Le rapport commandé par Emmanuel Macron sur les Frères Musulmans passionne le petit monde des politiciens bourgeois. Ils se disent qu’ils ont intérêt à contribuer à l’atmosphère d’hostilité contre les musulmans, pour pouvoir bénéficier des passions tristes soulevées par le RN. Cependant, ils n’osent pas s’en prendre ouvertement aux courants salafistes, car « il ne faudrait pas fâcher nos clients d’Arabie Saoudite ou des Émirats Arabes Unis », ni perturber les ventes d’armes françaises à ces gouvernements. Il faut du courage et des convictions pour vaincre l’intégrisme, et la macronie en manque. Alors, elle se contente de ferrailler contre un courant déclinant, très loin de la dynamique qui fut la sienne il y a une vingtaine d’années, et sans représentants déclarés en France.
D’abord dérisoire, l’affaire a fini par basculer dans le ridicule lorsque le rapport a “fuité” dans la presse, probablement à l’initiative de Retailleau, qui n’est pas assez brillant pour espérer séduire, et a donc besoin de faire peur. De son côté, Macron n’est pas content, il pique une colère. L’affaire est anecdotique en apparence : une réunion houleuse, un recadrage ministériel, une consigne de « communication adéquate ». Et pourtant elle dit tout : le pouvoir, en crise profonde, ne parvient plus guère à communiquer, se coordonner, se faire obéir. Il se fracture, se méfie de ses fidèles, est trahi par ses obligés. Même ses coups d’intimidation ne font plus peur. Depuis plusieurs années, plus rien ne se passe comme prévu.
Ce rapport sur “l’entrisme islamiste” était censé appuyer l’agenda sécuritaire du gouvernement. En d’autres temps, il aurait été distillé à point nommé, commenté par les « experts » des chaînes en continu, recyclé en amendement liberticide et en consignes préfectorales. Mais aujourd’hui, c’est l’embarras. Macron s’énerve, Retailleau est suspecté de déloyauté, Darmanin sort une idée de prison en Guyane qui tourne à la farce. La machine de guerre idéologique est grippée.
Politiques du fiasco
Le rapport sur les Frères musulmans n’est que le dernier épisode en date. Depuis plusieurs années, les fuites, les bourdes et les trahisons internes sont devenues la norme dans les cercles du pouvoir. Privés d’assise dans les classes populaires, ceux-ci sont à la fois en vase clos et en roue libre.
Il y a eu la publication intégrale des « Macron Leaks » en 2017, révélant dès l’entre-deux-tours les petits arrangements de l’équipe présidentielle avec les puissances financières. Il y a eu, en pleine crise sanitaire, les comptes rendus internes du Conseil scientifique qui contredisaient les déclarations publiques du gouvernement sur les masques, les tests ou les confinements. Cela, sans parler des révélations en cascade sur les scandales financiers (McKinsey, Uber Files) ou des accointances entre cabinets de conseil et ministres en exercice. Souvenons-nous aussi du fiasco de la réforme des retraites : textes mal ficelés, chiffres bidonnés, votes bâclés… L’exécutif s’est vu contredit par ses propres experts, et la majorité parlementaire a vacillé jusqu’au ridicule, au point de fuir les débats en séance.
Bayrou balbutiant devant la commission d’enquête sur Bétharram est bien à l’image de son administration : accroché aux ors de la République comme à une drogue dure, mais incapable de prendre ses responsabilités. Les classes populaires, consternées, observent le naufrage sans rien dire.
Le ver dans le fruit
Dans ce contexte, c’est le sauve-qui-peut. Chacun cherche à tirer la couverture à soi, à se positionner pour l’après-Macron, à tester la loyauté des autres. Et cela va bien au-delà de l’actualité immédiate. La politique étrangère tourne au fiasco (humiliation au Sahel, marginalisation diplomatique), les crises industrielles se multiplient (énergie, logement, transport), la police réprime sans parvenir à garantir l’ordre, l’appareil d’État perd ses cadres, les alliances parlementaires se dérobent, la bourgeoisie elle-même s’écharpe sur la marche à suivre.
La crise, organique, a franchi un seuil décisif avec les dernières élections législatives et la censure du gouvernement Barnier ; et avant cela, avec la réforme des retraites. L’exécutif décidait alors d’imposer sa politique sans vote de l’Assemblée Nationale, sans la possibilité d’amender et de négocier qui compte tant pour sa base sociale de notables et d’arrivistes. En parallèle, la colère populaire grondait. Résultat : une grève massive, une défiance populaire inédite, un blocage parlementaire durable. Depuis, chaque ministre se bat pour sa survie. Darmanin courtise les droites, Attal tente de séduire les jeunes, Retailleau joue la carte identitaire. La macronie est en miettes, et chaque miette se prend pour le sauveur suprême.
Dans le même temps, les classes dominantes cherchent de nouveaux chevaux : Le Pen, Zemmour, Bardella, peut-être même Hanouna. Mais là aussi, les contradictions explosent. Entre les factions néo-libérales, les partisans d’une restauration autoritaire et les gestionnaires technocratiques à la Macron, rien ne va plus. Chacun pousse ses pions dans une guerre de succession qui affaiblit encore davantage le centre de commandement.
Passer à l’offensive
L’histoire montre que de ce genre de symptôme précède les basculements. Quand une classe dominante ne parvient plus à se faire obéir, quand elle se divise, quand le désordre l’emporte sur ses décisions, elle cesse d’être une force de direction historique. Elle pourrit, elle se sclérose, elle s’agrippe aux ruines de son hégémonie. En langage marxiste : elle n’est plus qu’un frein, un obstacle au mouvement des sociétés. Sa fin est proche.
Il est temps de poser la question du pouvoir autrement : pas seulement en contestant telle ou telle mesure particulière, mais en dénonçant la totalité du système institutionnel et politique par lequel la bourgeoisie gouverne. Le désordre qui secoue les palais ministériels n’est pas une simple « maladresse » de communication. C’est le râle d’agonie de la classe dominante, et en même temps, la possibilité d’un monde nouveau. À nous, désormais, de construire l’alternative ! L’histoire appelle un nouveau pouvoir : celui des peuples du monde, des travailleuses et des travailleurs, des précaires et des opprimés.
Image d’illustration : « Home Secretary Yvette Cooper meets French Minister of the Interior Bruno Retailleau in northern France », photographie du 28 février 2025 par Jonathan Chen / Home Office (CC BY 2.0)