Par Anaïs Fley.
Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 16 au 18 août 2024.
Les élections européennes ne sont pas populaires
La première observation à faire est que les élections européennes ne sont pas populaires. Le taux d’abstention est élevé : il atteint 51%, avec une participation plus faible dans les pays du Sud et de l’Est de l’Europe (Portugal 36,6%, Croatie 21,4%, Grèce 41,4% alors que le vote y est obligatoire), notamment les pays baltes (Lituanie 28,4%, Lettonie 34%, Estonie 37,6%). Là où le vote n’est pas obligatoire, l’Allemagne est le seul État dominant de l’UE dont la participation dépasse les 50%, avec 64,7% de votants.
Si le taux de participation moyen augmente depuis 2014 (42,6% en 2014, 50,9% en 2019, 51% en 2024), ce n’est pas parce que les enjeux des institutions européennes mobilisent davantage, mais plutôt parce que ces élections revêtent un caractère de plus en plus national, devenant une sorte de primaire où les différentes forces politiques peuvent se jauger et comparer leurs chances de l’emporter lors des échéances électorales de premier ordre.
Par ailleurs, la conscience du poids de l’UE dans les politiques internationales des États membres est favorisée par la politisation internationaliste des classes populaires, comme dans le cas des relations européennes avec Israël et la Palestine ou celui des politiques migratoires et frontalières européennes. En France par exemple, la France Insoumise a mobilisé autour de ces enjeux, notamment autour de la candidature de Rima Hassan, juriste et militante franco-palestinienne.
Toujours est-il que les classes populaires se mobilisent en moyenne très peu lors de ces élections, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, les institutions européennes ne semblent pas liées à l’expérience concrète de la majorité des gens, qui ne se sentent pas concernés par les enjeux européens. Alors que la vie quotidienne est marquée, dans la plupart des pays européens, par la violence des politiques antisociales imposées par des gouvernements libéraux réactionnaires et autoritaires, les politiques de l’Union européenne apparaissent très technocratiques et déconnectées du réel. Il ne s’agit pas que d’un sentiment diffus : le pouvoir d’intervention des peuples est dans les faits quasi-inexistant en dehors des élections.
Le non-respect des référendums organisés pour dire « non » à la Constitution européenne, avec l’adoption du traité de Lisbonne, puis l’écrasement du gouvernement Tsipras en Grèce en 2015, a démontré aux centaines de millions de citoyens européens que la Troïka imposerait sa loi au mépris de la démocratie. Alors que les politiques européennes sont déconnectées des peuples européens, d’un autre côté, les bourgeoisies nationales justifient leurs politiques antisociales et elles-mêmes antidémocratiques en se cachant derrière les directives européennes.
Par ailleurs, à l’échelle européenne, le clivage gauche-droite, et donc l’hypothèse de l’alternative, est encore plus atténué qu’en France : le traité de Lisbonne que je viens de citer est par exemple l’œuvre commune du PS espagnol et de l’UMP française. Les politiques européennes participent à flouter les repères politiques populaires. En fait, l’UE recouvre des situations géopolitiques tellement diverses (Ouest, Sud et Est) que c’est compliqué d’y penser comme à une unité politique et économique – sauf quand on est banquier.
Pas étonnant que les élections européennes ne soient pas populaires. Lorsqu’on analyse les résultats de l’élection européenne de 2024, on s’intéresse donc à une élection largement coupée des masses populaires et dont l’électorat fait partie des franges les plus politisées des peuples d’Europe.
La crise politique que traverse l’Europe est une crise de l’hégémonie bourgeoise
Les résultats des élections européennes de 2024 démontrent l’effondrement du centrisme, avec un renforcement considérable des forces conservatrices de droite et de l’extrême droite. Les partis qui se positionnent comme n’étant ni de droite ni de gauche, mais centristes ou de centre-droit, tout en adoptant une politique de droite dure sur des questions comme l’immigration, l’asile, et la remilitarisation rapide de l’Europe, ont subi de lourdes pertes.
Entre l’original et la copie, les électeurs préfèrent en général la première. C’est particulièrement vrai pour le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, qui a vu sa représentation chuter de 23 à 13 sièges. Ainsi, alors que le centrisme bourgeois s’effrite, l’extrême droite se renforce en captant les voix de la droite, sans pour autant attirer les électeurs de gauche. Ceux-ci se tournent davantage vers une gauche radicale, qui gagne du terrain là où les classes populaires sont combatives, comme on le voit en France avec La France Insoumise, en Belgique avec le PTB, en Irlande avec le Sinn Féin, ou encore en Autriche avec le KPÖ.
Pour l’instant, la coalition qui gouverne les institutions européennes, c’est-à-dire le compromis bourgeois entre la droite traditionnelle du groupe du Parti Populaire européen, le centre-droit de Renew-Europe et le groupe social-démocrate, conserve une majorité même si elle est amoindrie (elle passe de 415 sièges à 401). Si ce compromis peut continuer de gouverner l’UE, il est fortement fragilisé.
Quelle est l’ampleur du renforcement de l’extrême-droite ?
L’extrême-droite a bien progressé en Europe depuis le début du siècle. Il y a 20 ans, les parlementaires de l’extrême-droite peinaient à constituer un groupe parlementaire dans le Parlement européen car cela impliquait d’avoir des élu·es dans 7 pays et d’atteindre au moins 23 sièges. Aujourd’hui, ils disposent de deux grands groupes parlementaires qui, s’ils s’unissaient, constitueraient la deuxième force politique dans le Parlement européen. Au cours des dix dernières années, l’extrême droite a fait son apparition dans certains pays où elle n’avait jusque-là aucun siège. C’est le cas du Portugal avec l’organisation d’extrême droite Chega, qui aux dernières élections parlementaires de mars 2024, a obtenu 18% des voix et pour la première fois fait son entrée dans le Parlement européen avec 2 sièges, après avoir recueilli 9,8% des voix le 9 juin.
Les deux groupes parlementaires d’extrême-droite, qui ensemble regroupaient 118 député·es en 2019, sortent renforcés des élections de 2024, après une recomposition des alliances au lendemain des élections. ECR et PfE comptent 162 député·es européen-nes. Cela monte à 187 parlementaires si on y ajoute l’alliance des 25 parlementaires au tour de l’extrême droite allemande Alternative für Deutschland AfD (exclu en mai 2024 du groupe Identité et Démocratie suite à des prises de positions pro nazie d’un de ses candidats).
Le projet de constitution du groupe Patriots for Europe a été annoncé fin juin 2024 par Viktor Orban, Premier ministre hongrois, avec deux partis d’extrême droite autrichiens et le mouvement populiste de l’ancien chef du gouvernement tchèque Andrej Babis. Le soir des élections législatives en France, Jordan Bardella a annoncé que le Rassemblement national rejoint ce groupe, dont il prendra la direction. VOX, le parti d’extrême-droite espagnol, a également rejoint les rangs du groupe, qui totalise 84 députés européens.
Quelques semaines après le rassemblement international des état-majors de l’extrême-droite à Madrid en mai 2024, la constitution de ce groupe marque une ligne de désaccord avec la stratégie de Meloni, qui lisse son image et tente de rompre définitivement le cordon sanitaire entre elle et la droite réactionnaire européenne depuis son investiture comme Première ministre italienne. De leur côté, l’alliance des Patriots for Europe rend compte de l’évolution des courants d’extrême-droite identitaire depuis une vingtaine d’années, embrassant à présent le récit d’un héritage européen commun au-delà des racines nationales, justifiant par ailleurs le déploiement des partis d’extrême-droite dans les institutions européennes depuis une dizaine d’années, qui a très largement contribué à renforcer les rangs des cadres des partis d’extrême-droite, comme c’est le cas du Rassemblement national.
Les nationalismes ne sont donc pas un frein à l’internationale réactionnaire. En témoigne le meeting de Madrid qui a réuni en mai dernier, à l’appel de Vox, les dirigeants d’extrême-droite d’Europe et du reste du monde. Par-delà les prétextes nationalistes qui assujettissent les classes populaires à la bourgeoisie, les extrêmes-droites se présentent toujours comme l’option gagnante pour balayer un système élitiste et méprisant, trop mou contre les parasites des honnêtes gens, qu’ils soient évadés fiscaux, chômeurs ou immigrés.
Quelles continuités entre les bases sociales de l’extrême-droite au niveau européen ?
Le mouvement ouvrier et plus largement le prolétariat européen a essuyé de lourdes défaites ces dernières dizaines d’années. Les empires capitalistes européens ont mis le monde à feu et à sang au cours du vingtième siècle pour se disputer les marchés et débouchés internationaux face à de nouvelles puissances concurrentes, en délocalisant leur industrie dans les pays dominés. Notre siècle est marqué par le rétrécissement de ces débouchés, et donc par la crise qui frappe l’économie capitaliste et bouleverse la division internationale du travail.
La défaite des mouvements ouvriers européens face à cette désindustrialisation forcée était compensée par la hausse du niveau de vie, la promesse d’une croissance infinie et d’un meilleur avenir. Or la fin du vingtième siècle est marqué en Europe par la trahison de ces espoirs par la bourgeoisie et la social-démocratie : le tournant de la rigueur en France en 1983, la défaite cuisante des mineurs face à Thatcher au Royaume-Uni, les années de plomb en Italie, en Espagne la désillusion de la transition démocratique après la mort de Franco… En 1989, la chute du mur a pris la forme d’une immense opération de privatisation et de délocalisations. L’adoption du traité de Lisbonne en 2007, malgré la mobilisation populaire et le refus de le ratifier suite aux référendums tenus dans plusieurs pays dont les Pays-Bas et la France, a démontré le caractère profondément anti-populaire et antidémocratique des traités européens. Enfin, en Grèce, la défaite brutale de Tsipras face à la Troïka a porté un coup de massue fatal aux espoirs d’émancipation des pays d’Europe dominés par les puissances centrales.
L’extrême-droite prend racine dans les territoires marqués par des décennies de défaites sociales, et où l’hypothèse de progrès social a été balayée par les gouvernements. L’arrivée au second tour de Jean-Marie le Pen en 2002, ou encore l’entrée au pouvoir de Berlusconi en Italie au tournant du siècle, en ont été de premiers signaux.
Qu’on soit français, belge, allemand, espagnol, grec, portugais ou polonais, ce qui marque la continuité du vote d’extrême-droite dans sa diversité est qu’il s’agit de l’option politique qui, sous le poids d’un quotidien difficile et en l’absence d’un avenir désirable, se présente comme une manière de négocier – avec la bourgeoisie et au détriment d’autres prolétaires – de meilleures conditions de vie dans la défaite. Comme le démontre Félicien Faury, le racisme n’est pas un critère secondaire du vote d’extrême-droite, il en est une composante essentielle. La restauration de hiérarchies, en l’occurrence racistes, est non seulement un moyen d’espérer s’élever socialement mais également d’affirmer sa dignité et sa respectabilité par rapport aux “autres”, aux “assistés”, aux immigrés, à “ceux qui profitent du système”.
Benoît Coquard, dans son livre Ceux qui restent ainsi que dans ses nombreux entretiens, montre bien comment le rétrécissement de la vie sociale au cadre privé favorise le vote à l’extrême-droite dans les territoires désindustrialisés où les organisations ouvrières ne cimentent plus les relations sociales. Pour beaucoup, ce qu’il y a de beau, apaisant et joyeux dans la vie se passe souvent dans son salon ou sur la terrasse de son pavillon, autour d’un repas ou d’un apéro partagé avec son cercle d’amis restreint. En dehors de ce clan, on fait l’expérience de rapports sociaux violents, d’une concurrence économique oppressante, de commérages courants dans des endroits où tout le monde se connaît.
Ce rapport au monde favorise la défiance envers ce qui se trouve au dehors, et encourage un récit de valorisation personnelle en opposition avec les autres, ceux qui sont déconnectés de la vraie vie, de sa vie à soi. À l’inverse de ceux qui n’envisagent les campagnes que comme des périphéries, les propriétaires et petits patrons, qui ont une place centrale dans la vie économique locale et les réseaux de d’interconnaissance, s’imposent comme des leaders d’opinion et normalisent le vote pour l’extrême-droite. En France, on vote “Marine” comme une évidence, dans un rejet massif de Macron, mais aussi pour affirmer qu’on est respectable… contrairement aux “bisounours” et aux “cassos d’assistés” qui votent à gauche.
Il y a sûrement aussi quelque chose de l’ordre de l’affirmation individuelle, dans la mesure où “voter Marine” ou “voter Bardella” permet de se positionner positivement dans un monde bourgeois et urbain, dont on ne maîtrise pas les codes et où l’on a peu de repères. Pour les femmes et les mères isolées, qui font massivement l’expérience du salaire minimum et des emplois à temps partiel, mais aussi du mépris et de la misogynie, la figure de Marine le Pen peut apparaître comme un gage de fiabilité face à la dureté de la vie. Le vote croissant des femmes pour l’extrême-droite n’est pas le reflet d’une prise en compte des revendications féministes, mais de la difficulté de leur quotidien et de la précarité de leur position économique : avant de penser aux autres, il faut d’abord penser à soi.
Les franges des classes populaires qui résistent à cette tendance sont donc, sans surprise, les plus politisées et les plus combatives (c’est ce qui explique la grande proportion du vote LFI en banlieue parisienne par exemple), mais aussi celles où les réseaux de solidarité et les initiatives collectives rythment la vie quotidienne, brisant le carcan du cercle privé. Autre exemple en Autriche, quand le KPÖ obtient des victoires comme à Graz (2e ville du pays) où les communistes ont remporté la municipalité en 2022, le FPÖ perd lors des élections européennes.
Le fascisme est l’organisation de combat de la bourgeoisie contre la révolution
L’extrême-droite ne puise pas sa force dans l’absence d’alternative face au capitalisme, au contraire. C’est parce qu’il y a des alternatives révolutionnaires que l’extrême-droite est appelée à la rescousse par la classe dominante. Elle joue alors le rôle d’un « chien sanglant », que la bourgeoisie lâche quand il devient nécessaire de liquider le mouvement social, en s’appuyant sur les éléments les moins politisés du peuple. Il arrive qu’elle parvienne à rappeler le chien à la niche, comme c’est le cas de Meloni. C’est toujours temporaire. Et comme l’a illustré le siècle dernier, il arrive aussi que le chien échappe à ses maîtres…
Image d’illustration : « Con Manuel Gavira en el VIVA 24, Madrid. 19·05·2024 », photographie du 19 mai 2024 par VOX Parlamento de Andalucía (CC0 1.0)