Par Hadrien Bortot (rédigé le 7 janvier 2025).
Tous les jours, je remonte le boulevard Richard-Lenoir. Ce lieu, gravé dans la mémoire collective, porte l’empreinte d’un drame. Là, le portrait du gardien de la paix Ahmed Merabet, assassiné par les frères Kouachi après l’attentat de Charlie Hebdo, rappelle au passant l’horreur du 7 janvier 2015.
Ce matin, des barrières et des rubans de sécurité longent le boulevard. Dix ans ont passé, mais la douleur reste vive. La République honore la mémoire des artistes, journalistes, caricaturistes et anonymes fauchés par la barbarie. Les drapeaux tricolores, les flonflons républicains, les gerbes, les discours, rien de tout cela ne colle pourtant à Charlie Hebdo. En ce triste anniversaire, nous sommes nombreux à nous souvenir de ce coup de poignard ressenti à l’annonce de l’attaque, et du second lors de la prise d’otage de l’HyperCasher. Dix mois plus tard, d’autres attentats djihadistes venaient frapper la France, faisant de 2015 une année terrible pour celles et ceux qui sont amoureux de la vie et de la liberté.
Mais dix ans après, quel est notre bilan, à nous les gens sincères, aux militants de gauche attachés à la presse, à sa liberté, à nous qui avons pleuré Charb, Cabu, Wolinski et tous les autres comme des camarades ? Avons-nous tenu tête à ceux qui voulaient faire taire la liberté ? L’évidence est amère. En Afghanistan, les talibans ont repris le pouvoir. En Syrie, les nouveaux maîtres appartiennent à des milices proches d’Al-Qaïda. Et ici, en France, le crime contre Charlie Hebdo a souvent été instrumentalisé. Il a servi d’alibi à ceux qui prétendent mener une « guerre de civilisation », nourrissant une rhétorique d’exclusion. Il a nourri des mesures répressives et des restrictions de libertés. Rappelons nous – les manifestations contre la Loi travail sous un gouvernement socialiste où les manifestant·es étaient contraint de faire le tour du bassin de l’Arsenal.
Comment oublier que, lors de la formidable marche du 11 janvier 2015, des criminels de guerre étaient au premier rang ? Comment ignorer le glissement opéré par certains à gauche, qui ont trahi les idéaux de la République, de la laïcité et de l’universalisme pour les livrer à l’extrême droite et qui continuent de se revendiquer de Charlie Hebdo ? Le Printemps Républicain, né en 2016, incarne cette dérive, aujourd’hui les promoteurs de l’arc républicain, qui se chargent de délivrer des brevets en républicanismes, en font aussi partie. Cette fausse gauche a troqué le projet émancipateur pour la seule défense de la République et la construction d’un supposé arc républicain, outil pour exclure du camp du bien celles et ceux qui font le choix de l’analyse et de la critique.
Les assassins du 7 Janvier, n’étaient pas simplement des ennemis de la République, des gens qui détesteraient ce que nous sommes car ils en seraient les exacts opposés. C’est là une explication bien trop courte, qui oublie que le terrorisme islamique a certes un projet idéologique et religieux visant les blasphémateurs, les juifs, et les apostats, mais qu’il a aussi, depuis 2001, une matérialité. Le terrorisme islamique s’est construit à l’intérieur même du capitalisme triomphant. Les attentats ne sont pas qu’une attaque contre des symboles : ils sont le produit d’un monde façonné par les inégalités systémiques. Pour y répondre, l’appel à sauver la République ne suffit pas : c’est le capitalisme qu’il faut remettre en cause.
Remettre en cause l’ordre établi, c’est ce qu’a fait pendant des années chaque mercredi Charlie Hebdo. Qu’est devenu cet esprit ? Charlie fut un espace de liberté. Un lieu où le rire, subversif et politique, permettait de dénoncer les puissants et les dogmes. En 2015, cet esprit de rébellion était déjà partiellement altéré. Fourest, Val, étaient passés par là et souvent Charlie Hebdo se faisait le relai des obsessions identitaires. Aujourd’hui, Charlie Hebdo fait partie du patrimoine de la presse française, c’est une institution. Son histoire et la charge de l’évènement l’empêchent d’être le lieu où est remis en cause l’ordre établi. Mais le rire, dans sa dimension de classe, demeure ailleurs : dans les salles de spectacles, parfois à la radio, souvent sur Internet. Il reste une arme. Rire, c’est refuser la peur. C’est transgresser, défier et résister.
Image d’illustration : « Charlie Hebdo en vitrine », par Gongashan, licence CC BY-NC-ND 2.0