Ce texte a été initialement publié le 19 mai 2025 par la Fondation Rosa Luxemburg. Nous le mettons à disposition des lecteurs de Nos Révolutions traduit en français1, avec l’aimable permission de l’auteur et de la Fondation.
Comment le marxiste russe mort il y a plus d’un siècle peut nous aider à comprendre notre époque
L’instant, le « moment » décisif – cette notion est très répandue parmi les scientifiques de toutes obédiences. En physique, Galilée appelait « moment » la diminution de la gravité d’un corps reposant sur un plan incliné. En économie on parle de « moment Minsky », du nom du théoricien Hyman Minsky, pour décrire le moment où une bulle spéculative sur les marchés financiers atteint son volume maximal avant d’éclater. Dans tous ces exemples, il est implicitement question d’un changement de scénario : le « moment » en tant que tournant dans les « lois du mouvement » d’un système.
En appliquant cette idée à l’étude des processus historiques, il semble qu’on puisse affirmer sans trop de risques que la tourmente mondiale actuelle pourrait être baptisée « moment Lénine ». Il ne s’agit pas ici de Vladimir Lénine le révolutionnaire bolchevique, mais plutôt de Vladimir Lénine l’infatigable érudit qui, au début de la Première Guerre mondiale, a rédigé son célèbre essai intitulé L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, un texte qui, aujourd’hui encore, s’avère extrêmement utile pour comprendre les tendances historiques.
L’Impérialisme de Lénine est un ouvrage davantage sous-estimé par les économistes classiques qu’il n’est surestimé par les communistes orthodoxes. Il ne peut certainement pas être qualifié de « scientifique » au sens moderne du terme : la « falsification » poppérienne – ou tout autre mode de vérification empirique – est rendue impraticable par la tonalité narrative de l’ouvrage. Sa lecture, cependant, offre une profusion d’idées très originales, dont plusieurs générations de chercheurs, marxistes ou non, se sont inspirées pour mener des recherches pionnières2.
L’idée léninienne qui a le mieux résisté à l’épreuve du temps est le lien entre l’enchevêtrement des relations internationales du crédit et de la dette, les processus connexes de concentration du capital en blocs monopolistiques opposés, et la mutagenèse conséquente de la lutte économique en un conflit militaire ouvert. Le « moment Lénine », pourrions-nous dire, est précisément cet angoissant point de bascule des événements : le moment de terreur collective lors duquel l’enchevêtrement de la concurrence capitaliste dégénère en affrontement armé. En ce sens, la guerre en Ukraine et ses suites, qui seront très longues et tortueuses, peuvent être considérées comme le « moment Lénine » de la nouvelle ère de désordre mondial.
Trump, la dette américaine personnifiée
Pour bien nous faire comprendre, il peut être utile d’analyser les stratégies diplomatiques des différents protagonistes de ce « moment » à la lumière des intérêts matériels qu’ils sont appelés à servir. Pour une telle expérience, Donald Trump représente le cobaye idéal. Tout le monde analyse la posture, l’attitude du nouveau président américain, sa supposée capacité subjective à déplacer l’objectivité des événements. Pourtant, ni ses sympathisants ni ses détracteurs ne parviennent à analyser Trump pour ce qu’il est vraiment : une marionnette de plus entre les mains du processus d’accumulation du capital.
Donald Trump n’est rien de moins que la personnification de la dette extérieure de l’Amérique, un découvert massif qui a désormais dépassé le chiffre record de 23 000 milliards de dollars. Ce gigantesque passif net à l’égard du monde a enrayé l’énorme « circuit militaro-monétaire » sur lequel l’Amérique a construit son hégémonie mondiale après l’effondrement de l’Union soviétique.
Le même problème se posait déjà à Biden et aux administrations précédentes, les États-Unis ayant été contraints de relâcher leur emprise sur le Moyen-Orient. Avec Trump, cependant, l’impossibilité de poursuivre l’expansion impériale alimentée par la dette est devenue un fait incontestable3.
L’erreur de Ferguson
L’historien de Stanford Niall Ferguson a tenté de résumer les problèmes auxquels sont confrontés les États-Unis en affirmant que la crise hégémonique des empires se produit lorsque les dépenses liées aux intérêts et au remboursement de la dette dépassent les dépenses militaires. Plusieurs éminents experts l’ont soutenu sur ce point. Ils sont incapables de comprendre que la « loi » de Ferguson est erronée.
En effet contrairement à Lénine, Ferguson ne s’intéresse qu’à la composante publique de la dette. Mais si le problème n’était que la dette publique intérieure, la politique monétaire pourrait facilement la financer en imposant des taux d’intérêt bas, ce qui maintiendrait le remboursement à un niveau stable, inférieur aux dépenses d’armement. Les vraies difficultés apparaissent lorsqu’il s’agit de la dette extérieure, non seulement publique mais aussi privée. Dans ce cas, il devient nécessaire d’attirer des capitaux du reste du monde pour la financer, et les taux de rendement ne peuvent donc plus descendre en dessous d’un seuil de rentabilité que les économistes appellent « l’arbitrage ». C’est dans ce cas qu’apparaît la contrainte sur les dépenses, générales et donc militaires.
Pendant longtemps on a cru que l’Amérique, détentrice du « privilège exorbitant du dollar », était à l’abri de cette contrainte extérieure. Les défenseurs de la doctrine quelque peu confuse du nom de « Théorie monétaire moderne » croient encore à cette immunité proclamée. Mais la vérité est désormais autre : la dissimulation du déficit par l’impression de nouveaux dollars est devenue très incertaine, car le protectionnisme américain lui-même porte atteinte au droit des étrangers détenteurs de dollars de les utiliser à leur guise pour acheter des capitaux occidentaux, ce qui fait peser de nouveaux doutes sur la valeur de la monnaie et, donc, sur la possibilité de couvrir la dette. Par une étonnante hétérogénéité des finalités, les barrières commerciales et financières de l’Amérique se révèlent donc être le moteur de la « dédollarisation » redoutée.
Le nerf de la guerre de Cicéron, l’argent illimité pour financer la guerre, s’est donc brisé. C’est à partir de là qu’il faut partir pour comprendre la crise de l’hégémonie américaine, et c’est à partir de là que l’on peut comprendre le retrait de Trump du front ukrainien. Pour l’Amérique, endettée vis-à-vis du monde, il est en effet temps de resserrer les rangs, de circonscrire les objectifs impériaux et de réduire l’étendue de sa domination. En ce sens, s’il existe une « loi » de la crise de l’empire, c’est dans la comparaison entre les dépenses militaires et le poids de la dette extérieure.
Action et réaction
La fragilité financière des États-Unis explique également la manière brutale dont Trump a exigé de Zelensky les « terres rares » de l’Ukraine pour rembourser ses dépenses militaires. Nous en sommes au point où la dette devient un moteur de ce que Lénine appelait déjà la « thésaurisation intensive » des matières premières.
Pour Washington, après tout, le conflit frontalier entre la Russie et l’Ukraine est désormais secondaire. Ce que la Maison Blanche cherche à faire aujourd’hui, c’est d’endormir la Russie pour tenter de dissocier son destin de celui de son principal adversaire : la Chine. Pour ce faire, Trump ira jusqu’à vendre la « Gold card » de la citoyenneté américaine à des capitalistes russes pour la modique somme de 5 millions de dollars. Sanctionnés hier encore, les oligarques moscovites sont désormais choyés. La volte-face américaine est spectaculaire.
Cette exhumation de la vieille stratégie nixonienne du « diviser pour régner » arrive cependant un peu tard. Depuis le début de la guerre, les échanges commerciaux entre la Russie et la Chine ont doublé. Comme le prévient Xi Jinping, la tentative américaine de séparer l’un de l’autre apparaît désormais comme désespérée.
Cependant, la pression de la dette extérieure obligera les États-Unis à tenter d’autres actions, plus ou moins extrêmes, pour limiter l’expansion de la Chine et de ses alliés. Le risque, sinon, est une progression du grand créancier chinois dans les processus de fusion, d’acquisition et de contrôle capitaliste dans les zones d’influence que les États-Unis, en recul, ont dû laisser inexploitées. Pour la première fois dans l’histoire, dirait Lénine, la concentration capitaliste souffle vers l’est. Endiguer ce vent nouveau est une question vitale d’hégémonie capitaliste pour Trump et ses semblables.
C’est pourquoi la posture du président américain est devenue de plus en plus provocante. Il suffit de penser à la reconquête du canal de Panama, qui était depuis longtemps entre les mains d’investisseurs de Hong-Kong. Trump a prévenu qu’il le reprendrait, par n’importe quel moyen. Ses propriétaires ont donc été contraints de le vendre à la société américaine BlackRock au prix remarquablement bas de 22 milliards de dollars. Si la transaction est finalement conclue, les barrières protectionnistes américaines pourraient désormais s’appliquer également au carrefour névralgique panaméen. L’écart entre la persuasion morale et l’intimidation mafieuse se réduit de plus en plus.
Toutefois conformément à la loi newtonienne, les actions de Trump sont suivies de réactions chinoises. Le ministère des affaires étrangères de Pékin a lancé un avertissement : « Si les États-Unis persistent à vouloir mener une guerre commerciale, ou tout autre type de guerre, la Chine les affrontera jusqu’au bout. » Tout autre type de guerre : cette imprécision sans précédent est caractéristique du « moment Lénine » : c’est la menace implicite de passer du conflit économique à une confrontation militaire.
Les vraies raisons du réarmement européen
Dans ce gigantesque choc de plaques tectoniques, la « trahison » de l’Europe par Trump reste à analyser. En Allemagne, en France, en Italie et dans d’autres pays du vieux continent, les partisans du réarmement insistent sur le fait que le président américain a laissé les anciens membres européens de l’alliance sans protection contre une éventuelle invasion russe. Mais il est difficile d’imaginer une propagande de guerre plus simpliste que celle-ci.
La réalité de la course aux armements en Europe est bien différente. Pendant des décennies, les pays de l’UE ont agi comme de véritables vassaux de l’empire américain. L’expansion de l’OTAN a créé des opportunités commerciales, principalement pour les entreprises américaines, mais aussi britanniques, françaises, allemandes et italiennes. De l’ancien bloc soviétique à l’Afrique et, au-delà, au Moyen-Orient, telle était l’histoire de l’impérialisme atlantique dans la phase que nous sommes en train de laisser derrière nous.
Il est donc clair qu’alors que la crise de la dette oblige l’empire américain à réduire sa zone d’influence et à exproprier même ses anciens vassaux, le principal problème des diplomaties européennes devient de concevoir un impérialisme autonome capable d’accompagner, par une puissance militaire autonome, la projection vers l’extérieur du capitalisme européen. Pour reprendre les mots de Lénine, lorsque les rapports de force changent, les modalités de partage du monde changent en conséquence.
Memento Lénine
La dernière dimension de notre « moment Lénine » actuel est le rôle de la légendaire classe subalterne. Dispersés, privés d’intelligence collective, laissés à la merci des seuls caprices individuels, les travailleurs semblent aujourd’hui résignés à subir les effets d’un essor des dépenses militaires, sous la forme de nouvelles réductions de l’État-providence et d’une baisse du pouvoir d’achat. Pire encore, les rares personnes qui s’intéressent encore à la politique semblent parler le même langage que les diplomates bourgeois. Leur plus grande ambition intellectuelle est de se placer sous la bannière du « gentil “ contre le dernier ” méchant » – une adaptation mentale inconsciente à un avenir comme chair à canon.
La révolution s’étant liquéfiée, même la consolation d’une critique scientifique éclairante échappe à la conscience des masses. Hier les deux avançaient ensemble, aujourd’hui ils reculent ensemble. Et pourtant, il y a quelque chose que la sombre période historique actuelle pourrait nous apprendre : tout comme la trajectoire de la concentration capitaliste nourrit la catastrophe de la crise démocratique et diplomatique, ces mêmes tendances ouvrent la porte à une subversion sans précédent du système. « Moment Lénine », memento Lénine4.
* Emiliano Brancaccio est professeur d’économie politique à l’Université de Naples Frédéric II et initiateur, avec Robert Skidelsky, de l’appel « Les conditions économiques de la paix » publié dans le Financial Times, Le Monde, et Econopoly – IlSole24Ore.
- Traduction par Antoine Guerreiro. ↩︎
- Parmi l’abondante littérature sur le sujet, voir : Emiliano Brancaccio, Raffaele Giammetti, Stefano Lucarelli (2024). “Centralization of capital and economic conditions for peace”, Review of Keynesian Economics, 12 (3), 365–384. ↩︎
- Sur les liens entre les créances nettes des États-Unis et la crise diplomatique internationale, voir également un récent débat avec le gouverneur émérite de la Banque d’Italie et ancien membre du conseil d’administration de la BCE, Ignazio Visco (en italien) : Emiliano Brancaccio e Ignazio Visco (2024). « ‘Non-ordine’ economico mondiale, guerra e pace : un dibattito tra Emiliano Brancaccio e Ignazio Visco », Moneta e Credito, 77 (308). ↩︎
- Emiliano Brancaccio and Marco Veronese Passarella, (2022). “Catastrophe or Revolution?”, Rethinking Marxism, 34 (3). Sur la concentration du capital, voir aussi : Emiliano Brancaccio and Fabiana De Cristofaro, “In Praise of ‘general laws’ of Capitalism: Notes from a Debate with Daron Acemoglu”, Review of Political Economy, 36 (1). ↩︎
Image d’illustration : « Lenin Statue in Osh », photographie du 17 août 2018 par Adam Harangozó (CC BY-SA 4.0)