Par Antoine Guerreiro.
« Je pense que la rencontre des cultures est positive. Mais dès l’instant que vous avez le sentiment d’une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture, dès cet instant-là vous avez rejet »1. C’est par ces mots, prononcés le 27 janvier sur LCI, que François Bayrou a déclenché le dernier épisode en date dans la crise politique nationale.
Le Parti socialiste, entré au début de ce mois dans une démarche de négociations budgétaires actives auprès du ministre de l’Économie Éric Lombard, autour de « pâtés en croûte, saumon fumé et farandole de desserts »2, dit maintenant considérer l’option d’une censure sur le budget 2025.
« Submersion : ce mot est celui de l’extrême droite partout en Europe et dans le monde, un mot qui blesse autant qu’il ment »3 a étrillé Boris Vallaud, chef du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Refusant de se dédire, Bayrou a justifié l’emploi du terme par « la situation à Mayotte », reprenant le nouveau thème favori de tous les nationalistes français, dont ils pensent qu’il est à même de les exonérer de toute suspicion de racisme ou xénophobie.
Mais au fond, que reproche le PS à François Bayrou ? D’être d’accord sur le fond avec Marine Le Pen, ou bien de l’exprimer à haute voix ? Et qu’est-ce qui a le plus de conséquences pour le peuple de France : ces mots de Bayrou (que l’on retrouvait dans le programme de Jean-Marie Le Pen en 20024), ou la mise en application, patiente mais rigoureuse et systématique, du programme de l’extrême droite par le ministre de l’Intérieur, le Vendéen Bruno Retailleau ? Une mise en application, rappelons-le, permise de facto par la non-censure du 16 janvier !
La gauche – en particulier réformiste – a déjà perdu trop de temps et doit regarder la réalité en face. À travers son propos lepéniste du 27 janvier, François Bayrou n’est pas dans le calcul : contrairement à Michel Barnier, il ne compte pas sur un accord de gouvernement avec le RN. Non, le Premier ministre exprime son opinion. Il s’est converti, comme tant d’autres dans son camp, à la nouvelle doxa nationaliste des financiers en vogue.
Cette opinion, certes relativement nouvelle dans la bouche d’un « centriste », est aussi l’expression d’un intérêt de classe. Comme tant d’autres, Bayrou a compris que face au réveil du peuple de France qui ne supporte plus l’imposition des politiques néolibérales, seul le poison de la division raciste et xénophobe peut sauver le pouvoir des ultra-riches. L’ancrage populaire de Marine Le Pen impressionne et fascine le petit monde des intrigants gouvernementaux et du commentariat médiatique qui en est le bagage accompagné. Ils rêvent de l’imiter, de la supplanter.
Le problème ne se résume donc pas à la « passerelle », au « marche-pied » que constituent les gouvernements macronistes et de droite, vers une future présidence Le Pen. Le danger de la situation actuelle, c’est leur conversion au lepénisme, et donc la mise en œuvre effective par eux, mesure après mesure, du programme lepéniste.
Du reste, le même phénomène de coagulation entre le néolibéralisme finissant et les idées d’extrême droite (parfois jusqu’au néo-nazisme, comme avec l’AFD allemande) s’observe partout en Occident, notamment outre-Atlantique avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Cela ne relève pas du hasard, mais de l’évolution logique du capitalisme en période de crise impérialiste. En France dans les années 1920 déjà, les xénophobes antisémites (parmi lesquels beaucoup de grands industriels) affirmaient que les immigrés (à l’époque, les Juifs fuyant les pogroms) cherchaient à « remplacer la race française en France par une autre race »5.
Alors que l’ombre des guerres mondiales revient planer sur le 21ème siècle, la politique doit redevenir une affaire sérieuse. Elle ne devrait plus être regardée comme un petit théâtre d’ombres, où seules comptent les apparences, et non la réalité, des politiques menées et défendues. Si entre les nuances du centrisme, de la droite et son extrême, la coagulation idéologique est en cours, alors la gauche, même modérée, n’a rien à négocier avec eux.
Les contours du barrage républicain doivent être redessinés pour tenir compte de ces basculements à droite, et la gauche, unie dans sa diversité, est la seule à pouvoir en prendre la direction. Mais pour cela, elle doit cesser de prétendre qu’elle n’a pas compris ce qui est en train de se jouer sous ses yeux — elle doit rompre, en fait, avec l’art de faire semblant.
- https://www.tf1info.fr/replay-lci/videos/video-francois-bayrou-l-interview-evenement-sur-lci-3963-2347321.html ↩︎
- https://www.lexpress.fr/politique/buffet-nocturne-sms-et-visite-secrete-eric-lombard-et-la-gauche-les-coulisses-dune-negociation-GYJS7XVSCZCPZNCENNUVJGOTOI/ ↩︎
- https://www.youtube.com/watch?v=2P4Xvmp6fbM ↩︎
- https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/francois-bayrou-reprend-l-expression-de-submersion-migratoire-et-valide-le-langage-nationaliste_245434.html ↩︎
- Citation de l’industriel français François Coty en 1927 dans Le Figaro, reprise par le chercheur à Sciences Po Louis Imbert (https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/francois-bayrou-reprend-l-expression-de-submersion-migratoire-et-valide-le-langage-nationaliste_245434.html) ↩︎
Image d’illustration : « François Bayrou », photographie du 23 novembre 2017 par Jacques Paquier (CC BY 2.0)