ÉDITO. « Droitisation » de la France : faut-il désespérer ?


Par Basile Noël.

Un constat anxiogène et désespérant

À première vue, avoir de l’espoir quand on est progressiste en 2024 peut s’apparenter à de la folie. Inaction climatique des gouvernements, montée des partis d’extrême-droite, impuissance du droit international face aux crimes de guerre… Chez les jeunes générations, le « doom scrolling » – le fait de parcourir les réseaux sociaux de longues heures et de se nourrir de désespoir face à l’état du monde – est devenu une pratique courante.

En France, l’échec de la forte mobilisation contre la réforme des retraites, ou la nomination d’un gouvernement de droite dure malgré une percée surprise de la gauche aux dernières législatives n’ont pas aidé. Bien que le Nouveau Front Populaire (NFP) soit arrivé en tête aux élections législatives et qu’aucune majorité ne se soit dégagée, la nomination par Emmanuel Macron de Michel Barnier à Matignon et d’un gouvernement très à droite était censée, selon les commentateurs, refléter une « droitisation » de l’opinion publique française. Après tout, le Rassemblement national (RN) n’a jamais récolté autant de voix et son arrivée au pouvoir semblait inéluctable pour beaucoup dès la dissolution – qui constituait d’ailleurs une demande de Jordan Bardella rapidement exécutée par Macron.

Ce contexte de droitisation supposée expliquerait logiquement la réappropriation de plus en plus courante de discours de droite dure, voire d’extrême-droite, par des membres des gouvernements successifs de Macron. L’apogée de cette tendance est incarnée par le Vendéen Bruno Retailleau, dont les sorties sur le « déplacement du curseur » de l’État de droit ou la volonté d’une nouvelle « loi immigration » dans la droite lignée des idées du FN ne l’ont pas empêché d’être maintenu au gouvernement.

Au final, le gouvernement Barnier est assez représentatif d’une poussée « néoconservatrice » de la droite française, avec un combo à base de politiques économiques libérales austéritaires découlant sur la destruction des services publics d’une part, et des idées très conservatrices et identitaires d’autre part.

Cette droitisation des gouvernants s’est faite en parallèle d’une droitisation du débat politique et médiatique. Chez les responsables politiques comme les éditorialistes, le périmètre des idées de droite qu’il semble acceptable d’exprimer s’est largement étendu. Les discours de gauche en revanche, peu importe leur niveau de construction ou même leur modération éventuelle, sont de plus en plus systématiquement diabolisés. Au point que, malgré son programme loin d’être révolutionnaire, il est devenu courant de qualifier une organisation comme La France Insoumise (LFI) d’extrême-gauche, voire même d’associer ses dirigeants au Hamas, sans que cela ne semble émouvoir les plateaux télé.

On aurait donc une gauche radicalisée et déconnectée de l’opinion du pays d’une part, et une droite dominante, dans les médias, chez les gouvernants mais aussi dans l’opinion publique d’autre part. Et les médias réactionnaires déploient tout leur arsenal pour nous convaincre de cette droitisation, en particulier les sondages. Ainsi, CNews ou Le Figaro mettent ainsi régulièrement en avant des sondages démontrant que « les Français » seraient hostiles à l’immigration, par exemple.

Le grand sociologue Pierre Bourdieu et à sa suite Patrick Champagne ont pourtant depuis longtemps montré les limites des sondages pour mesurer une prétendue « opinion publique ». Ainsi, comment prétendre qu’une majorité de Français serait favorable à un « référendum sur l’immigration » alors même qu’on ne sait rien de la question qui serait posée ni des conséquences concrètes que cela aurait ? De plus, les personnes interrogées ont-elles une connaissance vraiment précise de la réalité de l’immigration en France ? Quand on interroge sur ce qu’il faudrait faire des personnes sujettes à une « obligation de quitter le territoire français », sait-on que ces « OQTF » sont délivrées à la pelle à des personnes aux situations administratives et sociales très variées ?

Toutes ces considérations intéressent assez peu les médias réactionnaires. Leur seul objectif est de valider les discours qu’ils mettent en avant à longueur d’antennes ou de colonnes. Ils répètent ainsi à l’envie qu’il y a trop d’immigration, que le « wokisme » gagnerait la société ou que la dépense publique serait insoutenable. Puis ils demandent, via un sondage, s’il y a trop d’immigration, de « wokisme » ou de dépense publique, et en utilisent les résultats pour confirmer ce qui a été énoncé l’avant veille.

Une « droitisation » à relativiser

Comment ne pas désespérer face à cette apparente droitisation de la société française ? Comment faire vivre des idées de gauche quand elles sont diabolisées tandis que celles de droite semblent se propager partout ? Et si tout cela n’était pas si vrai ?

C’est une piste que l’on peut explorer en se basant sur les recherches du sociologue Vincent Tiberj, auteur de La droitisation française, mythe et réalités aux Presses universitaires de France, publié le mois dernier. Dans un récent entretien à Alternatives économiques, Vincent Tiberj parle ainsi de « droitisation par en haut ». Si les idées de droite et d’extrême-droite progresse quelque part, c’est davantage dans l’esprit des responsables politiques, des éditorialistes et de certains journalistes que chez l’ensemble des Français.

Étudiant de grandes enquêtes d’opinion sur le long terme, il montre plutôt une tendance à la progression des idées « progressistes », en général classées à gauche. En cela, les médias, en mettant en avant des discours conservateurs voire réactionnaires sur les questions culturelles ou identitaires (transphobie, vision conservatrice et misogyne de la place des femmes, racisme et hostilité à l’immigration, etc.) se feraient le relais d’opinions minoritaires qu’ils contribuent ainsi à amplifier et rendre omniprésentes. De même, la réforme des retraites a rencontré une très forte opposition dans la rue tandis que des sondages mettent régulièrement en avant des opinions favorables à des mesures économiques de gauche (augmentation des salaires, imposition des riches, etc.). La « droitisation » doit donc être relativisée et remise en perspective : on droitise le discours médiatique en espérant que cela « ruisselle » sur le reste de l’opinion.

Bien sûr, cela ne doit pas nous conduire à nier l’existence d’opinions conservatrices, voire réactionnaires dans le pays. Les discours comme les violences liés au racisme, à l’homophobie, à la transphobie ou au patriarcat demeurent bien trop présentes et doivent être combattues avec toute la force et la détermination nécessaires. Le vote aux dernières élections, en particuliers aux législatives, témoignent de cette forte persistance d’une opinion publique à droite et à l’extrême-droite, faute de quoi la gauche aurait pu obtenir une majorité absolue et gouverner.

Plus tôt cette année, Félicien Faury, également sociologue et auteur de Des électeurs ordinaires, résultat d’une longue enquête sociologique conduite auprès d’électeurs du Rassemblement national, a ainsi montré à quel point le racisme était un élément déterminant dans le vote à l’extrême-droite. Remettant en cause une vision encore très partagée à gauche selon laquelle le vote RN serait un vote de « colère » plus qu’un vote d’adhésion, cet ouvrage doit nous inviter à affronter frontalement ce racisme partagé par une part non négligeable de la population, y compris dans les classes laborieuses. C’est une réalité que l’on retrouve dans beaucoup de démocraties libérales où l’extrême-droite est en embuscade, la campagne présidentielle états-unienne actuelle en étant encore un exemple.

Face à l’extrême-droite et à la bourgeoisie, mener la bataille culturelle dans une perspective révolutionnaire

Les conclusions de ces deux enquêtes ne sont pas contradictoires, et il est essentiel pour nous de les articuler dans nos réflexions comme dans l’action. D’un côté, il faut combattre l’idée selon laquelle la société française connaîtrait une inéluctable droitisation qui rendrait les victoires de la gauche de plus en plus difficiles. Cela ne peut que nous décourager, ce que cherchent clairement à faire la classe bourgeoise et ses agents.

D’un autre côté, on ne peut pas nier que cette amplification des idées de droite et d’extrême-droite ne produit pas d’effets dans l’opinion. La bourgeoisie, désormais radicalisée et pour partie acquise à l’extrême-droite, n’a jamais hésité à user de ces stratagèmes pour détourner la colère sur les plus fragiles et ainsi maintenir sa position.

Dans une perspective de lutte des classes et de visée révolutionnaire, mener la bataille culturelle est absolument essentiel. La « droitisation » est un piège dans lequel il ne faut pas tomber en cherchant à brosser dans le sens du poil des travailleurs que l’on estimerait acquis aux idées réactionnaires, et à qui il ne faudrait donc pas trop parler d’anti-racisme ou de féminisme. De même, il faut balayer les oppositions supposées entre aires géographiques ou générations que l’on peut lire ou entendre ça et là. La gauche doit être le camp politique qui représente les intérêts des travailleurs, et cela implique d’autant mener la lutte sur les fronts de la classe, du genre et de l’antiracisme. Aucune « droitisation » supposée ne doit nous rendre timide, ou pire encore silencieux, sur un de ces aspects.

En l’état actuel des choses, cette perspective doit nous conduire à maintenir à tout prix l’unité de la gauche, seule alternative possible face au bloc bourgeois dont les intérêts sont autant défendus par le centre, la droite et l’extrême-droite – avec des frontières de plus en plus poreuses entre ces ensembles. Mais l’unité de la gauche pour elle-même est insuffisante. Il est essentiel d’y faire vivre et grandir un discours véritablement révolutionnaire. Les « hold-up » démocratiques successifs de la bourgeoisie ne font que renforcer l’idée selon laquelle seule une perspective révolutionnaire permettra de véritablement changer les choses. Et il est de notre devoir de ne pas nous laisser endormir ou décourager par l’idée que nous irions à rebours de la société que nous souhaitons changer.


Image d’illustration : « Manifestation intersyndicale pour défendre les retraites contre le projet de loi Macron. Samedi 11 février 2023 à Paris », photographie par Jean-Paul Romani pour la Photothèque du mouvement social


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