En débat. Mouvement des agriculteurs : l’urgence d’une stratégie collectiviste


Par Hugo P.

La mobilisation actuelle des agriculteurs présente un caractère éminemment contradictoire. La FNSEA, qui y est très influente, joue historiquement un rôle analogue à celui du MEDEF. Elle permet de placer les petits agriculteurs sous la direction des grands propriétaires capitalistes, de mettre les premiers au service des seconds dans le débat public.

En particulier, ses dirigeants ont pris l’habitude de déclencher ponctuellement l’agitation paysanne pour donner du poids à leur point de vue dans les négociations avec le gouvernement (avant de la congédier sans ménagement). Il s’agit le plus souvent d’obtenir un avantage de la puissance publique sous forme de dérégulation, dérogation ou subvention pour alimenter le développement de l’agro-industrie. En général, les petits paysans bénéficient marginalement de cette politique, sans que leur quotidien ne s’améliore significativement, puisque leur problème principal, à savoir la mise en concurrence des produits agricoles dans le cadre du marché de l’alimentation, n’est pas traité (et pour cause).

Jusque là, aucun mouvement ne s’est suffisamment développé pour mettre cette question essentielle sur la table, ceci pour deux raisons :
1- Les dirigeants de la FNSEA partagent en définitive davantage d’intérêts avec le pouvoir qu’avec les petits paysans. Ils combattent donc énergiquement les mobilisations véritablement radicales parmi ces derniers.
2- La liquidation du marché capitaliste de l’alimentation n’est possible qu’au moyen d’une économie planifiée, de l’administration collective de la production agricole. Or, la propriété privée (de type familial) est aujourd’hui centrale, non seulement dans la manière de produire, mais également dans les mœurs et les valeurs dominantes de la petite paysannerie ; ce qui lui porte atteinte est observé avec une méfiance infinie.

L’actualité, cependant, offre des possibilités nouvelles.

S’agissant du premier point, le mouvement a d’ores et déjà débordé du cadre étroit voulu par la FNSEA ; en particulier, le début des blocages, le 16 janvier, a eu lieu lors d’une manifestation où le représentant de la FRSEA Occitanie appelait les manifestants à rentrer chez eux. Le mouvement que nous avons sous les yeux est le fait d’éléments populaires du monde paysan s’affranchissant de la tutelle des gros propriétaires. Pour le moment, beaucoup de mots d’ordre, dans leur forme, sont restés les mêmes : davantage de subventions, moins de règles. Cependant, ils sont désormais subordonnés à une revendication qui est complètement étrangère aux capitalistes du secteur, à savoir la rémunération des agriculteurs, qui est aujourd’hui sous la pression de la grande distribution et de la concurrence des multinationales.

C’est la raison pour laquelle le second obstacle, à savoir l’attachement du monde paysan à la propriété privée, est également fragilisé. Le développement d’actions contre des magasins Leclerc ou des usines Lactalis témoigne ainsi de la formation d’un sentiment anticapitaliste encore sommaire mais bien réel. Le mouvement est néanmoins voué à l’échec, c’est-à-dire à de vagues concessions retirées quelques mois plus tard ou diluées dans une future directive européenne, s’il ne remet pas en cause la totalité des rapports capitalistes dans l’agriculture.

Dans cette perspective, il est nécessaire que les travailleurs des villes – ainsi que les paysans porteurs d’un autre modèle agricole, souvent néo-ruraux – le soutiennent résolument et lui apportent une perspective pleinement collectiviste. Cette dernière s’enracine dans la proposition d’une sécurité sociale alimentaire, garantissant les revenus des producteurs en même temps que l’assiette des consommateurs, et d’une véritable planification agricole, permettant de mettre la production en adéquation avec les besoins, au plan quantitatif mais aussi qualitatif (critères sanitaires, environnementaux, etc.).

Ces mots d’ordre, seuls, peuvent permettre de présenter un front uni entre producteurs et consommateurs, mais aussi de séparer les petits propriétaires des capitalistes et de faire entrer les salariés agricoles dans la lutte. Ce n’est évidemment pas le cas des mots d’ordre de type poujadiste inspirés par la FNSEA qui mettent ces derniers en danger, et dans lesquels s’enracine d’ailleurs l’influence de l’extrême-droite à la campagne. Une telle stratégie revendicative doit aussi permettre d’en finir avec l’appel à obtenir davantage de PAC au détriment d’autres agriculteurs européens, car cette revendication empêche la formation d’une lutte commune à l’échelle de l’UE.

Une telle démarche peut naturellement s’appuyer sur la position stratégique des luttes paysannes dans les luttes de classe. Les paysans, en effet, suscitent une large sympathie dans le pays, du fait du caractère plus authentique que l’on attribue à leur mode de vie et aux difficiles conditions de travail qui en font des “personnels essentiels”, au même titre que les personnels soignants en période de Covid. De plus, l’action publique contre eux est compliquée par le fait qu’ils jouent un rôle important dans les sociabilités rurales, y compris auprès des maires, des gendarmes, etc. Enfin, ils sont équipés de matériel agricole et d’armes de chasse qui rendent toute opération de répression hasardeuse.

À la fin, la France, et plus généralement l’Europe, sont entrées dans une période révolutionnaire. Les premiers affrontements dans ce sens ont commencé. Après l’offensive féministe, le prolétariat périphérique lors du mouvement des Gilets Jaunes, le soulèvement des banlieues, la grève des salariés à statut lors des mouvements contre les réformes des retraites, c’est au tour du monde paysan d’entamer sa partition. Dans un tel contexte, toute occasion permettant de solidariser l’ensemble du peuple avec ses fractions entrées en lutte et de mener ces dernières à la victoire doit être saisie.


Image d’illustration : « Agriculteurs occitans de la Coordination Rurale (avec leurs bonnets jaunes) bloquant l’autoroute A 62 à Agen le 24 janvier 2024 », par Raymond Trencavel (CCO 1.0)


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