Tribune de la rédaction.
Nous vivons à l’époque des crises. Tout est plus fragile, incertain, violent. Mais il ne faut pas se laisser tétaniser : c’est précisément dans ce genre de contexte que les révolutions viennent à l’ordre du jour. C’est pourquoi la rédaction de Nos Révolutions, réunie les 12 et 13 avril 2025 à Marseille, propose quelques grands axes de compréhension du moment dans lequel nous sommes.
Ce texte est structuré autour de quatre grands thèmes. D’abord, nous commençons par un rapide tour d’horizon du capitalisme international et de la géopolitique dans laquelle il se meut. Ensuite, nous détaillons les deux conséquences majeures du basculement actuel, à savoir l’autoritarisme des États et la menace de la guerre globale. Nous concluons par l’actualité de la révolution, qui est d’après nous le seul recours face au risque d’autodestruction de la civilisation humaine.
Un basculement historique
La réorientation de la politique internationale US, sous l’autorité de Donald Trump, est le reflet d’un basculement historique. Longtemps, l’hégémonie américaine a été synonyme d’abondance matérielle dans une poignée de pays riches, au prix de l’exploitation féroce du reste du monde. La guerre s’abattait régulièrement sur des pays pauvres – Irak, ex-Yougoslavie – mais n’atteignait plus les centres impériaux : c’était la pax americana.
Le système financier international était l’instrument de cette domination et digérait peu à peu les économies occidentales. Ces dernières se transformaient en économies de rente, à haute intensité financière et faible ancrage industriel. En effet, l’émergence d’un Sud producteur et d’un Nord consommateur a donné lieu à une désindustrialisation rapide, synonyme de domination du tertiaire et d’extension de la domesticité. Dans le même temps, une crise structurelle s’installait, marquée par la suraccumulation du capital et l’épuisement des gains de productivité.
La montée en puissance de la Chine, dans le prolongement de la 2nde Guerre du Golfe1 (2003) puis de la crise des subprimes (2008) a changé la donne. Un concurrent titanesque s’est levé face aux États-Unis. Les deux superpuissances capitalistes se heurtent l’une à l’autre sur tous les marchés de la planète. Le productivisme/consumérisme qui en découle est si corrosif et auto-destructeur qu’il met même en danger l’écosystème de l’humanité : l’air, l’eau, le sol…
L’enjeu de leur lutte est l’écoulement des produits, mais aussi le contrôle des chaînes de valeur et de l’accès aux ressources. Cette concurrence aboutit à une guerre commerciale féroce, qui requiert, dans chacun de ces pays, une fusion complète des États, des multinationales et des banques ; la diplomatie est mise au service du commerce, le commerce au service de l’industrie, l’industrie au service de la diplomatie, et inversement, dans un entremêlement qui rappelle fort le “stade impérialiste du capitalisme”2 du début du 20e siècle. L’extrême financiarisation de l’économie, que reflète bien la bulle spéculative sur l’IA, permet de mobiliser des ressources inouïes dans l’affrontement. Dans ce contexte, la méthode du choc adoptée par l’administration Trump n’est pas seulement le fruit de sa psychologie personnelle. Elle reflète un état d’esprit agressif largement partagé dans les élites américaines, lui-même enraciné dans l’état des marchés.
Le conflit menace à chaque instant de basculer dans la guerre, qui elle-même tend à devenir globale, par la fusion des fronts. D’autres puissances de second rang – couple franco-allemand, Russie, Inde – cherchent à tirer leur épingle du jeu. C’est bien au titre des intérêts miniers et gaziers de la Russie que Poutine a déclenché la guerre en Ukraine, et c’est bien au titre des intérêts miniers et gaziers des USA que Biden a décidé d’en faire un combat de premier plan. Dans l’intervalle, la France et le Royaume-Uni vendaient des armes. Trump a cependant fini par considérer que ce conflit avec la Russie est secondaire, et que les forces de l’empire US doivent se consacrer à la Chine. Les terres rares, si importantes pour l’économie numérique, la filière des processeurs installée à Taïwan, le contrôle de la Mer de Chine sont les ressorts essentiels de ce front du Pacifique.
Politique et géopolitique
À côté de cette lutte commerciale et géopolitique, se forment des foyers révolutionnaires dans différentes régions du monde. Le sous-continent indien en accueille beaucoup. Les peuples, davantage qu’ailleurs, y font l’histoire. En quelques années, se sont ainsi succédées la plus grande grève de l’histoire de l’humanité (Inde, 2021-2022), la révolution au Sri Lanka (2022) et la révolution au Bangladesh (2024). Sur les rives de la mer d’Arabie – Iran, Yémen -, l’intensification de la lutte des classes au voisinage de l’Inde se superpose avec le souffle venu du Maghreb lors des printemps arabes. En Amérique latine, le sillon initié à l’époque même de la pax americana a beaucoup évolué. L’étoile du Venezuela a pâli, celles du Mexique ou de la Colombie se sont levées. Comme un passage de relais entre deux époques, le Brésil de Lula rouvre une vaste perspective progressiste au cœur du continent. L’agitation touche également l’Afrique subsaharienne, qui alterne entre grands mouvements sociaux (Nigeria, Kenya…), retournements électoraux spectaculaires (Sénégal) et révolutions (Soudan), pendant que dans d’autres pays l’approfondissement de la crise prend la forme de coups d’états (Mali, Burkina Faso, Niger) ou de guerres atroces (RDC).
Dans les centres impériaux, tout est plus complexe. Aux USA, le pouvoir d’achat et la propagande ont longtemps fonctionné ensemble pour servir d’antidote aux luttes sociales (bien qu’aujourd’hui, les socialistes prennent le leadership de la lutte contre Trump). De son côté, la Chine connaît des contestations importantes, mais l’inexistence de l’état de droit et le fait que les politiques capitalistes soient menées directement par un parti se revendiquant du marxisme et de l’histoire ouvrière entrave la formation d’une alternative politique.
Quant à l’Europe, elle présente des caractéristiques combinées ; bien qu’elle connaisse des luttes sociales importantes, les dividendes de l’hégémonie à l’Ouest et la mémoire traumatique du socialisme réel à l’Est compliquent la formation d’une alternative. La Russie, qui est paradoxalement un pays très européen, est prise dans un bourbier comparable, quoi que plus radical. Ajoutons que plusieurs pays riches du continent se distinguent par rapport aux autres puissances, en cela que les élites y sont plus profondément décrédibilisées ; c’est particulièrement vrai de la France et du Royaume-Uni, dont le décrochage (industriel, géopolitique…) se déploie depuis plusieurs décennies maintenant. L’Allemagne est désormais aussi touchée en accéléré. La conséquence est une colère sociale plus profonde qui s’est notamment matérialisée, en France, à l’occasion du mouvement des Gilets Jaunes (2018). Autre caractéristique : alors même que les politiques économiques et institutionnelles se déploient à l’échelle européenne, les syndicats et les partis de gauche sont morcelés entre mille territoires et abordent donc toutes les luttes de classe avec un handicap stratégique majeur.
Vers l’autoritarisme et la barbarie
Au plan intérieur, ces tensions impérialistes se traduisent par des politiques ouvertement réactionnaires.
En temps de paix, les capitalistes et les hommes politiques qui les soutiennent consacrent une partie de leurs ressources au maintien de la paix sociale dans les territoires centraux du système international. Cela passe par des distributions de pouvoir d’achat, mais aussi par des droits fondamentaux garantissant la dignité de leurs bénéficiaires : suffrage universel, liberté d’opinion, liberté de culte, liberté de la presse, etc. Il arrive même qu’ils se paient le luxe d’être progressistes, à l’image de Valéry Giscard d’Estaing et Simone Veil accompagnant l’obtention du droit à l’IVG en France.
Cependant en temps de crise, les ressources sont réallouées au service de la guerre commerciale, et les petites gens ne peuvent plus être considérés comme des êtres humains. Pour les capitaines d’industrie et les requins de la finance, ils sont du bétail, et doivent être traités comme tels. On les dépossède violemment de tous les droits dont ils bénéficiaient dans la période antérieure. L’atmosphère politique glisse vers le totalitarisme. Le pluralisme de la presse est supprimé. Le suffrage universel est bafoué. Le pouvoir d’achat est rogné par tous les bouts : salaire, crédit, aides sociales, subventions à la consommation, etc. Ceux qui ont moins de moyens pour se défendre – étrangers, minorités religieuses – sont attaqués en priorité.
Ce changement de période explique pourquoi la conception réformiste qui a prévalu dans les années 80, 90 et 2000 – d’après laquelle le progrès social doit passer par un processus graduel, sans heurts ni conflit social généralisé – est aujourd’hui profondément périmée. Ses conditions de possibilité ont disparu.
Bien sûr, il arrive que ces politiques régressives se déploient en gardant les dehors des vieilles idéologies progressistes, désormais passées de mode. Ainsi en France, Emmanuel Macron et ses gouvernements ont écrasé le mouvement des Gilets Jaunes ou les émeutes pour Nahel, interdit des semaines durant les manifestations favorables à la Palestine, passé la réforme des retraites contre l’opinion publique et sans vote de l’Assemblée Nationale, inscrit la préférence nationale dans la loi – et tout cela en continuant à se revendiquer des Lumières ou de la République.
Dans le même temps, d’autres franges de la bourgeoisie estiment qu’il faut rompre plus ouvertement avec leur héritage progressiste. Elles élaborent une version radicalisée du libéralisme, libertarienne, d’après laquelle aucun obstacle ne doit gêner la liberté absolue de la classe dominante. Appareil gouvernemental, mécanismes de soft power mondial, mécanismes de régulation du commerce, droits fondamentaux ; tout doit céder, rien n’est sacré. Par bien des égards, ce processus rappelle le phénomène de radicalisation du libéralisme décrit par Domenico Losurdo qui a mené au fascisme italien et au nazisme allemand3. Cette extrême-droite revitalisée est le bras armé des classes dominantes, ou plutôt leur tronçonneuse, pour faire référence à la communication du président argentin Javier Milei.
Dans les deux cas, les bourgeoisies occidentales rompent avec la promesse émancipatrice qui a fait leur hégémonie après la défaite du nazisme. Elles ont promis la paix, et voilà qu’elles assument la guerre ; elles ont promis la démocratie, et elles démantèlent partout les garanties pluralistes ; elles ont promis la prospérité, et elles imposent l’austérité. Même leur prétention passée à défendre la culture et la civilisation si chèrement conquises sonne comme un acte d’accusation à l’heure où, pendant que les budgets de la culture sont sabrés dans toutes les collectivités, les millions affluent pour produire les émissions de Cyril Hanouna ou de Jean-Marc Morandini. Le domaine du progrès scientifique – IA, exploration spatiale – est le dernier où elles parviennent à faire bonne figure.
Les luttes et leur expression politique
Au plan social, des centaines de millions d’Européens et d’Américains plongent dans la détresse. Ce sont des vies abîmées, des privations, des vexations et des humiliations inutiles. Les services publics s’affaissent, les sites industriels sont bradés ou démantelés, le tissu de la société se déchire. Le sens de l’intérêt général se brouille. Des haines s’enkystent, et des groupuscules d’extrême-droite – incels, islamistes, suprémacistes blancs – sèment la mort. Au climat de colère sociale se juxtapose une pulsation d’effroi et de ressentiment.
Au plan électoral, la fausse alternative entre les partis libéraux et les partis d’extrême-droite, convergeant vers des politiques hautement comparables enrobées dans une symbolique différente, a éreinté le débat public dans la plupart des démocraties libérales. Dans ce contexte, les éléments des classes populaires les plus désespérés et les plus individualistes se retournent contre leurs voisins ; tenant pour acquis l’impossibilité ou l’illégitimité du progrès social, ils espèrent obtenir des privilèges, supprimer les droits de l’un pour améliorer l’ordinaire de l’autre. C’est le sens fondamental de la préférence nationale et de la complaisance hallucinante de millions de gens pour Le Pen et ses amis.
Mais en parallèle, les luttes se sont intensifiées et diversifiées. En 10 ans, en France, nous avons connu, dans l’ordre : la mobilisation contre la loi Travail (2016), MeToo (2017), l’apogée de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes puis les Gilets Jaunes (2018), la mobilisation contre la retraite à points (2019), les marches des femmes et les marches pour le climat (2019), le mouvement Justice pour Adama en sortie de confinement (2020), la mobilisation contre le recul de l’âge de la retraite (2023), les luttes contre les méga-bassines et les émeutes pour Nahel (2023), les manifestations pour la Palestine (2024). Ces moments de lutte, en s’entremêlant avec des échéances électorales quasi-annuelles, ont fait entrer le débat politique dans chaque foyer, dans chaque lieu de travail, dans chaque groupe d’amis.
Il s’agit de millions de gens, s’appuyant sur les vieilles racines rouges du prolétariat français, en particulier dans les grands ensembles qui entourent les villes, qui se tournent naturellement vers la gauche et la transformation sociale. Leur énergie permet, depuis 2012, de faire grandir l’influence de la gauche radicale au détriment de la gauche libérale ; de fait, depuis 2017, elle est en situation de leadership aux élections présidentielles, autour de la figure de Jean-Luc Mélenchon ; et depuis 2022, aux élections législatives. Il n’y a pas d’autre explication à la campagne de dénigrement délirante qui cible les porte-paroles FI (Mélenchon, Panot, Hassan). La même visait d’ailleurs le PCF dans les années 60. Dans ce genre de contexte, la solidarité est le premier devoir des révolutionnaires.
Ce devoir de solidarité n’implique pas que nous sommes satisfaits de l’état du débat, y compris dans la perspective de 2027. Mélenchon s’est fait le relais de la radicalité qui existe dans les franges les plus conscientes du peuple – prolétariat banlieusard, intellectuels pauvres, ruralité collectiviste -, et cette radicalité est évidemment nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Nous l’avons dit plus haut, nous pensons que l’hypothèse réformiste est épuisée, qu’elle n’a plus rien à proposer pour notre pays. Par conséquent, nous défendons une démarche révolutionnaire, c’est-à-dire une démarche consistant, pour les classes dominées, à arracher le pouvoir aux classes dominantes. Ce chantier est incroyablement difficile, et nous n’avons pas la prétention de donner des leçons. Par contre, nous pensons que les politiques qui sont aujourd’hui déployées à gauche doivent être transformées pour avancer dans cette direction.
L’actualité de la révolution
Le mot de “révolution” est profondément dévoyé, au point qu’il en vient à désigner, dans le débat public, des choses aussi diverses qu’une innovation technologique, une réforme ou un train de réformes, un changement dans les mœurs ou une échéance mémorielle. Quant à nous, nous nous situons dans l’approche marxiste du problème. Dans le contexte du combat politique, ce que nous appelons “révolution” désigne deux choses :
- Le moment lors duquel une ou plusieurs classes dominées s’emparent du pouvoir politique.
- Le processus par lequel ces anciennes classes dominées, arrivées au pouvoir politique, transforment les mécanismes fondamentaux de la société : organisation politique, économie, mœurs, etc.
Par définition, la révolution fait sortir la lutte de classes du cadre prévu par les rapports de force antérieurs (constitutions, habitudes, etc.) et enfreint ce dernier. Or, l’opportunité a existé, durant quelques mois, au printemps 2023, au moment de la réforme des retraites : la macronie faisait face à la colère de 90% des actifs, et elle n’avait ni majorité parlementaire, ni volontarisme patronal pour la soutenir. Depuis que nous avons perdu ce combat, nous subissons un reflux, mais la vague reviendra.
De fait, une bataille aussi gigantesque requiert une vaste mobilisation. Lorsque la bourgeoisie a accompli ses révolutions contre le féodalisme, aux 18e et 19e siècles, elle disposait d’immenses points d’appui ; des gens à elle dirigeaient déjà le monde intellectuel, le monde économique, et même les ministères. Aujourd’hui, les travailleurs n’ont rien de tel. Ils ne détiennent ni le web, ni le monde de l’édition, ni celui de la télévision ; ils ne sont pas propriétaires des usines, des banques ou des entreprises de services ; et bien évidemment, aucun ministère ne leur obéit. Tout ce que nous avons, c’est le nombre, la conscience acquise au prix des luttes communes, et la capacité à agir groupés.
Or, nous sommes morcelés, divisés, mal coordonnés. Nous sommes éparpillés, d’abord, dans nos vies personnelles, ce qui complique la conscience et l’action communes. C’est pourquoi les territoires de plus haute concentration populaire, donc les quartiers populaires des métropoles, sont bien moins englués dans l’idéologie dominante que le reste du pays, et appuient plus volontiers les combats de la gauche. Mais nous sommes aussi morcelés entre catégories socio-professionnelles.
En effet, contrairement à la classe ouvrière des 19e et 20e siècles, ces territoires centraux ne se superposent plus avec les points stratégiques de l’économie capitaliste, à partir desquels il devient possible de lui porter des coups mortels : raffineries, entrepôts, usines, etc. Ces derniers ont été déplacés, pour l’essentiel, dans les territoires dits “péri-urbains” où le mode de vie petit-propriétaire -maisons clôturées, centres commerciaux gigantesques, voiture omniprésente- est un puissant rempart à la conscience collective, et même, un aliment pour le vote réactionnaire (RN, etc.).
Bien sûr, rien n’est jamais écrit d’avance ; les Gilets Jaunes, et bien d’autres avant eux, ont fait la démonstration que la lutte grandit ceux qui la mènent, et que, dès lors qu’on se met en mouvement collectif, on n’est pas prisonnier de la trajectoire politique de son milieu. Hélas, les revendications qui se forment dans ces territoires ne sont guère prises en charge par la gauche, ou bien de manière démagogique ou folklorique. Au contraire, l’alliance entre les classes populaires des banlieues et des lotissements requiert que nous nous associions pleinement à leurs combats. Elle nous semble d’autant plus possible que ces populations ont non seulement des conditions de vie en commun (chômage endémique, affaissement des services publics, pouvoir d’achat contraint), mais sont également connectées par une culture populaire puissante et partagée, qui passe par la musique, le cinéma, les jeux vidéo ou la gastronomie.
Un défi analogue est l’existence, en France et plus largement en Occident, d’une classe moyenne nombreuse, plus aisée que la masse du salariat et à ce titre, s’associant plus volontiers avec les classes dominantes. En particulier, elle pratique allègrement la rupture de solidarité : contournement de la carte scolaire, participation à la gentrification des territoires, recours massif à l’ubérisation, etc. Ces gens forment la base sociale des partis libéraux, et, lorsqu’ils votent à gauche, se tournent prioritairement vers le PS ou Les Écologistes, qui accueillent d’influentes fractions libérales. Ils sont également très bon public pour les initiatives “citoyennes” du type de la “Primaire populaire” qui avait désigné Christiane Taubira en 2022. En même temps, leur loyauté vacille régulièrement face à la fragilité de leurs privilèges et à la radicalisation des partis libéraux. Il est possible de les agréger à d’autres démarches en donnant à voir le fait que les classes populaires, elles, sont capables de prendre en charge les promesses non-tenues de feue la bourgeoisie libérale : satisfaction des besoins élémentaires, paix, démocratie, création culturelle, protection de la vie sur Terre, etc.
La capacité à agréger ces différentes populations – et les quelques autres que nous n’énumérons pas ici – requiert une construction à la fois pluraliste et sous leadership radical. Les premiers mois d’existence de la NUPES ont montré les possibilités stratégiques ouvertes par une telle approche. Bien sûr, la coalition était trop fragile. Elle a éclaté au sommet, malgré ses électeurs, faute d’avoir été consolidée, à la base, par des assemblées populaires. En règle générale, le conseil, le soviet ou l’AG forment la cellule élémentaire de la révolution et du pouvoir populaire. Lorsque de telles organisations sont permanentes, elles deviennent aussi le support de l’intellectuel collectif du peuple, de sa capacité à délibérer, à apprendre du réel et à se projeter collectivement vers l’avenir. Mais lorsqu’elles sont absentes d’une lutte sociale ou d’une démarche électorale, comme c’est le cas depuis plusieurs années en France (l’apogée de cette pratique remontant sans doute à 19954), il est hautement probable que celle-ci se solde par un échec. Les corps intermédiaires du mouvement social -ZAD, réseaux associatifs, syndicalisme, municipalisme- forment le terreau naturel de ces assemblées. La famille communiste, dont nous sommes, est porteuse d’une riche tradition dans ces domaines, et peut jouer un rôle essentiel.
En tout état de cause, la gauche est duale depuis qu’elle existe : Jacobins et Girondins, socialistes et radicaux, bolchéviks et menchéviks, communistes et socialistes ; les uns proposent de changer la vie en brisant la société de classes, les seconds espèrent y parvenir malgré elle. Nous sommes du côté des premiers, mais nous savons que pour y parvenir, nous devons convaincre ou faire douter les millions de gens qui soutiennent les seconds.
La prise en charge de leurs revendications est un aspect important de ce défi, mais il n’est pas le seul. Ces couches sociales hésitantes sont sensibles à la détermination, à la force que dégagent les différents acteurs politiques et sociaux. La combativité est un atout. C’est pourquoi elles votent volontiers “utile”, et c’est aussi pourquoi elles ont appuyé les Gilets Jaunes au moment de l’essor du mouvement. Or au moment où nous parlons, la bourgeoisie sait qu’un mur de policiers est suffisant pour arrêter un cortège. Elle en a notamment fait l’expérience lors de la mobilisation contre la réforme des retraites, dans les raffineries, devant l’Assemblée Nationale, devant le Conseil Constitutionnel.
De toute évidence, les policiers (ou les soldats) sont des humains, eux-même immergés dans les classes populaires. Nous savons que leur détermination et leur loyauté peuvent vaciller5. Mais elle ne peut céder si personne n’en prend l’initiative. Au plan opérationnel, si la révolution est le processus par lequel le pouvoir change de mains, alors elle est aussi le processus par lequel le monopole de la force change de mains. Alors que le mouvement social est occupé à faire le bilan des dernières années et à préparer celles qui viennent, il est essentiel qu’il s’approprie cette idée en profondeur. De toute évidence, l’épreuve de force est un moment de l’épreuve politique, au sens de la force physique.
Au plan des mots d’ordre, nous pensons qu’en parallèle des mots d’ordre relatifs à telle ou telle lutte, il faut dénoncer avec force les politiques qu’on demande aux policiers et aux militaires de mener, tout en distinguant soigneusement les intentions de l’institution et celles de ses agents. Ces derniers, en effet, s’engagent bien souvent pour protéger les populations (même si d’autres s’y retrouvent par goût de la violence). Les différents corps ne sont pas homogènes – la culture collective particulièrement réactionnaire de la BAC ou de la BRAV-M par rapport à d’autres corps, comme les CRS, est bien connue6 -, mais beaucoup prennent leurs missions au sérieux. Ils y sacrifient énormément, risquant – et perdant – jusqu’à leur vie, notamment dans les franges les plus populaires de l’armée (infanterie, marine). Dans le propos politique adressé à l’ensemble de ces populations, il faut s’efforcer de montrer qu’il y a une contradiction entre leur loyauté pour le peuple et leur loyauté pour l’état-major et le gouvernement, et qu’il faut choisir la première.
Déjouer la guerre
La révolution est aussi le seul moyen crédible dont nous disposons pour dissiper la menace de la guerre globale. Cette monstruosité suscite, à raison, le dégoût et l’effroi de la majorité des gens. De fait, la garantie de paix est, parmi les promesses non-tenues de la bourgeoisie libérale, la plus fondamentale, celle que les alternatives populaires ne peuvent manquer de prendre en charge.
Cependant, la tentation a toujours existé, parmi les gauches, de confier l’œuvre de paix à la bourgeoisie au pouvoir. En France, cela signifie appuyer la politique de “réarmement” voulue par Macron et Von der Leyen. L’implicite de cette approche est que, par-delà les désaccords politiques, on partage avec ces gens quelque chose de fondamental au plan de la démocratie, de l’humanisme ou du rapport à la civilisation qu’on ne partage pas avec les adversaires géopolitiques. Ce point de vue est souvent résumé par la formule : « on est quand même mieux ici qu’en Chine, ou qu’en Russie ». Or, cette manière de voir pose deux problèmes majeurs.
D’abord, si on est “mieux” ici qu’ailleurs, c’est parce qu’on vit dans un pays très riche, depuis fort longtemps, et dont la prospérité repose aujourd’hui encore sur le pillage d’autres pays7. Cette domination procède en partie de la puissance militaire, opérationnelle mais également technique ; l’influence d’un pays comme la France, typiquement, doit beaucoup à la présence de bases militaires sur les cinq continents et à la vente d’armes. Il est donc vrai que la politique de réarmement de Macron peut contribuer au confort et à la sécurité des Français.
Mais à quel prix ? Les gouvernements successifs de la Ve République, y compris l’actuel, ont recouru à l’institution militaire française pour organiser la sujétion de nombreux peuples. À ce titre, elle est haïe aux quatre coins du monde. Les armes françaises, en particulier, sont mises au service de bien des exactions, qu’il s’agisse de la politique militaire du gouvernement israélien8, de l’écrasement de la révolte yéménite par l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis9 ou même… de l’armement de la Russie, en pleine guerre en Ukraine10. Défendre cette politique rendrait la solidarité internationale impossible, et reviendrait à dire à tous ces peuples : nous sommes prêts à vous sacrifier, notre confort et notre sécurité sont plus importants que les vôtres.
Or, comme marxistes, nous considérons que la solidarité internationale et l’amitié entre les peuples sont non seulement des commandements éthiques, mais également des exigences stratégiques. Sous l’action de la crise, les stratégies de type “social-libéralisme dans un seul pays”, consistant à espérer vivre à peu près correctement sans remettre en cause l’ordre du monde, sont vouées au naufrage ; la coopération des peuples est une nécessité pour déjouer la catastrophe militaire (et écologique). De fait, pour qu’une révolution ait une chance d’aboutir, il faut que le peuple qui la mène puisse compter sur le soutien actif de ses voisins, et, plus généralement, des autres peuples de la planète (nous le savons depuis l’échec de la Commune de Paris). Ces liens d’amitié ont d’ailleurs une base matérielle solide, puisqu’au 21e siècle, la totalité des peuples de la planète coopèrent autour des mêmes chaînes de valeur et ont en partage, outre leur commune humanité, des éléments de culture globale qui permettent de les relier.
Ensuite, le deuxième problème est que les approches de type “Union Sacrée”, en pratique, mènent à se rallier sur l’essentiel aux gouvernements en place. Ce fut le cas en 1914, et c’est encore le cas en 2025. Comme le disait à juste titre Clausewitz, la guerre est une continuation de la politique, ce qui signifie aussi que soutenir les buts de guerre d’un gouvernement revient à soutenir ses buts politiques. De fait, un gouvernement auréolé de gloire au plan militaire est quasiment impossible à renverser, car il met cette gloire au service de sa politique intérieure. L’union sacrée anéantit l’hypothèse de la révolution. Nous pensons qu’il faut la briser, et dénoncer d’un seul tenant la politique extérieure et la politique intérieure de Macron. Cela implique de refuser la pression unanimiste qui s’abat sur le débat public à chaque moment de crise, et donc de poser des actes contre elle, que ce soit lors des votes parlementaires – contre les budgets militaires – ou sur le terrain, notamment aux côtés des salariés des industries de défense. Autrement dit, si nous prétendons avoir une politique différente de celle de la bourgeoisie, cela implique que notre politique extérieure le soit aussi.
À l’inverse, la révolution est le chemin le plus rapide vers la paix, car elle consiste fondamentalement à retirer les commandes du pouvoir à ceux-là même qui organisent la guerre. Il faut s’efforcer de mener cette politique dans tous les pays belligérants en même temps, non seulement pour rendre la solidarité internationale possible (nous ne sommes pas des agents de l’impérialisme étranger, mais des adversaires de tous les impérialismes, domestiques ou étrangers), mais également parce que les révolutions sont contagieuses. C’est le sens des liaisons internationales que nous nous efforçons de nouer.
Cette perspective requiert d’aborder le problème de la guerre sans incantations. La guerre n’est pas causée par la mauvaise volonté des belligérants ou par les problèmes psychologiques de tel ou tel dirigeant. Elle est le fruit d’une politique et d’une logique économique, dont il faut dire comment nous comptons en sortir. Typiquement, si nous militons pour en finir avec la prédation française sur l’Afrique de l’Ouest, nous devons aussi expliquer comment nous ferons pour vivre sans les milliards d’euros de rente que la France en tire. Dans un registre voisin, les industries militaires emploient des centaines de milliers de gens (sans parler des emplois induits), et ces gens ont un métier, un loyer à payer, une famille. Pour être capables d’organiser l’extinction de ce commerce international, il faut pouvoir dire comment nous accompagnons la reconversion de ces activités, sans pensée magique ni claquement de doigts. Il faut aussi pouvoir dire comment l’expertise et les procédés relatifs aux applications civiles des technologies de pointe sont conservés.
De même, la guerre pose le problème très matériel de l’administration des territoires contestés, dont les paysages, les infrastructures et les relations humaines sont ravagés par les bombes. On ne peut se contenter de renvoyer le destin du Yémen, de Gaza, de la Cisjordanie ou de l’Ukraine aux calendes grecques, à une éventuelle conférence de paix dans l’hypothèse éventuelle où des dirigeants éventuels accepteraient de parler d’un éventuel traité de paix. Il faut faire des propositions progressistes et chercher à mobiliser les peuples en faveur de ces propositions.
Image d’illustration : « Neptune (cruise missile) », photographie du 5 avril 2019 par Адміністрація Президента України (CC BY 4.0)
- Giovanni Arrighi. Adam Smith à Pékin: Les promesses de la voie chinoise. 2007, Max Milo Éditions ↩︎
- Lénine. L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. 1916 ↩︎
- Domenico Losurdo. Contre-histoire du libéralisme. 2005, La Découverte ↩︎
- Rémi Azemar. En grève ! Étincelles et tactiques à l’aune de 1995. Contretemps, Janvier 2023 ↩︎
- Marion Guenot. Quand les hommes en bleu débattent des “gilets jaunes”. The Conversation, Octobre 2019 ↩︎
- Lucas Lévy-Lajeunesse. La police contre la démocratie, politiques de la BRAV-M. Textuel, 2025 ↩︎
- Jason Hickel et al. Unequal exchange of labour in the world economy. Nature, 2024 ↩︎
- Olivier Petitjean et al. Est-il vrai qu’aucune arme française n’est utilisée par Israël dans ses observatoires à Gaza ? Observatoire des Multinationales, Janvier 2025 ↩︎
- Yémen : trois entreprises d’armement françaises soupçonnées de complicité de crimes de guerre. Amnesty International, Juin 2022. ↩︎
- Chris Matthews et al. En pleine guerre en Ukraine, des milliers de composants Airbus et Boeing équipent l’aviation russe. Disclose, Février 2025 ↩︎