Comment faire face au développement de l’enseignement supérieur privé ?


Par Aurélie Biancarelli*.

Dans le cadre des avis budgétaires sur le PLF 2024, Aurélie Biancarelli a été auditionnée le 19 septembre 2023 par Hendrick Davy, député NUPES-LFI. Son texte, proposé à Nos Révolutions, reprend les principales lignes directrices de l’audition.

Une volonté de développement de l’Enseignement supérieur privé sur le territoire de Marseille

Depuis le début du mandat, je suis régulièrement sollicitée par des groupes privés d’enseignement supérieur afin de discuter de leur projet d’implantation ou de développement… à Marseille.

Je souhaite particulièrement attirer l’attention sur la sémantique, qui n’est pas neutre. Ils ne se présentent, le plus souvent, pas comme une école, pas comme un établissement mais comme un groupe. Ils ne parlent pas en première approche d’étudiant·es mais de prospects, de marchés. Loin d’une approche progressiste ou même simplement humaniste de ces questions d’accès à l’enseignement supérieur, ils assument une démarche de « business model » pour répondre d’abord aux besoins des entreprises.

Ces demandes de rendez-vous visent à me présenter des projets d’installation plus ou moins avancés. On distingue plusieurs typologies de projets, des plus farfelus aux plus sérieux, du groupement d’entreprises aux grands groupes de l’enseignement supérieur privé.

Tous ont en commun l’idée de profiter du recul de l’engagement de l’État en matière d’ESR pour surfer sur le marché de l’éducation, pourvoir aux besoins spécifiques d’entreprises plus ou moins locales, mais aussi le plus souvent se positionner sur des enjeux fonciers, avec de la construction/rénovation de biens immobiliers, le plus souvent sur plusieurs milliers de mètres carrés.

Outre ce « business model » bien établi et assumé, l’un des arguments qui revient également souvent est de permettre un débouché naturel à l’enseignement privé des premier et second degrés, très développé à Marseille après un quart de siècle d’abandon des écoles publiques. Cet argument fait désormais écho aux récentes polémiques qui ont entouré A. Oudéa-Castéra après sa nomination au ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques.

Il existe un grand nombre de structures privées susceptibles de se positionner sur le marché de l’Enseignement supérieur privé. Du point de vue de la collectivité où je siège, les situations et les problématiques qui y sont associées dépendent du type de structure et de leur « business model » :

  • Les « petites écoles », réunissant quelques dizaines à quelques centaines d’étudiant·es. Ces structures passent très souvent sous les radars, et ne sont repérées que très tardivement par les services de la Ville. Souvent locataires, parfois propriétaires de petites surfaces (quelques centaines de mètres carrés), ces écoles sont le plus souvent portées par de grands groupes spécialisés dans ces « petites structures ». Les diplômes ne sont au mieux que des titres RNCP, mais très souvent de simples certifications dont la valeur, sur un « marché du travail » en constante évolution, est très variable. Leur modèle est celui de l’alternance et de la professionnalisation de l’étudiant·e.
  • Les grands groupes de l’ESR, implantés depuis longtemps en France et en Europe. Ils sont en venant à Marseille dans une stratégie de développement en direction du Sud de l’Europe et de la rive sud de la Méditerranée. Comme les petites écoles, leur modèle se base sur volume important d’apprentissage (autour de 70% de leur effectif) qui assure le financement de l’école. Les tarifs des formations étant très élevés, l’apprentissage est présenté comme un moyen de financer gratuitement ses études. Voire même, comme un moyen d’être payé pour étudier. Lors d’un entretien, un responsable pédagogique m’a dit « ceux qui n’ont pas les moyens n’ont qu’à faire de l’apprentissage ». La dimension sociale et le rôle émancipateur de l’enseignement supérieur, balayés en quelques instant par le mépris exprimé pour nos jeunes issus de familles populaires…
  • Il existe une troisième situation, qui correspond aux écoles d’entreprises et de métiers. Je ne les place pas sur le même plan que les précédents. Le projet vise alors à former des collaborateurs et des employés aux besoins, méthodes et métiers spécifiques de l’entreprise. Les profils d’étudiants-salariés sont d’ailleurs très différents de ceux des établissements supérieurs publics ou privés classiques.

Les facteurs de développement de l’enseignement supérieur privés sont assez nombreux, comme :
Maintenir les enfants dans le privé après une scolarité de premier et second degré effectuée dans le privé ;
Le recul de l’investissement d’État dans l’ESR, induisant une image détériorée des universités et des lycées proposant des formations du supérieur, avec l’idée qui est largement promue que les élèves et apprentis bénéficient dans le privé de meilleures conditions d’accueil et d’enseignement, d’une « vraie » professionnalisation, de l’accès garanti à une formation à l’inverse d’un supposé manque de place dans les filières publiques, et enfin d’un carnet d’adresse pour permettre leur embauche rapide ;
La possibilité de contourner ParcourSup et de maîtriser le choix de son école, de son lieu d’étude avec parfois des déconvenues économiques assez violentes pour les familles qui découvrent souvent tardivement, et après avoir engagés des frais important que l’établissement dans lequel leur enfant est inscrit ne lui permet pas de percevoir une bourse sociale ou d’obtenir un logement en résidence universitaire du CROUS. Il arrive régulièrement que les familles en difficultés se tournent alors vers la collectivité pour demander un soutien dans le financement des études de leurs enfants.
La volonté des entreprises du territoire de bénéficier de formations « sur mesure » pour avoir des « collaborateurs parfaitement en adéquation avec les besoins de l’entreprise ».

Le développement du secteur privé sur le « marché » de l’enseignement supérieur devrait par ailleurs nous interpeller sur la dimension unique de l’acte d’achat qui est fait par les étudiant·es et leur famille. Il n’y a le plus souvent qu’une seule période d’étude dans la vie d’une personne : il ne s’agit donc pas d’acheter un objet de consommation vouée à l’obsolescence. Pour les étudiant·es issu•es des familles les plus modestes, l’investissement conséquent que représente une inscription les prive du droit à l’erreur, à la réorientation…

Loin d’une ambition émancipatrice pour notre jeunesse, il y a d’un côté l’entre-soi de celles et ceux qui ont les moyens d’aligner les montants astronomiques pour passer 3 à 5 ans dans l’une de ces écoles, et de l’autre une jeunesse issue d’un milieu plus populaire et ne possédant pas les codes de l’Enseignement supérieur, à qui l’on fait miroiter un avenir meilleur à condition de payer ou de travailler en apprentissage.

Il ne faut pas mépriser le rôle que peut et que doit jouer l’apprentissage pour beaucoup de jeunes en quête d’une première expérience professionnelle, qui ont envie de découvrir une vie d’adulte indépendant, pour qui la mise en pratique rapide de ce qui est vu sur les bancs de l’école est important. Mais il faut aussi réaffirmer le rôle de l’Enseignement supérieur dans notre société.

En effet avec la recherche, l’enseignement supérieur a une influence majeure sur l’ensemble de la société, en améliorant le niveau général de la formation de l’ensemble des citoyen·nes et en permettant une transmission critique des savoirs. C’est un espace privilégié pour engager une réflexion sur le devenir de nos sociétés.

La démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur est indissociable d’un travail qui doit être mené pour permettre la réussite de toutes et tous, et particulièrement des jeunes issu·es des milieux populaires. C’est une condition essentielle de leur émancipation et de l’émancipation de toute la société. Et j’assume cette conviction, au vu de l’état du monde, ce n’est pas l’entreprise qui est en mesure de porter cette ambition pour notre jeunesse.

Par ailleurs, le développement de l’Enseignement supérieur privé comme public pose aux collectivités de nombreuses questions d’aménagement du territoire : besoin de logements adaptés, développement des transports en commun, aménagement de l’espace urbain…
Or si les établissements publics sont à Marseille de vrai partenaires, nous donnant ainsi les moyens d’accompagner leur développement, je ne peux que constater que les grands groupes privés nous mettent bien souvent devant le fait accompli, nous annonçant qu’ils ont acquis telle ou telle parcelle et qu’ils vont construire x milliers de m2 pour accueillir x milliers d’étudiant·es à l’horizon de trois ans. Bien conscients de ces enjeux d’aménagement et de transitions, l’argument adressé aux collectivités se résume alors en quelques mots : « C’est une formidable opportunité pour vous de [transformer/moderniser/dynamiser/…] ce quartier ».

Le développement des ces écoles privées sans contrôle, sans visibilité ni stratégie ne permet pas de faire de ces projets un levier pour justement transformer la ville.

Faire venir des étudiant·es dans un quartier mal desservi en services publics, en transports en commun… ne transforme pas miraculeusement ledit quartier en « paradis pour CSP+ ».
Pour bien accueillir nos étudiant·es, qu’elles et ils soient inscrit·es dans le public ou le privé, nous avons besoin de pouvoir accompagner le développement d’une offre de logements adaptés, de petites surfaces et d’espaces adaptés à la colocation, de cibler et d’adapter les enjeux de mobilités sur leur parcours de vie. N’oublions pas que les étudiant·es sont un public captif des transports en commun et des mobilités douces et actives.

Nous avons sur le territoire l’expérience récente d’une école privée qui a brutalement fait faillite et laissé de nombreux étudiants en difficulté. C’est le service public, c’est à dire Aix-Marseille Université, qui a organisé la prise en charge des étudiants sans solution. C’est une situation qui n’aurait jamais du arriver, mais qui pourrait pourtant devenir banale à l’échelle de la France si il n’y a pas un vrai contrôle mis en place par le Ministère de l’Enseignement supérieur. Le modèle de business, souvent lucratif, derrière ces écoles n’a rien d’éthique, ni de durable. Après les EHPAD, nous ne devons pas laisser nos écoles devenir le nouvel Eldorado des investisseurs.

Quels leviers d’action pour l’État et les collectivités ?

  • Former et informer dans les établissements du secondaire sur les types de diplômes, et imposer une information claire sur le statut du diplôme proposé : titre RNCP, diplôme national, titre d’école…
  • Imposer une information claire sur les droits aux bourses et logements du CROUS : trop d’étudiant·es et de familles découvrent trop tard la situation réelle dans laquelle ils et elles se trouvent.
  • Permettre aux collectivités locales de mieux œuvrer sur les stratégies de logements étudiants, car cette offensive du privé sur l’Enseignement supérieur s’accompagne souvent du développement d’une offre de logements étudiants dans des résidences privées, très peu contraintes légalement (bien moins que les CROUS sur la qualité de la construction et les contraintes d’urbanisme). Les logements étudiants sont aussi fortement défiscalisés et non soumis à la loi SRU. Il s’agirait de poser un cadre afin de donner aux collectivités les moyens de contraindre le développement d’une offre y compris privée répondant à des critères de qualité, de localisation et d’en faire de vraies résidence pérennes dans le temps, qui ne seront pas revendues à la découpe une fois la période de défiscalisation passée. Il s’agit de faire la ville pour toutes et tous, y compris pour les étudiant·es.
  • Renforcer l’offre de logements en partenariat avec les CROUS.
  • Renforcer l’enseignement supérieur public avec un grand plan de rénovation, de réhabilitation de nos universités et écoles, d’embauche d’enseignantes-chercheuses et enseignants-chercheurs à même de former nos jeunes à être les acteurs du changement du monde, de produire les connaissances et les savoirs dont l’humanité à besoin pour s’émanciper. Cela va de pair avec une ambition renforcée pour le monde de la recherche et l’ensemble de ses acteurs.

* Aurélie Biancarelli est adjointe au maire de Marseille, déléguée à la recherche, à la vie étudiante et à l’enseignement supérieur.


Image d’illustration : « Marseille vu du Mont Puget, au premier plan le campus de Luminy », photographie du 29 novembre 2017 par Lu-xin (CC BY-SA 4.0)


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