Réformiste, radicale… Quel avenir pour la gauche ?


Par Anaïs Fley.

Comme nous l’évoquions dans le dernier parti-pris de Nos Révolutions, la vie politique française est depuis bientôt 10 ans divisée en trois blocs hétérogènes, de taille équivalente. Le bloc réactionnaire s’appuie sur le petit patronat pris en étau entre la concurrence du marché international et les revendications du mouvement social. Le bloc libéral s’appuie sur une fraction de plus en plus petite de la bourgeoisie française, celle toujours compétitive dans le marché international (patrons et cadres de la finance, du conseil, des start-ups…). Enfin, le bloc progressiste s’appuie sur les classes populaires les plus combatives et ancrées dans des modes de vie collectifs et égalitaires. Ces trois blocs reflètent l’évolution des classes sociales et de leur lutte, dans un contexte de décomposition économique et politique.

S’il existe trois blocs se distinguant par leurs bases sociales, au plan politique deux camps sont en train de s’agréger : l’un autour de la bourgeoisie réactionnaire, résolue à poursuivre coûte-que-coûte la fuite en avant du modèle capitaliste, l’autre autour du prolétariat progressiste, conscient que seul une société radicalement différente, démocratique, collective et égalitaire serait en mesure de sortir par le haut de la crise. Agrégés par un contexte économique et politique critique, ces deux camps se font face de manière toujours plus tranchée. En témoignent les résultats des élections présidentielle, puis européennes et législatives, qui ont permis l’installation du gouvernement Barnier avec le soutien sans participation du RN.

Entre ces deux camps, celui des libéraux est sans doute le plus divisé. L’attachement d’une partie d’entre eux (dont Gabriel Attal) à l’idée de progrès des libertés individuelles les sépare de l’extrême-droite, tandis que d’autres (comme Macron et son nouveau premier ministre Barnier), ont déjà les mains liées à Marine Le Pen. Cette division est le signe de la fébrilité du patronat et de ses divisions évoquées ci-avant.

Le réformisme n’a pas d’avenir… pour l’instant

Mais le camp populaire est lui aussi divisé, et pour cause. À cheval entre le bloc libéral et le bloc progressiste, des franges importantes du salariat gardent encore la tête hors de l’eau et continuent d’adhérer au réformisme. Bien qu’elles soient attachées à la démocratie, aux droits sociaux et au principe d’égalité, leurs désaccords moraux avec la macronie ne suffisent pas à les rallier à des aspirations plus radicales, car leurs bonnes conditions de vie les incitent à adhérer au système, dont elles ont le sentiment qu’il les préserve. C’est d’ailleurs cette même adhésion au système qui pousse ces catégories dans les bras du RN lorsqu’elles se heurtent au désespoir social, par exemple en basculant brutalement dans le paupérisme à l’occasion d’un plan de licenciement.

Leurs options électorales sont donc diverses. Si certains, face à l’impasse du réformisme, ont basculé à l’extrême-droite, d’autres ont dépassé leur hostilité à l’égard des représentants de la gauche radicale, à la faveur d’un « vote utile » contre l’extrême-droite et contre Macron. Une autre part, conséquente, se trouve très probablement parmi les abstentionnistes. En tout cas, ces franges réformistes constituent une part substantielle des classes populaires, héritière des traditions socialistes et syndicales, nombreuse dans les territoires désindustrialisés où l’extrême-droite fait ses meilleurs scores. 

Jusqu’à la trahison de Hollande et au premier mandat de Macron, ces franges populaires pouvaient s’appuyer sur un parti ; elles en sont aujourd’hui orphelines. Il y a bien Hamon, plus récemment Glucksmann, qui ont essayé de construire une alternative réformiste à la gauche radicale, mais sans succès pour l’instant. La méfiance suscitée par l’expérience du dernier mandat socialiste est encore vivace et la trajectoire libérale prise par Glucksmann est assumée. Too soon : malgré le basculement du président et de ses soutiens dans le bloc réactionnaire, le leadership libéral sur la gauche est toujours étroitement associé à la macronie issue du quinquennat Hollande, et à toutes les politiques de casse sociale imposées à coups de répression et de 49-3. Par ailleurs, même si des franges aisées des classes populaires ont soutenu ces candidatures, leur poids ne suffit pas à constituer un bloc suffisamment puissant pour prendre l’ascendant sur la gauche radicale et la contraindre à ployer le genou.

C’est la bourgeoisie qui manque à l’appel du réformisme. Prise en étau entre, d’une part, la pression écrasante des marchés financiers et de la compétition internationale et d’autre part les mobilisations de plus en plus radicales et menaçantes du camp progressiste, le compromis social-démocrate du « dialogue social » est devenu intolérable. Les réformes nécessaires pour maintenir la bourgeoisie française dans la course internationale doivent passer, toujours plus vite. S’il faut écraser les mobilisations du bloc progressiste dans la violence, s’il faut rompre avec les artifices démocratiques, s’il faut multiplier les lois liberticides pour terroriser les classes populaires, s’il faut mener une guerre idéologique agressive contre les éléments les plus combatifs du camp adverse, ainsi soit-il.

C’est la mort de ce compromis qui a jeté la macronie dans les bras du Rassemblement national, et qui maintient l’option réformiste en minorité face à la force d’entraînement de la gauche radicale. Mais rien ne dit que l’aile réformiste du PS ne parviendra pas à nouveau, en se constituant en « vote utile », à arracher le leadership de la gauche à son aile radicale – si cette dernière perd durablement sa crédibilité comme levier pour prendre le pouvoir.

L’alternative politique portée par les classes populaires est puissante

Pour l’instant, la gauche s’organise autour de son aile radicale pour plusieurs raisons. Premièrement, la France insoumise, qui se fait l’écho des banlieues populaires constituant les franges les plus combatives du prolétariat français, a conquis une place centrale au sein de la gauche depuis la trahison du réformisme. Ensuite, les mouvements sociaux prennent des formes de plus en plus imprévisibles et radicales, l’étincelle pouvant venir de n’importe où – du prix de l’essence pour les Gilets jaunes à un crime policier raciste pour les émeutes de l’été 2023.

Enfin, bien que la gauche n’agrège qu’un tiers des Français·es sur le plan électoral, sur le plan des idées elle est le plus souvent largement majoritaire : 80% des Français·es étaient contre la réforme des retraites, une majorité était sympathisante des émeutiers au lendemain du meurtre de Nahel Merzouk, 80% des Français·es étaient favorables à l’inscription de l’IVG dans la Constitution… Dans ces moments historiques où les classes populaires sont appelées à prendre position dans le débat idéologique, le camp progressiste peut rassembler sur les idées leur écrasante majorité. 

D’ailleurs, la constitution d’une alliance de gauche pour les élections législatives anticipées n’est pas tant le « miracle » imprévisible décrit par la presse : dès l’annonce de la dissolution, le Front populaire était sur toutes les lèvres, avec une dizaine d’années d’expériences de mobilisations radicales ininterrompues contre le gouvernement… depuis la Loi travail où Macron était déjà ministre. C’est sous la pression populaire que les chefs de partis ont été contraints de se serrer la main autour d’un programme radical. Le Nouveau Front populaire l’a à nouveau démontré : la lutte contre le gouvernement réactionnaire doit se faire sur des bases radicales pour être crédible, convaincre et entraîner les masses populaires.

Malgré la décomposition politique actuelle l’alternative est puissante, et c’est bien pour cette raison que le bloc libéral est fébrile. Si l’extrême-droite est aujourd’hui en position de co-gouvernance avec le gouvernement Barnier, c’est que pour la frange réactionnaire de la bourgeoisie, la menace d’une alternative progressiste doit plus que jamais être éliminée. Mais parmi les libéraux, l’hésitation demeure. Le compromis avec le Nouveau Front populaire lors des législatives pour faire barrage à l’extrême-droite le démontre. L’extrême-droite n’était pas prête à gouverner seule, mais les libéraux n’étaient pas non plus prêts à sauter le pas. Finalement, c’est Macron qui a tranché, mais en étant totalement déconnecté de sa base sociale. 

La gauche radicale doit œuvrer à élargir l’influence des éléments les plus combatifs des classes populaires

Aux élections législatives anticipées, les éléments les plus combatifs des classes populaires – féministes, syndicalistes, Gilets jaunes, militant·es antiracistes, soutiens au peuple palestinien… – ont réussi à agréger un tiers des électeur·rices autour de leurs revendications, grâce à l’alliance du Nouveau Front populaire et de son programme issu de la gauche radicale. Nous l’avons vu, ce n’est pas suffisant. D’abord, parce que la Ve République est taillée pour assurer une majorité au président, ce que la courte victoire électorale du NFP n’a pas pu remettre totalement en question. Ensuite, parce que l’influence politique de ce prolétariat progressiste doit encore être renforcée parmi les classes populaires pour que la gauche radicale puisse rallier les éléments hésitants parmi les libéraux et les réformistes.

La question stratégique de l’élargissement du camp progressiste sur les bases les plus combatives et radicales du prolétariat progressiste reste donc ouverte :

  • La stratégie de LFI de consolider le bloc de gauche autour de son aile radicale en s’appuyant sur les banlieues populaires et les centre-villes et villages historiquement progressistes fait l’impasse sur la nécessité de rallier plus largement autour d’eux pour constituer une majorité capable de prendre le pouvoir, non seulement électoralement mais aussi à l’échelle du pays.
  • La stratégie de François Ruffin de s’adresser à ces franges réformistes échoue, car il s’adresse à eux en « travailliste », peu convaincu par le caractère central et décisif des luttes démocratiques, féministes, antiracistes, écologistes et internationalistes. Or pour rallier les réformistes au camp progressiste, il faut le faire sur les bases radicales, faute de quoi l’option politique proposée ne sera pas suffisamment claire pour gagner.
  • La stratégie de Fabien Roussel est comparable à celle de Ruffin, mais prend parfois le risque d’adopter des discours du camp d’en face (comme par exemple en expliquant que les frontières de la France sont des « passoires », ou encore en assimilant le 7 octobre à un conflit religieux). En outre, il se distingue de Ruffin par les appels de pieds successifs faits au patronat (le dernier en date étant la promotion par Roussel de la fête des entreprises « J’aime ma boîte » auquel il participera). Sans surprise, cette stratégie est également vouée à l’échec.
  • La stratégie du PS est différente, car il souhaiterait s’émanciper de l’aile radicale du NFP en constituant à nouveau un bloc libéral et réformiste, auquel serait obligé de se rallier le bloc progressiste. Cette stratégie ne rencontre pour l’instant pas de succès, leur trahison leur collant à la peau et la popularité de Faure étant justement liée à son alignement avec la NUPES pendant la réforme des retraites. Cela explique qu’ils doivent se résoudre, pour l’instant, à rester solidaire du reste de l’alliance – sûrement jusqu’à ce qu’une nouvelle opportunité de représenter le bloc libéral ne se présente. 
  • Concernant EELV, si ce parti attire toujours une frange aisée et intellectuelle des libéraux et des réformistes, sa direction est, depuis la chute de Jadot, tirée vers la gauche par sa base militante, plus radicale dans ses mots d’ordre et ses modes d’actions, mais aussi plus proche de LFI.

Outre les prises de position des représentants des différentes franges du bloc progressiste, l’élargissement de l’influence révolutionnaire parmi les classes populaires et le ralliement des éléments hésitants en leur sein sont rendus difficiles par la faible capacité d’initiative et de coordination des masses dans le NFP. Ce manque s’explique par le réflexe qu’ont ces dernières à déléguer aux états-majors des partis et syndicats la direction des mobilisations, mais aussi par le vide démocratique au sein de la France insoumise, identifiée comme la colonne vertébrale de l’alliance, et par l’ambiance de négociations de palais qui entoure les bras-de-fer avec la bourgeoisie, loin de la publicité qui serait nécessaire pour que les masses ne s’en mêlent.

Il est donc vital de continuer de se serrer les coudes pour développer le bloc progressiste constitué autour de son aile radicale, et de permettre les initiatives unitaires et coordonnées du mouvement populaire et des travailleurs afin qu’ils puissent en prendre la direction.


Image d’illustration : « Manifestation le 15 juin 2024 du Front Populaire à Paris », photographie par Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)


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