et elles sont aujourd’hui minoritaires et attaqué·es de tous côtés.

Il est tout aussi urgent de provoquer le changement politique dans chacun des pays impliqués dans cette guerre ; notamment en Europe et en particulier en France, où le pouvoir a joué ces dernières semaines un rôle particulièrement néfaste, et où la guerre provoque déjà l’agitation sociale, de la crise inflationniste au mouvement des agriculteurs. Si, au lieu des déclarations guerrières de Macron, la France se mettait à porter avec force la voix des peuples, nous sommes convaincu·es que cela pourrait tout changer.

D’autant qu’à travers les cinq continents, des dizaines de peuples souffrent aussi de cette guerre et aspirent à y mettre fin. Avec le Brésil, l’Inde ou encore le Kazakhstan, le peuple français pourrait trouver toute sa place dans une grande coalition mondiale pour la paix, accroissant la pression de toutes parts jusqu’à faire tomber les fauteurs de guerre – et donc l’un ou l’autre des belligérants. Travailler à la réalisation de ces perspectives devrait être une priorité de l’année 2024, alors que cette guerre menace plus que jamais d’embraser tout le continent.

Signataires
David Arabia
Josselin Aubry
Chloé Beignon
Aurélie Biancarelli
Hugo Blossier
Hadrien Bortot
Sophie Bournot
Victor Calmels
Juan Francisco Cohu
Manel D.
Anaïs Fley
Théo Froger
Nadine Garcia
Laureen Genthon
Antoine Guerreiro
Nicolas Haincourt
Marie Jay
Noam Korchi
Colette
Nuria Moraga
Frank Mouly
Martine Nativi
Philippe Pellegrini
Hugo Pompougnac
Katia Ruiz Berrocal


  1.  https://www.nytimes.com/2024/02/25/world/europe/cia-ukraine-intelligence-russia-war.html  ↩︎
  2. Chiffres de l’État ukrainien, rendus publics le 25 février 2024 ↩︎
  3. Chiffres du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (UNHCR) au 31 décembre 2023 ↩︎
  4. https://www.liberation.fr/checknews/volodymyr-zelensky-a-t-il-suspendu-onze-partis-dopposition-ukrainiens-20220324_32PCSM7A4NGN7KF7OQN7OSHMYM/ ↩︎
  5. https://www.lefigaro.fr/international/il-y-a-eu-de-tels-cas-volodymyr-zelensky-reconnait-l-enrolement-force-de-soldats-ukrainiens-20240129 ↩︎
  6. https://meduza.io/en/feature/2024/02/24/at-least-75-000-dead-russian-soldiers ↩︎
  7. https://www.lejdd.fr/International/guerre-en-ukraine-au-sein-de-larmee-russe-les-minorites-ethniques-et-les-plus-pauvres-sont-surrepresentes-4107203 ↩︎

Image d’illustration : « Anti-terrorist operation in eastern Ukraine (War Ukraine)« , photographie du Ministère de la Défense ukrainien, prise le 19 mai 2016 par le photoreporter militaire Taras Gren (CC BY-SA 2.0)


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