Par Rosa Drif.
Le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, a annoncé dimanche 27 août sur le plateau de TF1 l’interdiction du port des abayas au sein des collèges et des lycées. Si cette interdiction porte également sur les qamis, les discussions qui en découlent et les effets qui en résultent auront pour cible principale les femmes, de manière quasiment exclusive.
Avant toute chose il est important d’affirmer notre pleine solidarité avec ces jeunes lycéennes et collégiennes, qui subissent l’appareil répressif de l’État pour le simple fait qu’elles soient musulmanes ou perçues comme telles.
Si cette annonce du gouvernement peut sembler aux antipodes des problématiques qui secouent l’Éducation nationale (manque d’effectifs, surcharge des classes…), elle ne peut être perçue comme une simple tentative de diversion ou une question de second plan. Au contraire, elle s’inscrit dans une série cohérente de politiques racistes, sexistes et sécuritaires mises en place par les gouvernements successifs au cours des trente dernières années.
Les victimes oubliées d’une opération politicienne
Alors que tous les responsables politiques débattent sur le caractère religieux ou non des abayas, tout le monde semble oublier l’essentiel : cette polémique ne vise qu’à ouvrir la voie à une chasse aux sorcières contre les jeunes femmes musulmanes. Par cette circulaire, on rappelle à ces jeunes lycéennes et collégiennes que leur présence au sein de la société est indésirable. Qu’à moins de « s’assimiler » et de se conformer à une identité nationale construite par un discours d’extrême droite, elles continueront d’être rappelées à l’ordre, si besoin par la force, traquées, fouillées, humiliées. Cette attitude discriminatoire non seulement viole le droit fondamental à la liberté de conscience, mais inflige aussi à des mineur·es des événements particulièrement traumatisants.
Ces violences sont inacceptables et devraient susciter l’indignation de toutes et tous. C’est d’ailleurs ce que rappelait le Conseil d’État le 27 novembre 1989, en indiquant que les élèves sont en droit « d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui”, et que le seul fait de porter des “signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas lui-même incompatible avec le principe de laïcité”. Pour motiver cette interdiction des abayas et des qamis, le Ministre de l’Éducation expliquait que “lorsque vous rentrez dans une salle de classe, vous ne devez pas être capable d’identifier la religion des élèves en les regardant”. En réalité, nous devrions être en mesure de rentrer dans une classe, distinguer ou non la religion des élèves sans que cela n’impacte leur traitement.
Menace sur la liberté de conscience et d’expression
Ensuite, juger du caractère religieux ou non de l’abaya ne devrait pas être une préoccupation de l’État. Lorsque Gabriel Attal affirme que « les abayas, par exemple, sont des vêtements religieux et doivent être traités comme tels », il va en réalité à l’encontre d’un principe clé de la laïcité. L’État doit être indifférent aux religions : il ne doit pas faire de distinction entre ce qui relève de la religion et ce qui n’en relève pas. Cette distorsion de la laïcité remonte en réalité à la loi du 15 mars 2004. Celle-ci ne cherchait pas à interdire le port de vêtements ou d’objets religieux en soi, mais plutôt le port de vêtements ou d’objets qui pourraient révéler l’affiliation religieuse de la personne qui les porte. Elle s’en remet ainsi complètement à la subjectivité de l’agent public, qui décide de la signification du vêtement en fonction de sa couleur, sa longueur, sa coupe, mais aussi et surtout de la couleur de peau, de l’origine ethnique supposée et du nom de la personne qui le porte. Nous avons déjà fait l’expérience de ces situations par le passé avec les signes religieux « par destination » (comme la jupe longue, le bandana, le calot de bloc, la charlotte…). Les dérives de cette interdiction se sont d’ores et déjà faites entendre lors de cette rentrée. Des jeunes filles se sont vues refuser l’entrée dans leur établissement parce qu’elles portaient de simples robes, ou pire, parce que leur chemise ou leur pantalon avaient été jugés trop larges, pas assez moulants ou colorés.
Usuellement en République française, la restriction des libertés se faisait au nom de la préservation de l’ordre public, en exigeant une évaluation concrète, matérielle de la nécessité de ces restrictions. Cependant, au cours des trois dernières décennies, le concept d’ordre public est progressivement devenu immatériel et symbolique1. Ce qui est nouveau, c’est l’idée qu’il existerait des valeurs abstraites, morales, qui justifieraient également ces restrictions. Ces valeurs peuvent se rapporter à la notion d’égalité des sexes, voire même au concept de sécurité nationale, à l’image du discours du président de la République dans lequel il effectuait un scandaleux glissement sémantique, assimilant le port de l’abaya à l’ignoble assassinat de Samuel Paty. Expliquer que le simple fait de porter un signe religieux constitue en soi un trouble à l’ordre public ou un acte de prosélytisme reviendrait à établir une équivalence entre la simple indication d’une affiliation religieuse et une forme de violence ou pression exercée sur autrui.
Infériorisation, paternalisme et criminalisation des femmes musulmanes
Comme l’analyse Sara R. Farris dans son ouvrage « In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism »2, cette attention particulière portée à la pratique religieuse musulmane est particulièrement poussée en France. Une conception abusive de la laïcité y est fréquemment utilisée pour justifier des restrictions sur les signes religieux (l’islam étant particulièrement visé) au nom des droits des femmes.
Au cours des travaux autour de la loi de 2004, on observe un changement de paradigme, et la question de l’égalité des sexes devient étroitement liée à celle de la laïcité. À l’époque, l’argumentaire en faveur de l’adoption de la loi mettait fortement l’accent sur la protection et l’émancipation des femmes musulmanes3. Le voile y est dépeint comme une marque de soumission ne pouvant être conciliable avec le principe d’égalité des sexes, et par extension avec le principe de laïcité. D’une part, ce raisonnement paternaliste refuse de reconnaître la capacité de réflexion de ces femmes et leur choix de se couvrir. Il construit ainsi une image fictive, hybride et contradictoire autour de la femme musulmane portant un voile : à la fois docile et criminelle. D’autre part, elle compromet la neutralité de l’État en attribuant une signification particulière (ici, négative) à une pratique religieuse. En outre, au-delà de considérations morales, ces interdictions permettent à l’État d’exercer, une nouvelle fois, un contrôle social continu sur le corps des femmes et plus spécifiquement celui des femmes non blanches. Un contrôle d’autant plus violent qu’il est exercé par des fonctionnaires de l’Éducation nationale, ou par la police, sur des mineures.
Un dévoiement inédit de la laïcité
Depuis la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité a été à plusieurs reprises mise à l’épreuve. Si celle-ci visait initialement à marquer la neutralité religieuse de l’État, elle est depuis la fin des années 1980, instrumentalisée au service de débats agressifs sur l’islam dans l’espace public. Les différentes offensives à l’encontre d’adolescentes musulmanes, exclues de leurs établissements parce qu’elles portaient un voile, ont conduit à la mise en application de la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques. Cela a marqué le début d’une série de polémiques stériles : interdiction aux femmes portant le voile d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, d’aller à l’université, de se baigner, de pratiquer des activités sportives…
Dans ce contexte, le devoir de neutralité ne se limite plus à être un principe d’organisation de l’État et de ses agent·es, mais devient une injonction au silence, à l’invisibilité, pouvant s’appliquer à tous les citoyen·nes et à l’ensemble de la société. Or, la laïcité est précisément un principe qui permet la liberté de conscience. Aujourd’hui, les réactionnaires retournent ce principe contre lui-même, en privant des citoyen.es de leur liberté de conscience et religieuse au nom de « l’unité », de « l’identité » ou de la « sécurité nationale ». Face à ces discours, la gauche a très largement failli. Certain·e·s ont choisi de se retrancher derrière l’argument de la diversion, d’autres ont préféré tourner autour du pot plutôt que mettre le doigt sur le cœur du problème, et enfin il y a celles et ceux qui ont préféré trahir les luttes antiraciste et féministe pour se conformer aux discours réactionnaires. Pourtant, les forces progressistes auraient tout intérêt à réaffirmer sans détour la laïcité, non pas comme une forme de neutralisation et criminalisation des convictions de chacun·e, notamment les musulmanes, mais plutôt comme une garantie de leur libre conscience et expression.
- L’affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité, Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, 2014 ↩︎
- In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism, Sara R. Farris, 27 avril 2017 ↩︎
- Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République : rapport au Président de la République, Bernard Stasi, décembre 2003 et La pudeur et l’affichage. Le féminisme est-il antireligieux ? », Nadia Marzouki, Esprit, 2013, n° 10, p. 54 ↩︎
Image d’illustration : Site web du Café pédagogique (Creative Commons)