Par Gabriel Gau.
Et le peuple ? La question paraît naïve. Pourtant, à observer l’actualité politique plus ou moins récente, elle peut résumer l’impasse dans laquelle les forces bourgeoises et réactionnaires comme les forces de progrès se trouvent dont elles cherchent à se dépêtrer, chacune bien sûr dans des directions profondément différentes.
Dans l’histoire de la démocratie libérale, nous avons connu des politiques contre les classes populaires sous de nombreuses formes. Nous avons connu des tentatives de progrès, des luttes plus ou moins gagnantes, des espoirs plus ou moins trahis aussi. Mais ce qui semble inédit, du moins dans une telle ampleur, c’est l’indifférence absolument assumée vis-à-vis de l’existence d’un peuple politique et de ses aspirations dans l’espace institutionnel et médiatique.
Non pas que la politique ait disparu du quotidien des citoyen·nes français·es : elle est évidemment omniprésente dans les quartiers populaires par l’engagement associatif et citoyen, les mobilisations pour défendre l’école publique, les projets collectifs artistiques, sportifs, dans les zones rurales par les luttes contre les déserts médicaux, pour les transports publics, par l’invention d’autres manières de produire et de consommer… Et évidemment, les exigences populaires s’imposent régulièrement sur la scène nationale lors de grands mouvements sociaux, les plus récents sur la question des retraites en 2019-2020 puis en 2023.
Quoiqu’on en dise chez les gens qui se pensent « d’en haut », le peuple français reste un peuple profondément politique, de par son histoire révolutionnaire, ses mémoires douloureuses et ses antagonismes sociaux bien ancrés. Et exceptionnellement, ce qu’on pourrait appeler une politisation sous-jacente se manifeste là où, justement, la bourgeoisie cherche à l’écarter, à savoir sur le terrain du pouvoir institutionnel, au moment d’élections si elles sont jugées décisives.
Alors que la tendance continue tout au long de l’histoire de la Ve République est celle d’une abstention massive qui répond directement à l’incapacité des forces politiques dominantes à répondre aux aspirations populaires, les quelques contre-exemples (référendum sur le TCE en 2005 et, plus récemment, la participation record aux élections législatives improvisées à l’été 2024) montrent l’impact évident d’une politisation massive sur les résultats électoraux.
Dans les deux cas, la participation populaire au vote mais également aux dynamiques de campagne (bouillonnement d’éducation populaire en 2005, mobilisation de la jeunesse pour imposer aux forces de gauche la constitution d’un Nouveau Front Populaire en 2024) procède d’une conscience partagée de l’importance du choix proposé pour la vie réelle. Vivre avec un texte constitutionnel imposant le concept de « concurrence libre et non faussée » n’est pas la même chose que de vivre sans. Et vivre sous un gouvernement d’extrême-droite a été, à juste titre, vécu par beaucoup comme une menace imminente pour leur existence, en premier lieu chez les groupes sociaux déjà sujets à des discriminations systémiques : femmes, personnes racisées, queer, etc. De même, nombre de syndicalistes ou d’activistes écologiques ou antifascistes se sont rué·es dans l’arène politique au regard de l’enjeu historique, suscitant l’espoir que le Nouveau Front Populaire, dont ils et elles étaient co-auteur·es avec les organisations de gauche, fasse émerger une forme innovante d’engagement politique.
L’implication populaire fut le facteur imprévu qui a provisoirement déjoué le plan sordide de Macron et du RN en juillet 2024. Elle n’était pas invitée, mais elle a pris sa place à table.
Néanmoins, deux mois après le second tour des élections législatives, tout semble fait pour que le peuple, dans sa diversité, soit l’élément le plus invisibilisé de l’équation politique actuelle :
- Du côté de la bourgeoisie soucieuse de préserver ses intérêts, on a mis le paquet pour dégoûter tout le monde d’un spectacle politique volontairement tourné en ridicule. Non seulement le pouvoir macroniste, confronté à un résultat qui lui déplaît, s’est mis à violenter des institutions pourtant déjà très peu démocratiques en refusant de nommer Lucie Castets à Matignon. Non seulement il a fait un pacte avec l’extrême-droite pour lui donner les clefs de l’intensification de sa politique néolibérale et autoritaire, a contrario du message envoyé par les urnes. Mais en faisant traîner les choses pendant si longtemps, il a très bien su désintéresser les classes populaires de ce qui se tramait et, de nouveau, résumer la politique à des discussions superficielles entre experts autoproclamés sur les plateaux des chaînes d’information continue.
- Du côté de la gauche, les organisations politiques se sont, comme trop souvent, refermées sur leur coquille et, si elles ont su, au forceps, maintenir un semblant d’unité fragile face à l’adversaire, elles se sont enfermées dans leur conception purement institutionnelle du combat politique qui les condamne à la défaite et favorise le retour de leurs divisions mortifères.
Ce dernier point est extrêmement préoccupant pour qui cherche la voie d’une alternative émancipatrice au néolibéralisme et à la menace fasciste. Il souligne l’illusion constante chez les forces de gauche réformistes de leur capacité à peser face à l’adversaire de classe sans rapport de force social. Dès le résultat obtenu, cela s’est manifesté pour cette fois par quinze jours de conclave entièrement consacré à la recherche désordonnée d’une candidature à proposer à Matignon. Bien sûr, trouver un nom était urgent, ne négligeons pas la difficulté de la tâche. Mais le fait que cela se soit passé de façon totalement décorrélée de la dynamique populaire qui avait permis la victoire (même partielle), a déjà sonné le glas de l’espérance du 7 juillet, d’autant plus que cela a fait ressurgir les pratiques les plus démobilisatrices dont la gauche française est la spécialiste : ballons d’essai, coups de billard à trois bandes, festival de petites phrases en off, langue de bois et noms d’oiseaux…
Ensuite, tout est allé dans le même sens, chacun récitant la partition soliste qu’on attend de lui : université d’été du PS résumée aux trahisons et polémiques entre barons, initiatives non concertées de la France Insoumise, gauloiseries de Fabien Roussel… Au mieux, le peuple est parfois cité dans des initiatives isolées mais, quelques soient les bonnes intentions des un·es et des autres, la France « des bourgs et des tours » ne semble être considérée que comme une addition de parts de marché à reconquérir, comme un peuple consommateur de la gauche et non acteur de sa refondation.
En réalité la plupart des partis de gauche ont, depuis quelques années, ostensiblement renoncé à l’objectif de l’implication populaire et citoyenne comme au dialogue approfondi avec tout ce qui bouge dans les mouvements sociaux et le champ intellectuel. Tous les efforts consacrés pendant longtemps à gauche, suite à l’expérience de 2005, à créer de nouveaux outils en ce sens (collectifs, assemblées citoyennes, nouveaux lieux de dialogue…) ont été abandonnés.
Le paquet a été mis sur une chose : la communication, considérée comme marketing politique. C’est ainsi que, depuis 2018, la direction du Parti communiste français peut, toute honte bue, répéter à tout bout de champ que sa période d’effacement est terminée au profit d’une « remontada » qui ne fait pas l’ombre d’un doute : « PCF is back ». Le tout en enchaînant des résultats électoraux calamiteux et en perdant des milliers d’adhérent·es, celles et ceux qui restent étant dépossédés de tout mécanisme démocratique de débat interne. En interne comme à l’extérieur, le peuple est invisible : qu’importe tout cela, quand le dernier baromètre IFOP est bon ?
Alors, on peut refaire l’histoire immédiate. N’aurait-il pas fallu appeler dès le 8 juillet à la constitution d’assemblées citoyennes partout en France, qui prennent de front à la fois les questions immédiates de stratégie et de personnes, et les questions de fond sur les priorités à venir d’un gouvernement de gauche ? Sans doute. C’eût été accepter que l’organisation politique, quelque soit sa forme, changeante et déterminée par les circonstances historiques du moment, doit être conçue comme un outil dont le peuple s’empare pour faire gagner ses luttes émancipatrices et non comme une institution de délégation de pouvoir supplémentaire.
Aujourd’hui, l’urgence est à sortir du conclave étouffant des directions politiques et à faire appel, de nouveau, à toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisé·es cet été contre la menace fasciste et/ou auparavant dans toutes les luttes sociales et écologiques de ces dernières années, à la fois pour faire naître un mouvement de masse contre le coup de force de la droite et de l’extrême-droite et pour construire durablement un Front Populaire qui mérite son nom. Sinon, à court terme, nous savons bien que notre peuple ne sera plus seulement invisibilisé mais, bientôt, encagé.
Image d’illustration : « Manifestation le 15 juin 2024 du Front Populaire à Paris », photographie par Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)