De Toulon à Gentilly : montée de l’extrême-droite, quelles réponses ?


Par Marie Jay.

Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 16 au 18 août 2024.

Gentilly est une ville de 19 000 habitants, située au sud de Paris, en Val-de-Marne. Il s’agit d’une commune à direction communiste depuis 1934, et j’en ai été élue 1ère adjointe au Maire en mars dernier.

Pour situer le contexte politique local, Jean-Luc Mélenchon a obtenu 44 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, la gauche a recueilli plus de 60 % des suffrages aux élections européennes, et nos deux députées, Mathilde Panot et Sophie Taillé-Polian, ont été élues au premier tour avec respectivement 59,5 % et 60,3 % des voix. Bien que le Rassemblement National (RN) soit en progression, il n’a recueilli que 12,9 % des voix aux élections européennes.

Dans des villes ayant de faibles scores du RN comme ici, il est parfois tentant de croire que nous sommes protégés de l’extrême-droite, et ainsi de ne pas s’y intéresser plus que cela.

Pourtant, la montée de l’extrême-droite a des conséquences sur nos populations, et ses idées ne nous épargnent pas. Par ailleurs, j’ai été amenée à vivre dans un environnement très différent politiquement. J’ai passé 18 ans à Toulon, une ville où Jordan Bardella a réalisé 37 % aux élections européennes et Marion Maréchal Le Pen 9 %, et où le RN, malheureusement, a une implantation historique. C’est là que j’ai commencé à m’engager auprès des Jeunes Communistes, en 2012. Elle fait partie des premières grandes villes qui ont été conquises, en 1995, à l’époque par le RN. Par ailleurs, j’ai également connu la Seyne-sur-Mer, d’où ma famille est originaire, qui est passée d’une ville à direction communiste à une ville où le RN réalise 40 % aux élections européennes.

Ainsi, je fréquente aujourd’hui quotidiennement des populations très ancrées à gauche, mais j’ai aussi connu des environnements marqués par l’extrême-droite. C’est essentiel de le mentionner, car l’un des défis majeurs de la gauche concernant le vote RN est la diversité des perspectives : ceux qui vivent dans des territoires très à gauche ne comprennent pas toujours pourquoi certains votent pour le RN, tandis que ceux qui vivent dans des territoires acquis à l’extrême-droite caricaturent souvent les quartiers populaires. Il est crucial de comprendre les motivations politiques de toutes les populations qui vivent des réalités très différentes en France.

Le vote RN : racisme avéré et « deal » raciste

Il est couramment admis que le vote RN se nourrit de la misère, de la colère, de la crise du régime et du capitalisme, ou encore qu’il a su se construire comme une alternative à E. Macron. De même, le rôle des médias dans la montée de l’extrême-droite et la « bollorisation » des esprits sont des sujets largement abordés.

Cependant, je souhaite mettre l’accent sur le lien entre vote RN et le racisme, car c’est cet aspect qui choque le plus à gauche. Il est crucial d’analyser ce phénomène sans tomber dans les deux pièges fréquents : d’une part, associer seulement le RN au fascisme et au nazisme de la Seconde Guerre mondiale, ce qui est loin de représenter la réalité des électeurs d’aujourd’hui ; d’autre part, minimiser le vote RN en le réduisant à un vote protestataire, déconnecté des idées racistes.

Il est ainsi important de comprendre le lien entre le discours social et le discours raciste du RN, car il est au cœur de la montée de l’extrême-droite. Cela s’exprime différemment selon les territoires :

  • À Toulon, par exemple, le racisme est ancré profondément, avec un rejet des étrangers et une racialisation des populations non-européennes. Ce territoire est culturellement imprégné de cette idéologie, renforcée par la présence de nombreux pieds-noirs revanchards par exemple.
  • Dans des villes comme La Seyne-sur-Mer, autrefois communistes, la montée du RN a suivi la désindustrialisation et la conversion de la société industrielle en société de services. La conversion des chantiers navals en un parc en est un exemple symbolique. Avant, les habitants étaient ouvriers, aujourd’hui, ils sont serviteurs, pour des touristes qui eux sont servis. C’est une transformation du rapport à la production et des rapports au travail, avec la disparition d’une fierté et de solidarités ouvrières : ce changement a affecté les rapports de classe. Dans ces territoires, le lien entre discours social et discours raciste du RN se noue ainsi dans un « deal raciste » : ils acceptent le racisme du RN car ce parti leur propose de ne pas être tout en bas de la hiérarchie sociale. Dès lors, les électeurs savent qu’ils votent « raciste », sans nécessairement adhérer aux thèses racistes classiques.
  • Ce n’est donc pas seulement l’aspect « social » du RN qui attire, mais la promesse d’une position privilégiée, où d’autres seront encore plus bas dans l’échelle sociale. Cela explique pourquoi des électeurs continuent de voter pour le RN malgré des revirements de ce dernier sur des questions sociales comme les retraites lors des dernières élections.
  • Même dans une ville comme Gentilly, le RN progresse dans certains quartiers. Le vote RN est moins assumé, mais le discours anti-musulman prend parfois de l’ampleur. Ces électeurs, passés pour beaucoup de la droite à l’extrême-droite, expriment pour certains un déclassement social et cherchent des coupables, comme me l’indiquait par exemple une dame dernièrement « Pourquoi « ils » ont des logements sociaux autant qu’ils le veulent et moi, je ne peux pas changer de logement, alors que je suis une bonne française ? ». C’est, à nouveau, un rapport au privilège, à la hiérarchie sociale.

Les anticorps au vote RN

Si des populations votent RN, il est intéressant de prendre le problème à l’envers : pourquoi d’autres ne votent pas RN, à Gentilly comme à Toulon ? Y a-t-il des anticorps au vote RN ?

A Gentilly d’abord, on observe qu’il persiste un vote de classe, comme dans une bonne partie de la banlieue francilienne. Ce ne sont certes plus des ouvriers, mais des salariés, parfois ubérisés, des classes populaires, qui votent à gauche.

Il s’agit également d’une « ville monde », dans laquelle une grande diversité de nationalités coexistent. Ces deux caractéristiques entraînent des types de sociabilités particulières, qui sont promues par les politiques publiques de la municipalité : un tissu associatif fort, du lien social entre les gens. Par exemple, nous avons créé une « Maison des familles », un centre social où les habitants viennent discuter de parentalité, prendre des cours de cuisine, déguster des plats de différentes nationalités, un peu à l’image des cercles ouvriers qui existent dans certains villages. Les associations sont nombreuses et actives, comme Femmes Solidaires, implantée dans un quartier populaire et qui reçoit les femmes victimes de violences : les femmes connaissent ces militantes, peuvent venir se renseigner pour aider leurs voisines, leurs amies.

Pour promouvoir la solidarité entre les populations, nous portons également des politiques sociales fortes, universelles, qui rejettent les hiérarchies sociales. En particulier, notre politique envers l’enfance est au cœur du projet municipal, avec un accueil gratuit le matin et le soir à l’école, ou l’organisation de séjours de vacances pour les enfants. Depuis l’année dernière, nous avons également mis en place la gratuité des fournitures scolaires pour tous les enfants des écoles primaires publiques : cela touche toutes les familles, de tous milieux sociaux et de tous les quartiers, de manière égalitaire, et permet aux enfants d’étudier correctement à l’école.

Enfin, je pourrai citer également la volonté de prendre en compte l’ensemble des habitant·es dans les démarches démocratiques locales. Nous avons organisé il y a 3 ans une votation pour le passage à une régie publique de l’eau, et avons fait le choix de permettre le vote de l’ensemble de la population, y compris celles et ceux qui n’ont pas le droit de vote. C’est aussi un signal et une manière de reconnaître l’égalité de tou·tes les citoyen·nes dans la ville, de créer une solidarité.

Au-delà de Gentilly, d’autres facteurs jouent également un rôle protecteur contre le RN, comme les luttes syndicales ou les traditions rurales collectivistes. Les mobilisations féministes sont également un exemple intéressant, car le RN a tenté de s’approprier le féminisme à travers le « fémo-nationalisme », développant l’idée que la menace principale envers les femmes viendrait de l’immigration et de l’islam. Cela s’appuie sur une thèse patriarcale classique : la menace viendrait de l’extérieur, hors de la famille, plutôt que de l’intérieur, à l’inverse de la réalité sur les violences faites aux femmes. Pourtant, les féministes ne s’y sont pas laissées prendre, et les associations ont largement soutenu le Nouveau Front Populaire lors des dernières élections.

Quelles réponses pour combattre l’extrême-droite ?

Deux stratégies se sont récemment affrontées. La première visait à convaincre les électeurs du RN en allant sur leurs terres. Les élections législatives ont montré l’échec des promoteurs de cette stratégie.

La seconde stratégie, portée par La France Insoumise, a consisté à mobiliser les abstentionnistes, avec des succès, mais qui restent relatifs car ils se concentrent dans certains territoires.

C’est surtout l’unité de la gauche sur des bases radicales, comme l’a démontré le Nouveau Front Populaire (NFP) et la NUPES, qui s’est avéré être une base solide pour lutter contre l’extrême-droite. Leur résultat, à mettre en parallèle avec la dispersion des voix au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022, est positif. Ces alliances ont également montré que la radicalité ne fait pas peur, et au contraire, qu’elle mobilise les électeurs de gauche.

Il est également essentiel de dépasser le cadre actuel de la Ve République, qui enferme la gauche dans la recherche d’un compromis électoral. Il faut exploiter la crise de régime que nous traversons pour mobiliser les luttes sociales en faveur d’un changement de régime. Les mobilisations populaires, comme celles des Gilets Jaunes, montrent que les scénarios ne sont jamais écrits d’avance et que les luttes peuvent conduire à une politisation collective vers la gauche, éloignant ainsi les populations des thèses du RN.

Enfin, les élections municipales à venir seront cruciales. Le RN vise des conquêtes importantes, mais elles peuvent aussi être une occasion de constituer des espaces de résistance face au gouvernement actuel et à l’extrême-droite, et de préparer un changement de régime. Cela passe, d’abord, par la constitution de comités locaux du Nouveau Front Populaire, dans l’objectif de mobiliser et rendre acteurs de larges pans de la population.

Image d’illustration : « Avenue Paul-Vaillant Couturier, Gentilly » par Chabe01, sous licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International.


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