Au Sri Lanka, le nouveau pouvoir et le défi de la réconciliation entre Cingalais et Tamouls


Par Philippe Pellegrini.

Depuis le 23 septembre 2024, Anura Kumara Dissanayake assume, après un large succès électoral, les fonctions de Président de la République au Sri Lanka. C’est beaucoup de chemin parcouru pour cet homme qui dirige depuis 2014 l’organisation politique d’obédience communiste JVP (Janatha Vimukthi Peramuna) qui signifie Front de Libération du Peuple.

Il est à l’origine de la création en 2019 de la coalition « Pouvoir Populaire National » (Jathika Jana Balawegaya) qui regroupera plus de 20 organisations politiques, syndicales, de jeunesse, féministes et écologistes autour du JVP. Toutefois en 2019, Dissanayake n’obtenait que 3% des voix à l’élection présidentielle tandis qu’en 2020, la coalition qu’il dirige n’arrivait à obtenir que 3 députés lors des élections parlementaires.

L’essentiel de la fulgurante progression électorale qui l’amène au pouvoir en 2024 a été rendue possible grâce la crise politique de 2022 qui a rebattu totalement les cartes politiques du pays. Cette période, après une série de manifestations énormes entre mars et juillet 2022, a en effet permis d’écarter le clan Rajapaksa du pouvoir alors que celui-ci était omniprésent dans les institutions gouvernementales comme dans la haute administration de l’État sri-lankais.

Déjà active dans les institutions locales avant même l’accession du pays à l’indépendance, cette famille aura notamment donné deux Présidents de la République à l’ancienne Ceylan avec Mahinda Rajapaksa de 2005 à 2015 et Gotabaya Rajapaksa, frère du précédent, qui dirigera le pays de 2019 à 2022. Le large mouvement social qui poussera ce dernier à la démission puis à l’exil fut provoqué par les conséquences de la gestion économique du pays qui l’a plongé dans une sévère crise où l’inflation sévère, les coupures de courant quotidiennes, les pénuries de carburant et d’autres articles essentiels ont provoqué l’exaspération d’une large partie de la population et sa volonté de voir se tourner une page politique.

Après cette contextualisation, entrons dans le vif du sujet. Le Sri Lanka est, en effet, marqué dans son histoire par une plaie béante apparue dès l’indépendance du pays : la division entre les deux communautés ethniques principales du pays, les Tamouls et les Cingalais. Point paroxystique de cette division, le pays a connu, jusqu’en 2009, près de trois décennies de guerre civile entre un pouvoir cingalais (ethnie majoritaire constituant près des trois quarts de la population) et une rébellion menée par les séparatistes tamouls des LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) souhaitant établir un État indépendant dans l’Est et le Nord du pays où les populations tamoules sont majoritaires.

Ce conflit armé s’est fini en 2009 lors d’une large offensive de l’armée sri-lankaise sur laquelle nous reviendrons. Sur l’ensemble de sa durée, d’après l’ONU, ce conflit aurait fait plus de 100 000 morts, près de 150 000 disparus et plus d’un million de déplacés dans un pays qui compte de 23 millions d’habitants aujourd’hui.

Un conflit de ce type, où un État de facto et de nombreuses institutions de type étatique ont longtemps existé dans les zones tenues par la guérilla des LTTE dans le nord et l’est du pays, créent forcément un fossé entre des groupes sociaux qui n’ont pas partagé de vécu commun politique et social autres que ceux régulés par la violence armée sur une période aussi longue, et où la division voire l’opposition frontale des mémoires et des imaginaires politiques persistent encore aujourd’hui. Ce phénomène trouve d’ailleurs son illustration dans le peu d’intérêt accordées par les populations tamoules aux évènements politiques récents à Colombo. Le défi pour le pouvoir actuel est donc de savoir s’il aura les capacités, voire la volonté, de réduire les haines et les rancœurs persistantes dans un contexte où la discrimination et le traitement général réservé aux tamouls par les extrémistes cingalais persistent et où l’atmosphère des pogroms anti-tamouls du passé reste présente.

Les origines de la fracture entre communautés

Pour comprendre le présent, il nous est donc indispensable de revenir sur le passé de l’Île. Ceylan a connu 450 ans de colonisation occidentale, chacun des trois colons européens qu’a connu l’île restant sur place environ 150 ans avant que le territoire n’obtienne son indépendance en 1948. Le Portugal maintiendra sa domination sur l’île de 1505 à 1658 avant d’en être chassé par les Pays-Bas. En 1796, ce sont les Britanniques qui chasseront à leur tour les Néerlandais et intégreront Ceylan à leur déjà gigantesque Empire.

Dès l’indépendance, se développe chez la majorité cingalaise un sentiment anti-tamoul assez fort car existe chez elle le sentiment, non dénué de fondement, que les Britanniques ont favorisé cette communauté lors de leur longue colonisation en lui accordant un meilleur traitement et lui réservant les postes à responsabilités. En 1956, le gouvernement fait de la langue cingalaise la seule langue officielle du pays et il faudra attendre 1977 pour que le tamoul partage ce statut.

Entre temps, malgré des protestations pacifiques pour la reconnaissance de leur langue, organisées par les tamouls, des pogroms les ciblant feront 500 morts en 1958. En 1970, le pays prend le nom de Sri Lanka (un nom cingalais) et l’importation de films, livres ou parutions en tamoul venant d’Inde du Sud est interdite. La discrimination s’intensifie en 1972 avec l’adoption du bouddhisme comme religion d’État. Ce culte est ultra-majoritaire chez les Cingalais tandis que les Tamouls sont majoritairement hindous et comprennent aussi une forte minorité chrétienne et une plus petite minorité de confession musulmane. Ces discriminations linguistiques et religieuses sont accompagnées d’un durcissement pour les Tamouls des possibilités d’accès à l’enseignement supérieur le rendant de fait quasi impossible.

Entre le 31 mai et le 2 juin 1981, à Jaffna, un groupe criminel incendia plusieurs bâtiments d’importance pour la communauté tamoule, dont le marché, les bureaux des députés des circonscriptions locales, du quotidien Tamil Newspaper et de la bibliothèque publique de Jaffna. La destruction de la bibliothèque fut très douloureusement ressentie par la communauté tamoule, avec la disparition de 95 000 volumes, dont des manuscrits anciens uniques. Des témoins rapportèrent la présence de policiers parmi les incendiaires.

Le début de la guerre civile

Après avoir longtemps combattu pour leurs droits de manière pacifique à travers des manifestations, les Tamouls et très majoritairement les jeunes, prennent progressivement les armes sous forme de plusieurs groupes de guérilla mais la véritable guerre civile commence le 23 juillet 1983, quand la guérilla Tamoule des LTTE, tue dans une embuscade 13 militaires de l’armée sri-lankaise. Cette attaque va déclencher une réaction anti-tamoul très violente connu sous le nom de Juillet Noir.

Les émeutes commencent dans la capitale, Colombo, la nuit du 24 juillet 1983, et les pogroms anti-tamouls se répandent dans tout le pays. Pendant 7 jours, des foules cingalaises ont attaqué des civils tamouls, pillant et brûlant leurs maisons, en tuant leurs occupants. Selon la BBC, le nombre de morts estimés varie entre 400 et 3 000 personnes selon que les sources sont cingalaises ou tamoules. 8 000 maisons et 5 000 commerces ont été détruits et 150 000 personnes ont perdu leur habitation.  Juste après cet événement, une vague massive de Tamouls a fui en tant que réfugiés politiques ou immigrés, tandis que des milliers d’autres ont rejoint les LTTE.

Le mois de juillet est devenu un mois de commémoration pour la communauté tamoule sri-lankaise et ses sympathisants dans le monde. Les évènements de Juillet Noir ainsi que la phase finale de la guerre civile en 2009 représentent les moments les plus sombres pour les tamouls du Sri Lanka dans une guerre qui connaîtra des moments d’intensité variée avec notamment, entre 1987 et 1990, l’envoi par l’Inde d’une force dite du « maintien de la paix » (IPKF) qui, loin d’assurer cette mission, rajoutera de la guerre à la guerre. Il y aura même un cessez-le-feu entre 2002 et 2006 entre la guérilla séparatiste et les autorités de Colombo négocié sous les bons auspices de la Norvège notamment.

Tamil Eelam et État de facto LTTE

Avec le retrait de l’IPKF, les LTTE ont pris le contrôle de vastes zones dans le nord et l’est de l’île, où ils ont établi une administration se substituant à celle du gouvernement et qui ont pu permettre l’installation d’un État de facto LTTE, qui malgré bien des limites, inspire encore chez de nombreux Tamouls du Sri Lanka une certaine forme de nostalgie car il constitue, jusqu’à aujourd’hui, le seul moment où les Tamouls ont pu échapper à un système de discrimination institutionnalisé par l’État central et se sentir à l’abri des différents types de violences qu’ils subissaient par le simple fait de leur origine ethnique.

La capitale de cet État de facto fut Kilinochchi. Les LTTE y établirent un système judiciaire complet avec des cours locales et suprême. En outre, les Tigres Tamouls créèrent une administration d’État incluant une force de police civile, des organisations humanitaires, des programmes et des départements de coordination économique, de santé et d’éducation. Ils créèrent également une banque à partir de 1994, une littérature et des médias : une presse écrite et une station radio appelée « La Voix des Tigres » auxquelles s’ajoutèrent une chaîne de télévision après l’accord de cessez-le-feu de 2002. 

Pour décrire certains aspects de l’État de facto LTTE, nous nous appuierons principalement sur l’ouvrage publié aux USA « A fleeting moment in my Country » (Clear Day Books-2012) écrit par N. Malathy, membre de la diaspora tamoule en Nouvelle-Zélande où elle vit depuis plus de trente ans et est devenue titulaire d’un doctorat en informatique. N. Malathy a rédigé cet ouvrage après plusieurs séjours dans le district de Vanni situé au nord de l’Île et qui fut un des bastions des LTTE avant leur défaite définitive.

Elle a fait trois séjours dans cette zone : un premier de 6 semaines à la fin de l’année 2002, un deuxième séjour de trois mois à partir d’avril 2004, puis un troisième beaucoup plus long de 2005 à mars 2009 où elle quitta la zone sur un bateau du Comité International de la Croix-Rouge. Elle fut détenue par l’armée sri-lankaise dans un camp d’internement pendant 4 mois avec le reste des 300 000 Tamouls qui quittaient la zone de guerre mais put, elle, rentrer plus tard en 2009 en Nouvelle-Zélande. Son témoignage est ainsi précieux car elle a partagé la vie des Tamouls vivant dans les zones administrées par les LTTE pendant une longue période. La limite vient du fait que ce témoignage s’applique presqu’exclusivement au district de Vanni mais l’on peut penser que celui-ci reflète également la vie dans les autres zones administrées par la guérilla. N. Malathy a travaillé principalement avec 4 institutions des LTTE qui se sont, pour la plupart, développées à partir du cessez-le-feu de 2002 : le Secrétariat du Nord-Est aux Droits Humains (NESoHR), le Centre de Développement et de Réhabilitation des Femmes (CWDR), le Secrétariat à la Paix des LTTE ainsi qu’un orphelinat.

L’État de facto LTTE poursuivait un idéal de justice sociale sur plusieurs plans. Il bannit certaines pratiques liées à l’hindouisme comme le système de castes et la pratique de la dot que devait verser la famille d’une jeune épouse à celle du futur époux. Les lois promulguées par les LTTE comportaient une égalité de genre absente dans les lois sri-lankaises qui comportaient des vestiges d’anciennes lois coutumières du pays et étaient plus marquées par le patriarcat. En effet, les lois des LTTE avaient des caractéristiques qui étaient renforcées pour protéger les femmes qui, par exemple, avaient pu être trompées par des hommes qui leur avaient promis le mariage. Plusieurs institutions des LTTE, notamment celles de la santé, du développement bancaire, du droit et des médias comptaient toutes plus de 50 % de femmes. Certaines d’entre elles étaient dirigées uniquement par des femmes, LTTE ou civiles. Les femmes ayant besoin d’aide étaient dirigées vers différentes institutions appropriées. Le respect et la promotion des droits des femmes, y compris la lutte contre la violence domestique, semblent être un des fils rouges de la politique que les LTTE entendaient promouvoir dans les zones qu’ils administraient.

La population de Vanni était un mélange intéressant de Tamouls. Il y avait une population minoritaire qui vivait là depuis des générations. Une autre minorité, qui vivait à Vanni depuis deux ou trois générations et s’y était installée lorsque l’État avait attribué des terres forestières à des personnes qui les avaient défrichées et transformées en terres agricoles. Une autre minorité de Tamouls de l’arrière-pays s’y était installée en raison de la pauvreté et de la violence à leur encontre. L’exode de Jaffna en 1995 vers Vanni après la prise de cette péninsule de l’extrême-nord du pays par les troupes de Colombo y avait entraîné une grande partie de la population. Des migrations similaires, mais à plus petite échelle, ont également eu lieu depuis d’autres parties de l’Eelam tamoul chaque fois que les Tamouls étaient confrontés à la violence dans leur ville natale. Il s’agissait d’un mélange de personnes qui avaient le plus souffert aux mains de l’armée sri-lankaise, mais qui n’avaient pas les moyens de fuir l’île. Ils ont trouvé refuge dans la partie LTTE de l’Eelam Tamoul. Cette population mixte, qui avait subi l’oppression de l’État sri-lankais et l’omniprésence des LTTE au sein de cette population ont réussi à créer une communauté aux caractéristiques uniques.

Les traumatismes passés ont imprégné la vie des habitants de Vanni. On pouvait s’asseoir et discuter avec n’importe qui vivant à Vanni et entendre les histoires personnelles des tragédies liées à la guerre. Même avant 2002, littéralement tout le monde à Vanni avait de tels souvenirs traumatisants dans son cœur. C’est ce groupe de personnes qui a également nourri et construit Vanni pour en faire une arène florissante pendant le cessez-le-feu. De nombreux employés expatriés d’agences internationales, arrivés à Vanni après le tsunami de décembre 2004, ont été impressionnés par le courage de cette société face à des traumatismes répétés. C’est cette cohésion liée à l’esprit de lutte qui leur a donné la résistance mentale nécessaire pour résister aux traumatismes et garder espoir.

Les gens ordinaires de Vanni, qui étaient principalement hindous et catholiques, étaient très religieux. Ils étaient plus religieux que les habitants de Jaffna, qui affichaient un plus grand degré d’occidentalisation. Les festivals hindous étaient des occasions où cela était clairement visible. Tous les types de kaavadi, qui impliquent un rituel d’automutilation, étaient pratiqués largement à ce moment. On dit que ces rituels ont été ravivés et pratiqués plus largement pour faire face aux traumatismes liés à la guerre. En fait, certaines de ces pratiques ont également été ravivées à Jaffna où elles avaient presque complètement disparu trois décennies plus tôt. Gowri Viratham, une période de jeûne à l’exception du lait et des fruits le soir, était observé par des femmes de tous les horizons. Celles qui y participaient portaient une ficelle attachée au haut du bras qui était visible publiquement. On peut penser que cela était affiché avec fierté, et que sa signification culturelle dépassait les frontières religieuses et était teintée de l’attitude de lutte contre l’oppression.

Il y a de nombreux aspects de la lutte des Tamouls qui méritent une étude plus approfondie, et l’un d’eux est le rôle joué par le clergé catholique et la communauté tamoule catholique, cette minorité au sein d’une autre minorité. Bien qu’il y ait eu de nombreuses fractures et éloignements au cours de la lutte, le soutien initial de l’Église catholique était indéniable et il perdure sous des formes variées jusqu’à nos jours. On peut clairement faire le parallèle avec le rôle du petit clergé catholique dans les luttes populaires d’Amérique centrale au Guatemala, au Salvador ou au Nicaragua. Le clergé catholique du Sri Lanka était, comme dans ces pays, fortement lié aux idées très progressistes de la théologie de la libération.

Les Tigres Tamouls

Les LTTE constituaient une organisation laïque. La vie sociale des membres mariés et célibataires des LTTE était différente. Les membres célibataires des LTTE vivaient une vie distincte de la population générale dans des unités dédiées avec un chef désigné. La taille de ces unités variait considérablement. Leurs besoins étaient tous satisfaits par l’organisation et leur temps était entièrement consacré aux tâches qui leur étaient assignées par elle. Ainsi, leur vie sociale se résumait au travail et à la compagnie de leurs camarades.

Après un certain nombre d’années de service dans l’organisation, les membres des LTTE étaient autorisés à se marier. Une fois qu’ils avaient choisi un partenaire, ils pouvaient demander à l’organisation la permission de se marier, même avant d’avoir atteint le nombre requis d’années de service. Une fois cette permission accordée, leur union devenait publique et comme les LTTE s’attendaient à ce que cet engagement soit permanent, il n’était pas facile de rompre cet engagement sans passer par une procédure judiciaire. Une fois mariées, les familles des LTTE vivaient au sein de la communauté civile et souvent, des membres de leur famille élargie vivaient également avec elles. Les familles des LTTE étaient également clairement non religieuses dans leur vie familiale, même si certaines avaient conservé leur foi familiale d’origine.

Les souvenirs des membres des LTTE tués au combat étaient omniprésents. Un mot spécial était utilisé pour désigner leur mort, veeramaranam (mort héroïque) et les membres décédés des LTTE étaient appelés maareevar, ce qui signifie « grand héros ». Leur mort n’était jamais désignée par ce mot mais toujours par veeramaranam ou veerakcha dans le langage courant. Le lieu où ils étaient enterrés était appelé maareevar-thuyilum-illam ou thuyillum-illam en abrégé, ce qui signifie « lieu de repos des grands héros ». Les membres des LTTE tués ou morts étaient enterrés, contrairement à la tradition majoritaire qui prévaut, la crémation. Cet enterrement était appelé vithaiththal, ce qui signifie en tamoul « planter une graine ». Le symbolisme était qu’un membre n’était pas mort et disparu, mais qu’il était tombé comme une graine pour que de nouveaux combattants apparaissent. Le mot tamoul utilisé pour désigner les membres vivants des LTTE était poorali, qui signifie « celui qui se bat pour la justice ».

Ces cinq mots, poorali, veeramaranam, maaveerar, vithaiththal et thuylum-illam, étaient d’usage courant et créaient un contexte culturel particulier dans la vie des gens comme parmi les membres de l’organisation. Des images de maaveerar étaient accrochées dans la plupart des maisons, aussi bien celles des LTTE que celles des civils. Les thuyilum-illam étaient des sites très imposants et ils ne manquaient jamais de susciter de fortes émotions parmi les habitants de Vanni. Les gens éprouvaient un véritable sentiment de respect et de gratitude envers les maareevar.

Sous le commandement suprême du fondateur de l’organisation, Velupillai Prabhakaran, les LTTE était composés de six ailes distinctes : une aile militaire, une aile politique, une aile internationale, une aile financière, une aile de renseignement et une aile de police. Il y avait une multitude de sous-structures au sein de chacune de ces ailes, l’aile politique ayant le plus de subdivisions visibles pour les civils. Les sous-institutions notables sous l’aile politique comprenaient, par ordre de taille, toutes les institutions d’aide sociale pour les enfants démunis, les femmes et les personnes âgées, les services médiatiques, les tribunaux, certains services de santé, une division économique qui aidait les agriculteurs ainsi que d’autres personnes exerçant d’autres activités économiques, une division sportive, une division éducative et une division culturelle. La force de police avait sa propre autonomie.

L’aile financière était la deuxième division la plus visible. Elle exploitait de nombreux points de vente d’alimentation et d’épicerie, ainsi que quelques usines. Cette division, par le biais de ses activités de vente au détail, de fabrication, d’agriculture, de transport et de banque, employait un grand nombre de civils. Son objectif était de fournir des services aux LTTE et aux civils, et de lever les fonds nécessaires au fonctionnement de l’énorme machinerie qu’était l’État de facto dirigé par les LTTE.

L’aile internationale était également présente à Vanni, mais concernait peu la population locale à moins qu’elle n’ait des amis ou des parents de la diaspora qui leur rendent visite. Ces visiteurs de la diaspora ne pouvaient échapper au contact de l’aile internationale. Ils étaient interrogés et un laissez-passer leur était délivré pour quitter Vanni.

Si les divisions politique, financière et internationale avaient l’apparence d’organisations civiles opérant dans l’espace public, on ne peut pas en dire autant de la division militaire et de celle du renseignement, qui étaient très peu présentes en public. N. Malathy rapporte qu’un jour, un membre du personnel de l’UNICEF lui dit que la porte voisine de leur bureau était l’une des « bases » de la division du renseignement, le terme « base » désignant les résidences et les sous-bureaux des différentes sections des LTTE. Ainsi, alors que les bases de la division du renseignement étaient dispersées dans l’espace public, leur présence ne se faisait pas sentir. L’aile militaire n’avait même pas de bases avec lesquelles elles pouvaient interagir avec le public. Il semble que l’espace militaire des LTTE était très éloigné de l’espace public.

Soulignant la philosophie des LTTE selon laquelle il ne pouvait y avoir d’autonomie sans la force militaire pour la protéger, tous les membres des LTTE étaient formés à l’action militaire et la plupart furent ensuite appelés à effectuer des missions en première ligne. Les membres des LTTE partageaient un sentiment d’unité qui ne reconnaissait pas les divisions structurelles internes du LTTE. Les membres de rang similaire socialisaient plus librement, et même les plus âgés, à l’exception de quelques dirigeants de haut rang, se joignaient souvent à eux. Les interactions sociales entre les membres masculins et féminins n’étaient pas aussi libres, même si elles existaient.

Naturellement, on entendait davantage parler du côté militaire à mesure que la guerre s’intensifiait à l’intérieur de Vanni. Les pertes humaines sur les lignes de front sont devenues fréquentes et la campagne de recrutement s’est intensifiée. Lorsque les groupes de recrues obtenaient leur diplôme, les parents étaient invités à la cérémonie de remise des diplômes. Les membres des LTTE de la division politique assistaient également fréquemment à ces cérémonies lorsqu’un de leurs proches recevait son diplôme.

Interconnexion entre les LTTE et les civils

L’interface entre les LTTE et les civils en général avait de nombreuses facettes, et le résultat était un espace social hautement intégré, où la distinction entre les deux s’est progressivement estompée. Le lien émotionnel que les civils avaient envers les LTTE en tant que combattants de la libération était toujours présent. En plus de ce lien émotionnel de base, d’autres couches d’interconnexion se sont créées sur une période s’étalant sur plusieurs décennies. Bien que seul un très petit pourcentage de ceux qui vivaient à Vanni étaient de véritables membres des LTTE, la majorité des personnes en âge de travailler à Vanni avaient un proche parent issu de ce groupe. Ce facteur a fortement influencé l’espace social de Vanni et a donné à toute la société une couleur LTTE. Les institutions des LTTE étaient également les principaux employeurs, et par conséquent les civils ont été davantage attirés dans le giron de l’organisation. Le grand nombre de familles des LTTE avec enfants vivant désormais parmi les civils a également apporté un autre niveau d’interconnexion.

Cette interconnexion croissante a été constamment réduite par certaines des activités des LTTE. La plus importante de ces activités était la campagne de recrutement omniprésente des LTTE. La léthargie bureaucratique dans certaines institutions des LTTE a également fait l’objet de critiques constantes. Cela était principalement dû au manque de capacités en ressources humaines, qui ne correspondait pas au rôle croissant joué par les LTTE. On pouvait entendre à plusieurs reprises des gens dire que les LTTE se distanciaient de plus en plus de la population.

Il y avait un fossé culturel entre les familles des LTTE vivant dans la communauté élargie et la communauté civile. Le reste de la communauté gardait une distance respectueuse avec les familles des LTTE, même si elles étaient voisines. Les raisons de cet éloignement étaient dues aux pratiques sociales non religieuses et égalitaires des familles des LTTE. Les femmes des familles des LTTE en particulier avaient développé des modèles de comportement d’affirmation de soi qui ne s’accordaient pas bien avec la société de base. Cette distinction s’est estompée progressivement.

Consolidation pendant le cessez-le-feu

La signature de l’accord de cessez-le-feu de 2002 a stimulé une ruche d’activités de développement à Vanni. Cette région avait été soumise à des restrictions extrêmes sur la circulation des personnes et des biens depuis l’exode massif des habitants de Jaffna en octobre 1995. La majorité des personnes qui ont quitté Jaffna se sont déplacées vers la région de Vanni. Le cessez-le-feu de 2002 a ouvert la route A9 qui traversait Vanni jusqu’à Jaffna. Les gens, principalement des Tamouls, et le trafic de marchandises ont inondé la route A9. L’ouverture de la route A9, l’aide internationale et le financement de la diaspora ont stimulé de nombreuses activités de développement à Vanni. L’humeur parmi la population était positive et le visage visible de Vanni changeait grâce au développement dans tous les aspects possibles de la vie.

Au cours de la première phase de guerre, un grand nombre d’enfants en âge scolaire avaient abandonné l’école. Une campagne massive a été entreprise pour s’assurer que chaque enfant fréquente l’école. Plusieurs établissements d’enseignement pour les jeunes quittant l’école ont vu le jour, et parmi eux, les services d’enseignement informatique. Vanni-Tech et plusieurs autres établissements de formation informatique qui travaillaient en étroite collaboration avec Vanni-Tech ont vu le jour et ont été financés par la diaspora. La construction de plusieurs autres établissements d’enseignement était en cours dans une zone spécialement située à Kilinochchi appelée Ariviyal nakaram, qui signifie « ville du savoir ». De nombreux types d’établissements d’enseignement étaient prévus ou en cours de construction pour cette ville du savoir. Il s’agissait notamment d’établissements de formation de professionnels de la santé, de centres d’apprentissage des langues – en particulier le tamoul et l’anglais – et d’écoles d’enseignement spécialisé pour les jeunes touchés par la guerre et les jeunes les moins insérés.

Le service médical de soins primaires de Thileepan des LTTE existait depuis plus d’une décennie et s’adressait aux zones reculées où les gens n’avaient accès à aucun autre service médical. Après le cessez-le-feu, il a été complété par d’autres établissements de soins de santé. Le Centre de soins de santé visait à offrir des services médicaux plus larges, notamment la formation de professionnels de soins de santé primaires. L’hôpital privé Ponnambalam, qui avait des succursales à Kilinochchi et Mullaithiivu, a développé ses installations et ses services pendant cette période. Des experts médicaux de la diaspora se sont rendus sur place et ont fourni des soins spécialisés gratuits, notamment de la chirurgie plastique, aux blessés de guerre. De nombreuses personnes vivaient avec des éclats d’obus dans leur corps et souffraient de douleurs plus ou moins intenses. Des experts médicaux ont fait de leur mieux pour retirer ceux qui causaient les douleurs les plus intenses.

L’Organisation de Réhabilitation Tamoule (TRO), qui était chargée de gérer d’innombrables institutions d’aide sociale, allant des foyers pour enfants aux programmes de développement des villages, a pris de l’ampleur. Le Centre de Développement et de Réhabilitation des Femmes (CWDR), qui complétait certains des services fournis par la TRO, ciblant spécifiquement les femmes, a également pris de l’ampleur et a ajouté de nouveaux bâtiments. Le CWDR était entièrement géré par des femmes et avait donc un caractère distinctif. En outre, dans les nombreux foyers pour enfants qui s’occupaient d’enfants orphelins et très pauvres, il existait de nombreux types d’institutions d’aide sociale s’adressant aux civils ainsi qu’aux membres handicapés des LTTE. Une école d’aide sociale pour les personnes âgées, en particulier les parents démunis de maaveerar, a été créée à cette époque. Il y avait Mayoori-illam pour les femmes membres des LTTE en fauteuil roulant et blessées par les combats. Navamarivukkoodam était un institut éducatif qui formait les membres blessés des LTTE à des compétences adaptées à leur handicap physique. Toutes ces institutions d’aide sociale ont été modernisées et dotées de meilleures installations.

Même avant 2002, les LTTE disposaient de leur propre ensemble de lois, d’une école pour former leurs avocats et d’un système judiciaire étendu, soutenu à son tour par une division de police et des prisons. Ces institutions employaient un grand nombre de civils pour travailler dans le système judiciaire et la force de police. La division au sein de ce système qui rédigeait les lois, indépendamment de la loi sri-lankaise, pour l’État émergent de l’Eelam tamoul, était également active pendant la période de cessez-le-feu, produisant de nouvelles lois sur deux questions importantes : la propriété foncière et l’âge de recrutement dans le service militaire. Il est à noter que les forces de police, comme les juges et les avocats employés par l’aile policière des LTTE étaient, dans chacune de ces trois composantes, composées de près de 50% de femmes et très majoritairement de civils. 

Thalir, une chaîne de garderies pour les enfants des familles des LTTE, était une autre institution notable qui a grandi en taille et en qualité pendant cette période. Le service, fourni gratuitement, était peut-être le meilleur établissement de ce type sur toute l’île. Le ratio personnel/enfant était très élevé. Bien que la majorité des soignantes ne soient pas bien formées, elles étaient sous la stricte supervision de quelques femmes plus expérimentées qui veillaient au maintien de normes élevées. Toutes les mères des LTTE devaient se présenter au travail un an après l’accouchement et ce service était destiné à celles-ci.

L’organisme des droits de l’homme NESoHR et celui de la gestion de l’environnement ont été lancés.

Une chaîne de librairies appelée Arivamuthu vendait des livres nécessaires aux écoliers, ainsi qu’une excellente sélection de livres en tamoul couvrant un large éventail de sujets. Les nombreuses petites bibliothèques disséminées dans Vanni disposaient d’une collection presque complète de la littérature des LTTE qui avait été publiée. La poésie était le style d’expression écrite préféré des membres des LTTE. Des nouvelles et des romans courts étaient également écrits notamment par des écrivaines. Il y avait de fréquentes cérémonies de sortie de livres pendant cette période pour les livres écrits par les membres des LTTE et les civils. Les sorties de CD étaient beaucoup plus courantes et il s’agissait presque toujours de chansons sur les victoires militaires ou sur la mort d’un membre éminent de la guérilla.

La chaîne de restauration Paandiyan avec quelques points de vente répartis dans Vanni et d’autres centres de vente de nourriture étaient également exploités par la division financière. En outre, il y avait plusieurs chaînes de vente au détail d’épicerie et de vêtements. Bien que les membres des LTTE aient été interdits de boire de l’alcool, la division financière a également géré une chaîne de tavernes à l’usage des civils. Ces entreprises commerciales des LTTE ont dû générer beaucoup de revenus. Pourtant, cela n’a pas empêché les activités commerciales privées et il y en avait beaucoup, certaines d’entre elles très rentables. Les LTTE prélevaient des taxes sur ces opérations commerciales privées et ces entreprises fournissaient de l’emploi à des milliers de civils.

La division financière exploitait également de nombreux établissements du secteur primaire, notamment des bananeraies et des élevages de volailles. La plupart de ces produits servaient à nourrir les membres des LTTE. L’ensemble de l’organisation des LTTE disposait d’un système appelé valangkal pour subvenir aux besoins quotidiens de ses membres. L’aspect le plus important de cette guerre était la fourniture de nourriture. Les familles mariées des LTTE recevaient également un revenu mensuel pour faire fonctionner leur foyer.

Les LTTE ont créé leur banque en 1994 alors qu’ils contrôlaient Jaffna. Mais elle a grandi en taille dans le district de Vanni. La banque était utilisée par la majorité des habitants de Vanni et elle avait plusieurs succursales dans toute la région. Surtout après le cessez-le-feu, la diaspora a été encouragée à déposer son épargne auprès de la banque pour aider à la croissance de la région.

De nouvelles écoles des beaux-arts ont ouvert dans deux centres et ont donné des cours à plein temps ainsi qu’aux étudiants après l’école. De nombreux artistes en peinture, sculpture et cinéma du Tamil Nadu sont venus former des étudiants dans divers domaines. La télévision nationale tamoule (NTT) a été lancée et a commencé à diffuser trois à quatre heures par jour en soirée. La capacité d’enregistrement par le biais de médias visuels avait été développée au sein des LTTE depuis des décennies. Le lancement de NTT a stimulé une profusion de développement dans ce domaine. Certains longs métrages notables avaient déjà été réalisés par les LTTE avant la période de cessez-le-feu. Pendant la période de cessez-le-feu, de grands efforts ont été faits pour développer davantage également ce secteur.

Le karaté a toujours été populaire parmi les LTTE ainsi que parmi les civils de la région. Des efforts ont été faits pour faciliter la participation de chaque enfant scolarisé à la formation de karaté. Des compétitions régionales ont été organisées pour tous les groupes d’âge, et pour les hommes comme pour les femmes. Il s’agissait d’un programme tout à fait exceptionnel pour cette partie du monde.

Yogi Yogaratnam était responsable d’une institution appelée Aavanakkappakam, qui signifie « institution de protection des documents ». Cette institution documentait l’histoire militaire. Yogi fait partie des centaines de personnes qui ont disparu après avoir été capturées par l’armée sri-lankaise alors qu’elles quittaient la zone de guerre pendant la guerre de 2009. Il y avait une autre institution, Maaveerar kaappakam, qui conservait les détails des maaveerar et était également responsable de l’entretien des nombreux thuyilum-illam. La précieuse collection de livres et de documents était répartie dans tout Vanni, conservée dans de nombreuses institutions.

Cette liste de développements et de créations d’institutions diverses pendant le cessez-le-feu n’est pas exhaustive mais, à la mi-2006, cependant, cette ruche d’activité a souffert lorsque le blocus a été progressivement réimposé par le gouvernement sri-lankais.

La triste route vers Mullivaikaal

Après l’élection de Mahinda Rajapaksa en 2005 à la Présidence de la République du Sri-Lanka, celui-ci rompt les négociations alors même que les LTTE étaient en train d’accepter de renoncer à leur projet d’indépendance de l’Eelam Tamoul pour une large autonomie.

Rapidement, les forces armées sri-lankaises vont voir leur nombre augmenter de manière exponentielle parallèlement à leurs moyens et le choix va être fait d’une guerre totale contre les Tamouls sous prétexte de lutte antiterroriste. Ce choix va déchaîner une violence inouïe sur tout le territoire encore administré par les LTTE et ne fera aucun détail entre combattants, civils, personnels humanitaires, hommes, femmes, adultes, anciens et enfants… L’armée gouvernementale, appuyée par des groupes paramilitaires mais aussi par des mercenaires britanniques et israéliens, s’en prendra même aux institutions internationales comme l’ONU où le Comité International de la Croix-Rouge. Le prélude à cette politique fut le massacre en 2006 de 17 salariés Tamouls de l’ONG française Action Contre la Faim à Muttur dans leur bureau par les forces de sécurités gouvernementales alors que les personnes tuées étaient non seulement complètement désarmées mais agissaient seulement dans l’aide aux populations victimes du tsunami de 2004.

Sous cette politique impitoyable, les LTTE vont voir se réduire rapidement leur zone d’influence et de nombreux civils vont se retrouver pris dans les conflits. Cette politique va culminer en 2009 avec le massacre de dizaines de milliers de Tamouls, au cours des dernières étapes de la guerre civile en mai 2009 dans une minuscule bande de terre à Mullivaikkal. Selon l’ONU entre 40 000 et 70 000 civils tamouls y ont été piégés, et ont été tués par les affrontements entre les forces gouvernementales et les LTTE, la grande majorité de ces morts civils étant le résultat des bombardements aveugles par les forces armées sri-lankaises y compris sur les hôpitaux. Le 18 mai, la quasi-totalité des dirigeants survivants des LTTE et de leurs familles seront exécutés dans cette zone.

Tous les civils tamouls fuyant les zones de guerre, quand ils ne feront pas l’objet d’exécutions sommaires et de disparitions forcées, vont être regroupées dans le camp d’internement de Manik Farm. On parle là de 300 000 personnes !

L’après-guerre et les perspectives

La plupart des détenus de Manik Farm seront libérés avant la fin 2009 mais certains restent encore aujourd’hui enfermés ou disparus. On sait même que certains Tamouls sont revenus à Manik Farm après leur libération face aux exactions menées par les forces de sécurité sri-lankaises et leurs supplétifs paramilitaires qui se sont emparés des terres des Tamouls y construisant des camps militaires et autres structures y compris des centres de vacances destinés aux Cingalais. Le nombre réel et l’identité des disparus, des internés, des personnes violées ou exécutées sans procédure judiciaire ne sera jamais vraiment connu mais il atteint des sommets rarement vus. Beaucoup parlent d’ailleurs de génocide Tamoul et pas seulement les premiers concernés. En 2022, le Parlement Canadien, vote à l’unanimité la reconnaissance du 18 mai comme « Journée du Souvenir du génocide Tamoul » et le célèbre chaque année. Cette journée est célébrée dans le monde entier par la diaspora Tamoule du Sri Lanka mais reste interdite dans ce pays. Au lieu de cela, le gouvernement commémore cette journée le « Jour de la Victoire » et a interdit aux Tamouls de commémorer leurs morts à la guerre. À l’approche du 18 mai, la sécurité est renforcée dans les provinces du Nord et de l’Est dominées par les Tamouls et les écoles et les universités sont fermées pour empêcher toute commémoration publique.

Le gouvernement et ses forces de sécurité considèrent toute commémoration par des Tamouls comme une commémoration des LTTE, et non des civils. Les forces de sécurité affirment que les Tamouls peuvent commémorer les membres décédés des LTTE en privé, mais il a été rapporté que des militaires sont entrés dans des maisons pour empêcher la commémoration.

On le voit, comme évoqué en introduction, une plaie béante traverse encore aujourd’hui le pays. Pour l’actuel Président, Anura Kumara Dissanayake, la tâche reste énorme s’il veut tenter de la refermer. Et même si la volonté existe, elle ne manquera pas de rencontrer des oppositions fortes dans la communauté cingalaise. La paix réelle ne pourra passer que la justice et dans ce domaine tout reste à faire. Les crimes de guerre, les assassinats, les viols, les spoliations et particulièrement la question des disparus n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes sérieuses des autorités de Colombo et celles-ci ont toujours bloquées les enquêtes internationales. Avec le départ du clan Rajapaksa, s’ouvre une fenêtre inespérée pour mener une justice transitionnelle qui ne soit pas borgne et envisage l’ensemble des crimes commis pendant près de trois décennies et mettent fin à ceux qui perdurent comme la spoliation des terres et les différentes politiques d’humiliation et de discrimination.

Nous avons vu également que les mémoires, elles non plus, ne peuvent plus être borgnes et qu’il s’agit de considérer l’ensemble des victimes sans trier parmi elles. L’autorisation, a minima, doit être donnée aux Tamouls de commémorer eux aussi leurs morts. Une commémoration commune de l’ensemble des morts de la guerre civile devrait pouvoir voir le jour pour estomper les deuils, les traces laissées par les injustices si le Sri Lanka souhaite un jour pouvoir faire véritablement Nation. La culture Tamoule, avec sa langue, ses fêtes, ses traditions et ses particularités doivent être intégrés dans une politique nationale qui devienne riche de sa diversité et ne s’enferme pas dans la vision du vainqueur militaire et de sa démographie majoritaire.

Si ce chemin n’était pas emprunté pour une raison où pour une autre, la question Tamoule continuera à se poser, y compris possiblement de manière violente. Alors, si les Tamouls se sentent définitivement exclus d’un État conçu par et pour les Cingalais, il ne restera qu’à accorder à cette population trop longtemps opprimée, le droit à l’autodétermination qu’elle prenne la forme d’un État fédéral comme ce fut envisagé avant la rupture du cessez le feu en 2006 soit l’Indépendance de l’Eelam Tamoul. Au-delà des transformations sociales attendues dans l’ensemble du pays, c’est à l’aune de ses efforts pour écrire un destin commun à l’ensemble des citoyens du Sri-Lanka que l’on jugera la politique du Président Dissanayake.


Image d’illustration : « Raising the Tamil Eelam Flag », photographie du 25 juillet 2023 à Londres par Alisdare Hickson (CC BY-SA 2.0)


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