Comprendre la révolution au Bangladesh


Par Hugo P.

Le renversement du gouvernement bangladais a pris de court la plupart des commentateurs français. Les journalistes et les militants de gauche (y compris anticapitalistes) ne font pas exception. Dans l’hexagone, on connaît mal ce pays et, plus généralement, le sous-continent indien auquel il appartient. C’est un tort : cette région s’est graduellement imposée comme un épicentre du capitalisme international et des luttes de classes qui le traversent. Sans même parler du Bangladesh, le mouvement paysan du Punjab et la grève générale indienne de 2021, puis la révolution de 2022 au Sri Lanka, sont là pour le rappeler.

Contexte politique, économique et social du Bangladesh

Il faut d’abord avoir en tête que le développement rapide du pays (7% de croissance en moyenne sur la dernière décade) se concentre dans les villes, alors que 70% de la population vit à la campagne, de manière très traditionnelle. Dans ces territoires ruraux, la justice est souvent rendue dans le cadre du système Salish, reposant sur le conseil des anciens. Bien que le capitalisme s’y soit frayé un chemin sous la forme du crédit, l’agriculture utilise très peu de machines : 1% de mécanisation, contre 70% en Inde, et 95% pour le riz au Sri Lanka. De plus, les parcelles agricoles sont minuscules, tournées vers la subsistance et non vers le marché. Elles mesurent en moyenne un tiers d’hectare, près de 200 fois moins que la moyenne française, de 63 hectares.

Ensuite, deuxième caractéristique importante, cette croissance soutenue procède de politiques mixtes, d’inspiration à la fois néo-libérales et “socialistes”.

L’essor de l’industrie textile présente une dimension clairement néo-libérale. Le pays a exploité la densité de son peuplement rural, en même temps que sa grande pauvreté et son arriération, pour faire sortir entre 3 500 et 5 000 usines textiles de terre. Les mauvaises conditions de travail et les accords de libre-échange ont ainsi permis au Bangladesh de devenir le deuxième exportateur de textile au monde, derrière la Chine. On y trouve les usines de H&M, Carrefour, Zara, Walmart…

Ces usines emploient en tout 4,4 millions de personnes souvent ruinées, fuyant la campagne à la recherche de meilleures conditions de vie. Il s’agit d’une classe ouvrière très jeune (la moitié de la population a moins de 29 ans), majoritairement féminine, à cheval entre le village et la ville. Du fait de cet essor récent et de l’agressivité de la politique gouvernementale, elle n’a pas développé de traditions réformistes. Par conséquent, les conflits sociaux prennent régulièrement la forme de grèves sauvages, massives, ponctuées d’affrontements de rue.

En parallèle de cette réalité, une politique d’inspiration socialiste tournée vers la construction d’infrastructures, l’éducation et la santé alimente également le développement du pays. Les étudiants et les lycéens, notamment, incarnent cette aspiration moderniste, qui résulte en une situation très contrastée. En effet, il y a à peu près autant de jeunes qui atteignent l’université que de jeunes qui n’ont pas commencé ou pas fini l’école primaire (près de 20% des 15-24 ans pour chaque). Ces jeunes intellectuels se voient enseigner des valeurs libérales, proches des idées occidentales, et en particulier anglo-saxonnes.

Or, au plan politique, le pays a toujours été une démocratie libérale fragile, souvent qualifiée de “semi-autoritaire” car voyant se succéder les périodes d’accalmie démocratique, les coups d’état et les états d’urgence. Depuis son accession à la tête du pays en 2009, la première ministre démissionnaire, Sheikh Hasina, a accentué les caractéristiques autoritaires du régime. La précédente première ministre et présidente du principal parti d’opposition, le parti de centre-droit BNP (“Parti Nationaliste du Bangladesh”), fait ainsi l’objet d’un harcèlement judiciaire qui a abouti en 2018 à sa privation de liberté, en prison puis en résidence surveillée. Le principal parti islamiste (“Jamaat-e-Islami”) est également ciblé par de nombreux procès, notamment pour des accusations de crimes de guerre remontant aux années 70, et s’est vu interdire de participer aux élections.

En réalité, l’évolution autoritaire du parti de Sheikh Hasina (la Ligue Awami, pro-indien, de tradition socialiste, aujourd’hui social-libéral) a accompagné le développement du pays. La mise à l’écart des islamistes a facilité la formation d’un État moderne et d’une élite intellectuelle.  Dans le même mouvement, la mise à disposition de la puissance gouvernementale (police, armée…) pour domestiquer la main-d’œuvre a beaucoup compté pour attirer les capitaux internationaux. Ce fait a partiellement transformé la Ligue Awami en syndicat patronal ; 30% de ses députés sont en même temps des propriétaires d’ateliers, et son président est aussi vice-président du gigantesque conglomérat BEXIMCO.

À ce titre, les différents programmes de sortie du sous-développement (Vision 2031, Vision 2041, Smart Bangladesh) étaient ambitieux, mais au vu des moyens déployés, nullement irréalistes. C’est un capitalisme encore jeune, féroce, plein de vigueur et de projets qui se déploie au Bangladesh.

Une situation explosive

Cette “dictature de développement” a créé une situation explosive. Elle a soulevé d’immenses forces productives, des forces productives telles que le carcan étroit des institutions ne parvient plus à les contenir. La moindre difficulté devait mener à l’embrasement.

C’est ce qui s’est passé, d’abord, dans l’industrie. La situation internationale y est pour beaucoup. La guerre en Ukraine a porté l’inflation à près de 10%. Dans le même temps, la crise de la Mer Rouge (consécutive à la guerre au Yémen puis à Gaza) a compliqué le transport de marchandises du Bangladesh vers l’Europe, rendant ses exportations moins compétitives et accentuant la pression sur les travailleurs. Résultat de ces phénomènes : le paupérisme s’est abattu avec une violence redoublée sur la classe ouvrière.

Telles sont les sources du mouvement de grève pour les salaires, aux mois d’octobre et de novembre derniers. Nous nous en faisions l’écho ici. Il s’agissait, pour les ouvrières, d’obtenir le triplement du salaire minimum dans le textile. Pour avoir un ordre d’idée, on estime qu’un salaire décent serait de 37 000 taka/mois, alors que le salaire minimum dans le textile était de 5 710 taka/mois. Elles n’ont pas réalisé entièrement leur objectif mais ont obtenu qu’il soit quasiment doublé (10 000 taka/mois).

Cette grande grève est venue couronner un processus de montée en puissance du mouvement ouvrier depuis 2016, alors que la précédente grève générale du secteur a eu lieu en 2006.

Par ailleurs, à l’époque des affrontements les plus intenses entre le BNP et la Ligue Awami, chacun des deux partis appelait à la grève pour renverser l’autre. De fait, si la grève de masse appartient à leur arsenal “habituel” et vient doper leur combativité, les ouvriers bangladais servent aussi souvent de masse de manœuvre dans des conflits qui ne les concernent guère. Malgré des syndicats puissants, ils ne sont pas organisés dans des partis de classe autonomes “à l’européenne”, travailliste, socialiste ou communiste. Les forces de gauche (JASAD, Parti des Travailleurs, Parti Communiste du Bangladesh) sont très marginales.

Dans le même mouvement, une contradiction de nature différente a émergé dans l’intelligentsia. La mobilisation actuelle, portée par le groupe des “étudiants contre la discrimination” (SAD, Students Anti-Discrimination), tire ses origines de 2018. À l’époque, les emplois publics étaient régis par un système de quotas. Un certain nombre d’entre eux étaient réservés aux minorités ethniques, d’autres aux femmes… Mais une proportion considérable (30%) étaient réservés aux descendants des combattants dans la guerre d’indépendance contre le Pakistan (1971). Or, une masse étudiante récemment formée, relativement enracinée dans les classes populaires, visait précisément l’ascenseur social qu’un tel mécanisme interdit, ou limite fortement.

De plus, cette disposition mêlait un folklore ultra-nationaliste, une injustice évidente, et des pratiques népotistes par lesquelles Sheikh Hasina s’assurait que l’appareil d’état reste sous le contrôle de ses proches ; de quoi heurter les valeurs libérales inculquées à la jeunesse intellectuelle fraîchement formée à l’université et dans les lycées. Cette jeunesse éduquée se revendique notamment du patronage de Muhammad Yunus, l’économiste social-libéral octogénaire qui a fait fortune dans le micro-crédit à destination des populations rurales. “Banquier des pauvres”, prix Nobel de la paix, Sheikh Hasina organise sa persécution depuis le début des années 2010.

En tout état de cause, de vastes manifestations étudiantes ont réclamé, puis obtenu, le retrait des quotas et la distribution des emplois publics au mérite.

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais le 5 juin dernier, la Cour Suprême, sous le contrôle de Sheikh Hasina (sur ses 7 membres, elle en a personnellement nommé 4), cassait la décision de 2018 et rétablissait le système des quotas. Pourquoi une telle provocation ? Après les grandes grèves de l’automne et les taux d’abstention record aux élections générales du début d’année, le régime était fragilisé. Sans doute la première ministre avait-elle besoin de libérer des postes pour s’assurer de fidélités supplémentaires, notamment dans l’armée. En tous cas, l’annonce fut accueillie par une flambée de colère. Le gouvernement tenta de rétropédaler en faisant appel de la décision de la Cour Suprême, mais en vain : le mouvement étudiant qui mènerait à son renversement avait commencé.

La montée en puissance

La mobilisation partit, modestement, de rassemblements à l’université de Dhaka (la capitale du pays), le 2 juillet. Le 10 juillet, elle aboutissait à des blocages de la circulation dans les rues de la capitale. Quatre jours plus tard, lors d’une conférence de presse, Sheikh Hasina commettait une erreur majeure : elle traitait les étudiants du SAD de “razakars”. Ce mot décrit les traîtres de la guerre d’indépendance contre le Pakistan ; pour avoir une idée de sa connotation péjorative, on peut le traduire, en Français, par “collabo”.

L’injure a eu deux effets instantanés. D’abord, elle a choqué encore plus profondément les intellectuels, que ces attitudes ultra-nationalistes dérangent. Ensuite, elle a électrisé la base de son propre parti, la Ligue Awami. Le lendemain, son organisation de jeunesse (la Ligue Jubo) et son organisation étudiante (la Ligue Chhatra) attaquaient les étudiants mobilisés sur le campus. La situation dégénéra rapidement. La police fut envoyée au secours des soutiens du régime. Bilan de la journée : 6 morts parmi les étudiants. Le lendemain, les cérémonies de deuil étaient réprimées par la police.

À ce moment, le pays s’embrasait. Les universités du pays entraient les unes après les autres dans le mouvement. Les services de sécurité, cherchant à reprendre le contrôle, coupèrent l’accès à internet. En réaction, les étudiants, dont les cortèges étaient multiculturels, utilisèrent les systèmes d’appel à la prière dans les mosquées pour communiquer et se coordonner.

Les partis d’opposition soutenant la mobilisation, le BNP et le Jamaat-e-Islami, furent immédiatement débordés et ne parvinrent pas à imposer leur leadership. Pour autant, le Jamaat-e-Islami servit malgré lui de courroie de transmission avec les populations rurales, beaucoup plus cléricales que les habitants des villes. Ce phénomène amplifia l’activité politique à la campagne. Les organisations paysannes progressistes, comme la Fédération Paysanne Bangladaise (“Bangladesh Krishok Federation”), forte d’1,6 millions de membres, propageaient depuis longtemps les appels à la lutte, notamment pour la réforme agraire. La masse du pays se rangeait graduellement derrière les étudiants.

Le 17, Hasina appelait les étudiants à attendre la fin des travaux de la Cour Suprême. Ils répondirent dès le lendemain, en organisant le blocage complet des transports. La répression se fit plus féroce.

Alors que les morts s’additionnaient aux morts, le week-end des 20 et 21 juillet vit une nouvelle vague de manifestations à l’appel du SAD. Partout, les affrontements entre les jeunes et la police et l’armée s’intensifièrent. Les forces gouvernementales tiraient à balles réelles. Les étudiants forçaient la porte de prisons pour en libérer les détenus. Le leader du SAD, Nahid Islam, fut jeté en prison. À la fin du week-end, le décompte s’élevait à près de 200 morts, dont une trentaine d’enfants.

Le renversement du pouvoir

Ainsi s’achevait la bataille contre les quotas. Le gouvernement et la Cour Suprême cédèrent le 21 juillet. À partir du 24, la connexion à Internet fut rétablie, et un plan de retour à la normale fut mis sur les rails. Mais il était trop tard… Les étudiants ne s’en contenteraient pas. Ils exigèrent des excuses publiques, la sanction des organisateurs du massacre, la libération des leaders du SAD, et le retour à l’état de droit. À ce point, leur lutte avait déjà pris un caractère héroïque qui leur assura le soutien enthousiaste de la population. Le gouvernement était perdu. Dans l’intervalle, d’autres leaders furent arrêtés.

Yunus, depuis Paris où il assistait aux Jeux Olympiques, en appela à l’intervention de l’ONU pour protéger le SAD. La diaspora bangladaise au Royaume-Uni mobilisa ses relais, notamment parmi les intellectuels, pour faire connaître les événements dans le monde anglophone.

Le 28, un groupe de six leaders du SAD, prisonniers des services de sécurité, lisait à la télévision un texte appelant au calme. Leurs camarades refusèrent de céder et organisèrent une “marche pour la justice” le 31. La mobilisation prit encore de l’ampleur.

Le 3 août, à l’occasion d’un grand meeting à Dhaka, le SAD appela pour la première fois à la démission du gouvernement et de Hasina, dont ils refusèrent la proposition de rencontre. Le 4, les petits partis de gauche appuyaient la revendication des étudiants, et 100 économistes appelaient à la formation d’un gouvernement provisoire. Le SAD paya à nouveau le prix du sang : la contre-attaque de la police causa la mort de 135 personnes (dont 13 policiers). Ce dimanche frappa tous les esprits. On évoqua le souvenir des manifestations consécutives à la mort de Mahsa Amini, en 2022 en Iran.

Le lendemain, le SAD appela à une “longue marche” de la province sur la capitale. Alors que les cortèges convergeaient et qu’une véritable marée humaine se formait, de nombreux militaires rompaient les rangs, soutenus par d’anciens officiers. Les usines textiles de la capitale entraient simultanément en grève pour soutenir le mouvement. La partie était finie, le gouvernement vaincu. Hasina démissionnait et s’enfuyait pour l’Inde en hélicoptère, seulement accompagnée de sa sœur et du président de la Ligue Awami. Trois quarts d’heure plus tard, sa résidence était envahie par les manifestants.

Dans la nuit du 5 au 6, le SAD organisait la garde des lieux de culte hindous pour s’assurer que les groupuscules islamistes ne s’en prendraient pas aux minorités religieuses. Malheureusement, il semble que ces dispositions n’ont pas empêché toutes les exactions, notamment à la campagne. Le 7 août, les bilans faisaient état d’au moins 4 districts touchés (sur les 64 que compte le pays). Le caractère réactionnaire des violences ne fait pas de doute ; le journaliste communiste Pradeep Kumar Bhowmik est d’ailleurs mort lynché lors d’un de ces heurts. La situation est confuse, car les groupes d’extrême-droite hindoue proches du pouvoir indien et les anciens milieux gouvernementaux diffusent aussi de fausses informations et des images truquées à l’international. Le rétablissement des services de police permettra d’y voir plus clair. L’effondrement de la révolution dans la violence religieuse serait évidemment une catastrophe.

Et maintenant ?

Le 6 au matin, le pouvoir était donc vacant. Le président de la république, jusqu’alors aux ordres de Hasina, signait la libération de nombreux prisonniers politiques, à commencer par Khaleda Zia, la présidente du BNP.

De son côté, le chef d’état-major tentait d’organiser la continuité de l’État en réunissant les partis d’opposition, du centre-droit (BNP) à l’extrême-droite islamiste, pour former un gouverment provisoire. Le SAD, en position de force, ne se rallia pas à cette démarche. Il proposa publiquement, sur Facebook, un nom de Premier Ministre : celui de Muhammad Yunus. Ce dernier accepta et sauta dans le premier avion pour le Bangladesh. L’armée dut céder, alors que le président de la république annonçait la dissolution du parlement.

Le débat porte maintenant sur les modalités du retour à l’état de droit, sur les limogeages et les sanctions dans l’administration, la police et l’armée, sur la commémoration des victimes de la dictature, et sur l’ampleur des transformations constitutionnelles à accomplir. La classe ouvrière n’est pas encore montée sur scène. Par conséquent, l’organisation économique et sociale du pays n’est guère discutée par les forces en présence.

L’orientation très libérale de Yunus peut faire évoluer le Bangladesh dans le sens d’une “révolution de couleur” qui en ferait un terrain de jeux de la finance internationale. L’exemple tunisien montre d’ailleurs que de doux universitaires peuvent parfaitement se transformer en féroces autocrates. Mais il n’est pas si simple de faire rentrer un peuple victorieux à la maison. De son côté, le BNP, qui est encore le principal parti d’opposition, appelle à des élections rapides pour prendre les étudiants de vitesse.

Qui finira par remplacer Hasina à la tête de l’État ? La démocratie libérale survivra-t-elle à ces événements ? Quelle sera la prochaine bataille livrée par ce prolétariat compact, combatif et plein d’avenir ? Les étudiants, qui ont forcé l’admiration du pays, porteront-ils les revendications ouvrières ou limiteront-ils leur rôle au renversement de la dictature ? Les partis de gauche trouveront-ils un nouvel élan dans cette victoire ? Les islamistes essaieront-ils de faire basculer le pays dans le chaos pour rompre l’équilibre entre les communautés et balayer les institutions sécularisées ? Les réformes constitutionnelles timides dont il est question pour le moment prendront-elles de l’importance, jusqu’à la convocation d’une assemblée constituante ? Comment les populations qui sont en contact avec le Bangladesh, dans l’espace anglophone, dans le sous-continent indien, dans le monde musulman s’approprieront-elles cette épopée ?


Image d’illustration : « Students launched the « Bangla Blockade » following a one-point demand for scrapping all illogical and discriminatory quotas in public service through enactment of a law and keeping a minimum quota for marginalised citizens in line with the constitution« . Photographie du 6 juillet 2024 par Rayhan9d (CC BY-SA 4.0)


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