Par Basile Noël.
Le dimanche 18 février 2024, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire – écrivain à ses heures perdues – annonçait des coupes de 10 milliards d’euros dans le budget de l’État, consécutives à une baisse des prévisions de croissance économique en 2024.
Présentées sous l’angle de la simple “bonne gestion” économique face à des difficultés plus importantes que prévues, ces annonces illustrent en réalité assez bien le projet économique de la bourgeoisie et de l’un de ses plus illustres ministres.
Qui aurait pu prévoir cette situation ? Pour son projet de budget présenté au Parlement à l’automne dernier, le gouvernement s’est basé sur une prévision de croissance économique de 1,4%. C’est-à-dire, un accroissement de 1,4% de la production en 2024 par rapport à 2023.
Au-delà même des arbitrages proposés, ces prévisions ont rapidement été critiquées, car la plupart des instituts français et internationaux étaient bien plus pessimistes, voyant plutôt une croissance légèrement en deçà des 1% (0,8% pour l’Insee, 0,9% pour l’OCDE). Au final, le gouvernement français a dû affronter le mur du réel et revenir à des estimations proches de celles-ci.
L’erreur est humaine et on pourrait se dire que, finalement, entre 0,8, 1 et 1,4, la différence est bien maigre… Ce serait oublier que le taux de croissance est relatif au produit intérieur brut (PIB), mesurant la production sur l’ensemble du territoire. Ainsi en 2022, l’équivalent d’un peu plus de 2 600 milliards d’euros ont été produits en France. Avec une croissance prévue à 1% au lieu de 1,4% on « perd » bien… 10 milliards d’euros. Oups !
Une croissance plus faible, c’est autant de richesses qui ne seront pas produites et qui ne circuleront pas dans l’économie. Cela veut dire moins de revenus pour les travailleurs, comme pour les capitalistes. Et cela veut donc dire moins d’impôts pour l’État – ces derniers dépendant des revenus, des profits ou de la consommation, par exemple. Or la fiscalité, c’est plus de 95 % des recettes du budget de l’État. Et comme tout budget, ce dernier a besoin de recettes pour financer ses dépenses. Cela explique les coupes budgétaires annoncées par Bruno Le Maire : les recettes en moins se traduisent par des dépenses en moins.
Il n’y a pas d’alternatives ? S’en tenir à la présentation précédente reviendrait à oublier que le budget de l’État n’est pas qu’une affaire de “bonne gestion”. Il est surtout un instrument politique fort autour duquel des arbitrages sont rendus.
Baisser les dépenses est un choix. Celui de sacrifier des services publics au nom d’une gestion supposée rassurer « les marchés » (comprendre, les capitalistes). Celui de reprendre un peu plus aux services publics d’État – et aux citoyen·nes – pour donner toujours plus au « privé », plus préoccupé par ses profits que par le bien commun et la justice sociale. Au fond, l’arbitrage du gouvernement et de Bruno Le Maire, c’est celui de la bourgeoisie qui voit avant tout dans l’État un ensemble de mannes financières, de sources de profits toujours plus grands.
Si Bruno Le Maire, comme d’autres avant lui, présente volontiers ses arbitrages comme une gestion raisonnable et rationnelle, sa vision repose sur des dogmes. Un en particulier : il est hors de question d’augmenter les impôts. « BLM » le martèle régulièrement depuis 2017, année de son arrivée à Bercy.
Or comme on vient de le voir, un budget est composé de dépenses et de recettes. Aussi, si l’on souhaite maintenir le ratio entre les deux (on y reviendra) et que les recettes baissent, ou bien on diminue les dépenses, ou bien… on augmente les recettes. Et donc les impôts. Imaginez donc ! Alors si en plus, on augmente les impôts des plus riches, dont on pourrait considérer qu’ils peuvent davantage se le permettre… Autant sortir les drapeaux rouges, ouvrir des goulags et et se faire pousser la moustache, ça ira plus vite !
Classiquement, les néolibéraux justifient leur dogme anti-impôt avec deux « théories ». D’abord, la « théorie du ruissellement », selon laquelle les riches savent mieux que le “bas peuple” comment dépenser leur argent, et que celui-ci « ruissellera » miraculeusement jusqu’à nous. De nombreux travaux d’économistes montrent pourtant que la diminution de la fiscalité des plus riches n’a fait qu’accroître leur richesse et l’écart avec le reste de la population…
Deuxième théorie, la « courbe de Laffer », courbe en cloche traduisant l’idée selon laquelle « trop d’impôt tue l’impôt ». Il existerait un seuil au-delà duquel l’impôt perdrait de sa légitimité et donc de son efficacité, les plus riches privilégiant alors la fraude ; pardon, “l’optimisation” fiscale. Ces deux « théories » ont l’avantage de paraître sérieuses (une théorie et une courbe, tout de même !). Elles ne reposent pourtant sur aucuns travaux sérieux. Là encore… Oups.
Autre dogme fondamental des arbitrages de Bruno Le Maire, le déficit budgétaire et la dette. En effet la plupart du temps, l’État prévoit plus de dépenses qu’il n’a de recettes disponibles. Et comme il ne peut dépenser de l’argent qu’il n’a pas, ce déficit budgétaire est financé par l’endettement. Il s’agit là du fonctionnement normal d’à peu près tous les États du monde.
Sauf que dans le cadre des institutions européennes, fondamentalement libérales, la réduction du déficit et de la dette (la fameuse « règle d’or » budgétaire) est devenue presque plus importante que tout le reste. Cela explique le choix de réduire les dépenses plutôt que d’augmenter les recettes ou de s’endetter, le gouvernement voulant maintenir le déficit budgétaire à 4,4% du PIB en 2024. Tout cela repose encore une fois sur l’idée que le « privé » serait mieux que le « public ». C’est-à-dire, au fond, qu’il vaut toujours mieux de l’argent disponible pour les capitalistes que pour l’État et surtout ses citoyen·nes. On appelle cela « l’effet d’éviction », mécanisme selon lequel l’État, en empruntant, « évincerait » des capitaux qui ne profiteraient donc pas aux entreprises et aux ménages.
Pour toutes ces raisons, le gouvernement a trouvé préférable de réduire de 10 milliards d’euros les dépenses de fonctionnement et les investissements de l’État. Si les contours des arbitrages au sein des ministères restent pour partie flous, on sait déjà que des domaines essentiels pour l’avenir, comme l’éducation ou l’écologie, seront touchés. Comme si l’école de la République se portait à merveille. Comme si la France était à la pointe des investissements et des mesures en faveur de la soutenabilité de la vie de l’humain sur Terre… Comme si, au fond, ça n’était pas si grave. Au point que tout cela s’est fait sans aucun débat, sans aucun vote, même pas un petit 49-3 ! Une simple annonce au JT de TF1 un dimanche soir. On connaissait déjà le mépris de l’exécutif pour la démocratie, tout cela ne fait que le confirmer. Doit-on rappeler que comme tous les ministres, M. Le Maire n’a pas été élu mais nommé ?
Irait-on jusqu’à dire que le gouvernement s’est volontairement planté sur ses prévisions de croissance économique, histoire d’encore ponctionner quelques milliards sur les services publics sans aucune discussion ? Ou alors, est-il tout simplement nul ? La réponse est probablement bien moins vendeuse. Les capitalistes n’ont pas besoin de créer les conditions satisfaisant leurs intérêts, ils n’ont qu’à faire passer leurs décisions pour une fatalité. Le « contexte international » expliquerait ainsi une croissance moins élevée que prévue… Et puisqu’on a décrété que les autres options budgétaires n’en étaient plus… « Il n’y a pas d’alternative », disent-ils.
Image d’illustration : Bruno Le Maire le 30 novembre 2021, par IAEA Imagebank (CC BY 2.0)