Fascisation de la société française, résistances antifascistes : un état des lieux en juin 2025


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Ce texte, qui fait suite à la participation de Nos Révolutions à la rencontre européenne sur la lutte contre l’extrême droite lors de la Festa Realitat en septembre 2024 à Barcelone, a été publié en catalan sur le site de La Realitat, journal des communistes de Catalogne.

Juin 2025. À deux ans des élections présidentielles, jamais l’extrême droite n’a semblé aussi proche du pouvoir en France. Cette ascension n’est pas un accident. Elle est le fruit d’une crise structurelle du capitalisme, d’une désagrégation des forces progressistes et d’une stratégie de fascisation étatique assumée. Le danger n’est pas seulement électoral : il est culturel, institutionnel, policier, et touche à toutes les dimensions de la vie sociale. Le combat antifasciste doit donc s’ancrer dans une analyse globale et une riposte à la hauteur de la menace.

État des lieux

L’extrême droite est arrivée en tête du vote aux élections européennes et législatives anticipées de 2024, et seul le vote de gauche a permis de faire barrage à son arrivée au pouvoir. Les prochaines élections municipales pourraient à nouveau lui bénéficier et renforcer sa structuration locale. Parallèlement, elle peut compter sur un appareil consolidé, un réseau syndical (notamment policier) en expansion, et une stratégie de normalisation efficace. Elle s’appuie aujourd’hui sur un vaisseau amiral, le Rassemblement National, et sur un écosystème de groupes radicaux. L’entrée au gouvernement d’une droite radicalisée, proche de la mouvance identitaire avec notamment Bruno Retailleau, Ministre de l’intérieur, lui permet d’influer sur les débats du pays.

Le discours de l’extrême droite est omniprésent : médias privés, réseaux sociaux, culture populaire. Les thèmes de l’immigration, de la sécurité, de l’islam sont abordés depuis un prisme réactionnaire devenu quasi-hégémonique Des empires capitalistes très puissants, avec les milliardaires Bolloré et Stérin, ont mis leur fortune au service de la lutte idéologique. Ce combat se mène notamment sur les réseaux sociaux où Jordan Bardella, chef de file du Rassemblement national, est une véritable star, notamment auprès des plus jeunes.

Cette progression des idées d’extrême droite s’accompagne de dérives droitières de l’État central. Petit à petit, le bloc bourgeois abandonne son logiciel libéral pour promouvoir des mesures de restriction des libertés individuelles. Ce n’est plus seulement l’extrême droite qui menace : c’est l’ordre néolibéral lui-même qui se fascise. Par exemple la victoire du Paris Saint-Germain en ligue des champions, et les débordements qui s’en sont suivis, ont amené au développement d’une rhétorique de « l’ennemi intérieur ». Le Ministre Retailleau qualifiait alors des jeunes qui ont commis des dégradations de “barbares » comme pour marquer leur différence radicale et quasi-ontologique avec “les vrais Français”. Une partie de la gauche commence à céder à cette pression, donnant par exemple le point à l’idée d’un ensauvagement de la société, sans dénoncer les effets du capitalisme comme catalyseur de violences.

Jordan Bardella s’est rendu en Israël au printemps 2025, poursuivant une stratégie désormais bien rodée de réhabilitation internationale et de brouillage idéologique. Cette visite visait à renforcer l’image de respectabilité du Rassemblement National, en étant le parti qui soutient le plus l’État d’Israël pour mieux dissimuler ses racines antisémites et vichystes. En réalité, ce déplacement s’inscrit dans une tentative de légitimation politique sur la scène internationale en mimant les codes de la diplomatie d’État, tout en consolidant une alliance avec des droites autoritaires à l’échelle mondiale. Cette manœuvre vise également à fracturer les mémoires politiques : instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme pour faire taire les critiques, tout en laissant proliférer un racisme structurel à l’encontre des Arabes, des Musulmans, des Noirs, des Roms ou des migrants. Comme toujours avec l’extrême droite, il ne s’agit pas d’un tournant mais d’un masque qui révèle, en creux, la centralité de l’ethno-nationalisme dans son projet de société.

La seule victoire pour la gauche en cette année 2025 aura été la condamnation du RN et de Marine Le Pen en mars pour détournement de fonds publics. Mais cette condamnation est retournée en instrument de communication politique : la victimisation renforce leur posture de « seuls contre tous ». Là encore une partie de la gauche a souscrit au discours frontiste en dénonçant la supériorité des juges sur le politique, et la tentative de déstabilisation politique par le pouvoir en place via le ministère public.

Les causes structurelles de la montée : une lecture marxiste

Face à la crise écologique, à l’inflation, à la désindustrialisation et à la montée des colères sociales, les classes dominantes adoptent des modes de gouvernance de plus en plus autoritaires. Le Parlement est contourné par les décrets et les Conseils de défense, la répression judiciaire des mobilisations devient systémique, et le pouvoir exécutif ne cache plus sa proximité avec des doctrines sécuritaires. Dans ce contexte, l’extrême droite n’est pas une anomalie, mais un rouage fonctionnel du capital. Elle permet de détourner les colères vers les plus précaires, de naturaliser l’ordre social, de faire du racisme un outil de gouvernement.

La gauche parlementaire, quant à elle, oscille entre appels à la raison républicaine et postures d’opposition morale. Son incapacité à proposer une stratégie offensive de transformation nourrit la confusion et l’abstention. Mais la racine plus profonde de son impuissance réside dans la structuration même de la vie politique française autour de l’élection présidentielle. Cette échéance, qui cristallise les ambitions individuelles et les rapports de force médiatiques, empêche toute dynamique de rassemblement durable. Elle impose un rythme vertical, un imaginaire du chef, une logique de compétition, là où la gauche devrait reconstruire du commun, du conflit social et des alliances populaires.

L’ensemble du champ politique de gauche semble enfermé dans des cycles de positionnements, de calculs tactiques, sans jamais construire un projet d’émancipation populaire à la hauteur de la menace. Les dénonciations de l’extrême droite se succèdent, mais sans en faire l’axe structurant d’une stratégie politique claire et durable. Le lien avec les luttes concrètes – grèves, combats contre les fermetures d’usines ou les violences policières – reste trop souvent superficiel ou instrumentalisé. Les uns et les autres nourrissent les oppositions factices entre deux France supposées : France des bourgs et France des tours. Ces discours divisent le combat de classe et ne placent jamais les intérêts communs au centre du jeu politique.

Dans le même temps, les mécanismes de solidarité et de conflictualité collective s’effondrent. Les anciennes structures de politisation syndicats, partis, mouvements associatifs se délitent, frappées par la précarité, l’individualisation des parcours voir même par l’entrisme d’extrême droite. La peur de l’autre remplace la colère, la haine remplace l’espoir. L’extrême droite capitalise sur ce vide, en réhabilitant un discours de dignité par le travail, fondé sur l’exclusion : glorification des “petits travailleurs français”, dénonciation des “assistés”, stigmatisation des étrangers. Ce récit nationaliste du travail, mensonger mais efficace, s’enracine dans l’abandon idéologique de la question du travail par une partie de la gauche.

La précarisation généralisée, l’ubérisation des emplois, les suicides au travail, les licenciements sans fin, n’ont pas donné lieu à une contre-offensive politique structurée. Pire : la fermeture des dernières aciéries françaises – dont ArcelorMittal est le symbole – marque non seulement un recul industriel, mais une dépossession politique. Dans ces territoires dévastés, l’extrême droite prospère, faute d’alternative. Tant que la gauche ne reconstruira pas une politique du travail fondée sur la planification écologique, la réappropriation collective des outils de production, la réduction massive du temps de travail et la démocratie sur les lieux de travail, elle laissera le terrain libre à la fascisation sociale.

Il faut replacer cette dynamique dans la configuration historique propre à la France. Pays capitaliste central, puissance néocoloniale disposant d’une influence militaire et diplomatique disproportionnée, la France n’est pas seulement un État national en crise : c’est une ancienne puissance impériale en phase de repli. La crise actuelle ne peut se comprendre sans cet héritage colonial, dont l’extrême droite cherche à réactiver les imaginaires de domination, de supériorité raciale, de mission civilisatrice et de hiérarchisation des populations.

En France, la lutte des classes est donc indissociablement une lutte contre les héritages de l’empire, contre les formes contemporaines de racialisation, et contre les inégalités de classe qui se traduisent spatialement et économiquement. Les quartiers populaires, les zones désindustrialisées, les DOM-TOM sont les lieux concrets où se nouent les effets combinés de la domination économique et de l’héritage colonial.

La bourgeoisie française n’a jamais rompu avec l’État fort, autoritaire, répressif, technocratique. Le compromis fordiste d’après-guerre, basé sur le salariat, la croissance et l’intégration relative des classes moyennes, a éclaté. Le capitalisme français d’aujourd’hui repose sur l’exploitation des plus précaires, sur la rente, sur l’expulsion des classes populaires des centres urbains, et sur un appareil sécuritaire massif. Comprendre la montée de l’extrême droite suppose donc de relier l’analyse des classes à celle de l’histoire coloniale, et d’en tirer les conséquences pour une stratégie antifasciste enracinée, populaire, et internationaliste.

Un antifascisme morcelé mais vivant

Manifestations du 1er mai, commémoration du meurtre de Clément Méric, mobilisations contre les lois liberticides : la résistance antifasciste existe, mais elle peine à se structurer à l’échelle nationale. Pourtant, les tensions sociales et les violences de l’extrême droite montrent l’urgence d’un front large. L’attaque du bar Le Prolé à Alès par des militants d’extrême droite n’est pas un fait divers isolé : elle incarne une stratégie d’intimidation contre les espaces de sociabilité populaire. Ces agressions s’inscrivent dans un climat où l’impunité policière, la répression politique et la normalisation médiatique de la haine facilitent les passages à l’acte. Elles démontrent aussi la radicalisation d’une partie de la jeunesse à l’extrême droite.

Dans ce contexte, des collectifs locaux, syndicats (Solidaires, CGT), associations (LDH, Attac), groupes antifascistes, mouvements féministes, écologistes et antiracistes ont entamé une reconstruction de terrain. En ce sens, ce qui s’est passé le 9 juin 2025 à Montargis représente un moment charnière. Ville ouvrière fortement marquée par les luttes sociales, Montargis a été choisie par le Rassemblement National pour organiser un meeting d’envergure internationale avec Orbán, Salvini et Abascal. Cette provocation politique visait à s’imposer dans un bastion populaire, à y implanter une vision autoritaire du pouvoir.

La riposte fut massive. Une mobilisation unitaire, inclusive, populaire, a affirmé haut et fort que la lutte est toujours vive. Plus de 4 000 personnes dans une ville de 15 000 habitants ont défilé à l’appel de la CGT, du PCF, de la France Insoumise, et de nombreuses organisations de gauche. Cette démonstration de force démontre que l’antifascisme, loin d’être un réflexe défensif, peut redevenir un projet offensif, articulant les enjeux du travail, de l’égalité, de la souveraineté populaire.

Dans le même mouvement, la solidarité exprimée envers la Flottille pour Gaza, violemment réprimée par l’armée israélienne, manifeste un antifascisme internationaliste. Elle affirme une conscience claire : la lutte contre l’extrême droite ne se limite pas au territoire national. Elle implique un refus global des logiques impérialistes, racistes, sécuritaires.

L’antifascisme ne peut plus se contenter de dénoncer : il doit reconstruire. Cela suppose une articulation stratégique entre mémoire des luttes, conflictualité sociale, ancrage territorial, internationalisme et conquête du pouvoir. Car c’est aussi cela qui manque à la gauche : penser l’accès au pouvoir non comme un artefact électoral solitaire, mais comme le prolongement d’un processus de mobilisation, de politisation, de prise de conscience collective. La bataille ne sera pas seulement morale ou symbolique : elle sera organisationnelle, sociale et politique. Cela suppose que chacune et chacun à gauche prenne sa place dans le rassemblement.

La fascisation de la société française n’est pas un phénomène spontané : elle résulte d’un processus politique, culturel et économique. Le combat antifasciste ne peut être réduit à une posture morale : il doit s’ancrer dans la reconstruction d’une stratégie politique de classe, liée au travail, à la démocratie directe, à l’écologie populaire. La bataille pour 2027 commence aujourd’hui, sur le terrain, dans les quartiers, dans les entreprises, et dans la bataille des idées.


Image d’illustration : « Manifestation féministe contre l’extrême droite en France. Paris. 23 juin 2024 », photographie par Paola Breizh (CC BY 2.0)

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