Par Antoine Guerreiro.
Le 4 décembre 2024, une motion de censure à l’Assemblée nationale a renversé un gouvernement, pour la première fois depuis 62 ans. Cet événement, que certains tentent d’effacer depuis, n’a rien d’anodin.
La précédente censure fut prononcée le 5 octobre 1962. Nous sommes aux débuts de la Ve République, et la France vit encore au rythme des soubresauts engendrés par la guerre d’Algérie. Le général de Gaulle, qui a échappé le 22 août à l’attentat du Petit-Clamart orchestré par l’OAS, a pris la parole le 20 septembre à la télévision pour annoncer la tenue d’un référendum sur l’élection au suffrage direct du président de la République – qui était jusqu’ici désigné par un collège de grands électeurs. Il s’agit pour le général d’installer définitivement la légitimité de son nouveau régime. C’est en riposte à ce référendum, vu comme une menace pour la République et le parlementarisme, que les députés MRP, socialistes et radicaux font tomber le gouvernement Pompidou.
La chute d’un gouvernement ne relève donc pas de la simple chronique de la vie parlementaire, mais de l’Histoire de France. Elle signale un conflit fondamental, qui ne porte pas seulement sur le contenu des politiques menées, mais sur la nature du régime lui-même. Sans doute il y a un an, Macron aurait-il encore pu s’en sortir à peu de frais, en agitant quelques « concessions » sur la réforme des retraites pour désarmer l’aile modérée du mouvement syndical. Après une dissolution ratée et 3 premiers ministres éreintés, cette possibilité n’existe plus : 56% des Français·es demandent désormais la fin de la 5ème République, selon un récent sondage1.
La nomination d’un gouvernement Bayrou minoritaire ne changera sûrement rien à cet état de fait, et tout le monde le sait. On nous présentera les mêmes têtes de gondole des milles et une nuances de la droite française, reclassées dans un ordre protocolaire légèrement différent, mais toujours au service des mêmes politiques moisies que le peuple a par trois fois rejeté dans les urnes. Dans cette crise interminable, qui ne peut aboutir que sur l’infini pourrissement du régime ou son renversement, la bourgeoisie française et ses représentants politiques s’humilient chaque jour un peu plus, face aux caméras du monde entier.
Mais alors, comment expliquer la petite musique de « respectabilité », de « modération », de « responsabilité » qui s’est emparée d’une grande partie des forces de gauche (PS, EELV, PCF), ces derniers jours ? Tout se passe comme si, enhardis par la colère de leurs électorats, ces partis étaient allés à la censure la fleur au fusil puis, intimidés par cette transgression, avaient tenté de rentrer dans le rang en se prêtant à la petite comédie des « consultations » à l’Élysée. Une semaine plus tard, comme ils pouvaient eux-mêmes le deviner, ils n’ont rien obtenu. Ils ont perdu, en revanche, beaucoup de temps et de crédit.
Pourquoi donc cette peur de l’affrontement avec les gouvernements macronistes ? Ont-ils vraiment cru qu’une seule des mesures du programme du Nouveau Front populaire (déjà relativement modéré comparé à celui de la NUPES) pourrait s’appliquer en l’état ? Partage de la richesse au profit des travailleuses et travailleurs, démocratie à l’entreprise, diplomatie de paix… Tout cela a toujours supposé, non seulement la chute de Barnier, celle de Bayrou, mais aussi celle de Macron ainsi que l’avènement d’une nouvelle Constitution, celle du pouvoir populaire. La censure était donc non seulement inévitable, mais doit désormais constituer le premier d’une longue série d’actes d’hostilité à l’égard de l’autoproclamé « bloc central ». Pour « changer le quotidien » des Français·es, il faut prendre le pouvoir, et donc faire tomber celui-ci.
Car en même temps qu’elle fixe l’organisation des pouvoirs publics, une Constitution définit de facto les classes au service desquelles ceux-ci s’exercent. Renoncer à renverser le régime, c’est accepter d’avaler, les unes après les autres, toutes les « réformes » qu’il contient en germes : étatisation de la Sécu, lois « immigration » racistes et restriction des libertés collectives… Le pays l’a appris à ses dépens, lorsque François Mitterrand, auteur du « Coup d’état permanent » a renoncé à sortir de la 5ème République et imprimé le « tournant de la rigueur » à son premier septennat.
Alors, les forces du système peuvent-elles encore retourner la situation et offrir un sursis à la Ve République agonisante ? Probablement. À la faveur des fêtes de fin d’année, François Bayrou peut tenter d’enfoncer encore un peu plus les socialistes dans le marigot des « négociations responsables », tout en dealant avec Le Pen un tripatouillage électoral pour amuser la galerie quelques mois – la proportionnelle, par exemple.
Mais toutes ces manœuvres, rattrapées par la gravité de la crise générale de la France, ne tiendront pas longtemps. Agriculteurs et soignant·es, ouvrier·es et enseignant·es, se rappelleront bientôt au bon souvenir de l’énième gouvernement minoritaire qui prétend agir en leur nom. Encore faudra-t-il cependant, pour que notre peuple remporte la prochaine bataille et s’oriente sur la voie du progrès social, qu’il puisse compter sur une gauche dont la main ne tremble pas.
- https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/sondage-56-des-francais-veulent-mettre-fin-a-la-ve-republique ↩︎
Image d’illustration : « François Bayrou en meeting en Toulouse à l’occasion de l’élection présidentielle de 2012. », photographie du 10 mars 2012 par Jackolan1 (CC BY-SA 3.0)