À propos du 21 avril 2002


Par Michel Duffour*.

Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 16 au 18 août 2024.

Ce 21 avril 2002 aurait dû s’effacer avec le temps, mais l’irruption pour la première fois de l’extrême droite au second tour fut une première de taille.

La surprise fut considérable. Dans l’entourage du Premier ministre Lionel Jospin, qui disposait pourtant des sondages et études préélectorales, personne n’aurait été attentif au signal « danger » agité par Gérard Le Gall, le politologue en poste à Matignon. Tous les acteurs politiques, en tout cas ceux que j’ai côtoyés, vivaient avec le schéma Chirac/Jospin au second tour, et uniquement celui-ci. A-t-on été sidéré par le niveau atteint par JM. Le Pen au premier tour ? 16.86% était certes un chiffre conséquent, mais cela couvait depuis près de 20 ans. 

Avant 1981, l’extrême droite ne compte pas dans le jeu électoral. Néanmoins elle est présente dans le pays, dans la rue tout particulièrement – les jeunes fachos regroupés dans Ordre nouveau ont beaucoup recours au « coup de poing » – mais aussi dans les idées. La vieille droite pétainiste n’a pas renoncé à exercer son hégémonie sur la droite.

La guerre d’Algérie est encore très récente. Six ans seulement avant 1968, Alger est couverte par les barricades de l’extrême droite. Son score aux élections présidentielles de 1965 est loin d’être insignifiant : Tixier-Vignancourt obtient 5.62% des voix. Ce n’est pas mince pour quelqu’un qui a un passé aussi lourd. Il est l’avocat du général Salan, le patron de l’OAS.  

Pourtant durant quinze ans, il n’y a pas de suite électorale pour ce courant extrémiste.Aux présidentielles de 1974, Jean-Marie Le Pen est leur candidat et ne réalise que le score minable de 0.75%. En 1981, l’extrême droite n’a pas de candidat.

Comment JM. Le Pen a-t-il pu rassembler en partant d’aussi bas ?

L’élection municipale de Dreux, en Eure-et-Loir en 1983, est un tournant majeur. Onze ans après sa création, le FN met en œuvre une ligne politique cohérente, qui va payer. Le contexte est la grande désillusion face aux promesses non tenues. Une campagne inouïe de Stirbois, alors numéro deux du mouvement, est imprégnée par la peur, une peur qu’il tente de répandre sur toute la ville. Ce sont des rumeurs sur l’insécurité, sur l’immigration, sur la vie privée de la maire de la ville, la socialiste et sociologue Françoise Gaspard.

Le score de Stirbois n’est au premier tour que de 16%, ce qui même alors n’est pas exceptionnel pour une élection municipale isolée mais l’événement est dans le second tour, où se réalise une alliance RPR/FN. Françoise Gaspard est battue. Un documentaire a été tourné sur cette élection. « Honte aux notables locaux, y dit Françoise Gaspard,  qui ont légitimé les pulsions racistes suscitées par la misère sociale », et colère contre le ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, « qui n’a rien trouvé à répliquer sinon que les socialistes au gouvernement expulsent plus d’immigrés que la droite ».

Les thèmes développés à Dreux par le Front national lui serviront de ligne durant les quinze ans qui suivront. Aux européennes de 1984, il fait 10,95% ( pas loin de la liste du PCF conduite par Georges Marchais 11,20%), puis aux législatives de 1986, 9,65%, alors qu’il y a plus de 78% de votants. Et alors que les duels des deux présidentielles suivantes auraient pu le marginaliser (Mitterrand-Chirac en 1988 et Chirac-Balladur en 1995), il obtient respectivement 14,39% au premier scrutin, puis 15% au second. Aux législatives de 1997,  provoquées par la dissolution chiraquienne, les candidats Front national atteignent 14194%. C’est devenu son niveau de référence.

La décennie 1983-1993 a été désespérante pour des millions de gens. Certes pas pour tout le monde. Jacques Delors vantera à satiété« une Europe régulée et apaisée ». Mais le tissu industriel se délite, la domination de la finance s’accroît,  le tout dans un bain idéologique et culturel constitué de pertes de repères et d’un racisme structurel plus ou moins présent selon les régions, les expériences collectives, l’âge et les rapports avec des guerres coloniales.

Le Pen fera systématiquement ce qui a marché à Dreux, et en ne reculant devant aucune provocation, associera définitivement son nom et son combat au rejet des « empêcheurs de tourner en rond » : les immigrés et prioritairement les arabes.

Faire de l’extrême droite un épouvantail à part de la société est certes rassurant pour certains, mais occulte les processus collectifs qui concourent à la montée de tels partis. Il y a eu démission de la classe politique dominante. La droite, durcissant progressivement son discours, Chirac dénonçant les cohabitations nocives dans l’habitat collectif, Pasqua fanfaronnant sur les charters ramenant au pays les indésirables… Et, sous une autre forme, Rocard et « la misère du monde », Fabius et les « bonnes questions » du Front national, ont participé à un déplacement du débat public vers la sécurité, la menace de “l’étranger” et le trop plein d’immigrés.

Le jeu politicien de François Mitterrand, faisant de Le Pen un adversaire honni et utile, lui ouvrant grand les principales émissions télévisées de l’époque, organisant la mise en scène de la confrontation du leader d’extrême droite avec son ministre de la Ville, Tapie, a donné un coup de pouce décisif à l’enracinement de Le Pen dans la vie politique française.

Nous avons été je crois peu attentifs aux processus qui conduisaient à la normalisation du vote lepéniste. La puissance à ses débuts du vote d’extrême droite dans le Sud-Est, terre de concentration des repliés d’Afrique du nord, ne relevait pas d’une situation historique donnée, mais se nourrissait, dans un contexte de crise, de normes déjà légitimées, que le Front national ne faisait que radicaliser et rendre explicites.

Quelques mots sur ces ressorts qui ont conduit à un vote pour le courant lepéniste, comment les saisir et ne pas tomber dans des faux problèmes. La sociologie politique a montré que le vote est l’expression de préférences structurées collectivement et par affinités, et donc tributaires des milieux et contextes sociaux où s’effectue l’acte électoral. Je tire cette phrase d’un ouvrage paru ce dernier semestre et que j’ai apprécié, Des électeurs ordinaires de Félicien Faury. Je trouve que le travail de recherche choisi, la forme entretien, explorant par le bas les logiques de normalisation d’un vote, permet de bien comprendre comment la légitimité d’une telle option s’est imposée. J’avais apprécié de la même manière Ceux qui restent de Benoît Coquard paru il y a deux ans, qui avec la même finesse traitait des conditions éclairant la montée et la consolidation des progrès des idées d’extrême droite dans le Grand Est.

Les études de Faury comme celles de Coquard s’appuient sur les électeurs lepénistes de 2022-2024, mais les réflexions concernent tout autant ce à quoi nous fûmes confrontés dans les deux décennies précédant 2002.

Que dit Faury dans son livre ? « Beaucoup de débats récents ont pris la forme de ce qu’il faut bien appeler un faux problème, en mettant en opposition, d’un côté, les motivations électorales dites “économiques” et “sociales”, de l’autre , des raisons désignées comme “culturelles” ou “identitaires” (le refus de l’immigration, le rejet de l’islam)… On peut s’interroger sur le cadre général qui sous-tend ce type de distinctions, lequel consiste à se demander ce qui compte le plus entre, pour le dire ainsi, le racisme des électeurs du RN et leurs positions de classe. Outre qu’elle place le racisme tout entier du côté du “culturel” (voire du “sociétal”) – en déniant les conséquences proprement matérielles des discriminations raciales – cette lecture a ceci de problématique, qu’elle fait comme si les enjeux sociaux et raciaux ne pouvaient aller de pair. Comme si, d’un côté, le racisme ne pouvait s’arrimer aux conflictualités de classe, et, de l’autre, les intérêts de classe immunisaient par eux-mêmes des logiques raciales d’exclusion ». Je suis d’accord avec cette analyse, qui est pourtant loin de faire consensus dans les rangs communistes.

Qu’est-ce qui a fait défaut ensuite à gauche, non seulement pour voir venir, mais aussi pour endiguer le succès de Le Pen ?

Les années 1990 auraient pu être un moment d’endiguement et même de tassement du Front national, d’autant qu’il fut frappé d’une sérieuse crise interne. En 1999, lors des élections européennes, la liste conduite par Le Pen, ne fait que 5,70% et perd 5 points sur le scrutin précédent. À l’inverse, étonnamment, car sa défaite en 1993 semblait la condamner pour un temps long à végéter, la gauche traverse une situation prometteuse à la veille de la dissolution voulue par Chirac. Elle arrive à la tête du pays avec un fort capital de sympathie. Elle s’appuie sur une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Elle est donc en mesure de susciter dans le pays une confiance populaire qui aurait été peu propice au maintien à haut niveau du Front national.

Comment est-on passé de cette gauche triomphante de 1997 à cette gauche défaite du 21 avril 2002 ?

En règle générale la presse s’affichant à gauche ou au centre-gauche présente la séquence gauche plurielle de manière positive, plutôt à l’honneur de ses responsables. C’est vrai que les électeurs de gauche ont durant deux bonnes années semblé montrer, si ce n’est leur soutien, au moins de la sympathie envers la nouvelle équipe. Le démarrage a été médiatiquement à son avantage. La presse mettait en valeur le poids nouveau des femmes dans l’équipe. Les principales mesures de ces cinq ans ont été vite amorcées. Et la situation internationale ne desservait pas le nouveau pouvoir. Attention, je ne dresse pas l’image d’une mondialisation apaisée, Belgrade est bombardée par l’OTAN, mais une apparence de gauche libérale, Clinton, Blair, Schroeder donne le ton en Occident.

Ceci étant dit, les choix économiques étaient clairs : le ton n’était pas au renforcement du service public. Dominique Strauss-Kahn, depuis Bercy, développait ses thèses sociales-libérales sur le dynamisme du marché. Une vague d’ouvertures du capital d’entreprises publiques se déploie rapidement. La « mixité de l’économie » sert de couverture idéologique. Je ne rappelle pas la liste conséquente des entités concernées. L’opération la plus spectaculaire fut France-Télécom. Et cette modernisation de l’économie s’est accompagnée d’une stagnation du pouvoir d’achat des salariés, d’une absence totale de lois de démocratie sociale, et d’un manque criant de moyens nouveaux pour le service public.

La situation va se dégrader progressivement jusqu’au 21 avril. Un an avant cette échéance, se tiennent les élections municipales. C’est un échec pour la gauche. L’équipe autour de Jospin va s’efforcer de le minorer en s’appuyant sur les deux conquêtes spectaculaires de Paris et Lyon, qui vont à contre-courant des résultats nationaux. Sur cet échec global, j’en sais quelque chose. De nombreux maires communistes, estimant que j’étais un atout pour être venu chez eux promouvoir des projets culturels, m’ont alors accueilli pour booster leur campagne. J’ai parlé aux côtés de nos maires à Nîmes, Tarbes, La Seyne, Dieppe, Sens, Sète, Colombes, Evreux. Toutes ces villes ont été conquises par des majorités de droite !

Tous les faits divers ont alors été exploités jusqu’à la nausée. L’immigration a tenu évidemment une bonne place dans les polémiques engagées.  L’attentat de New-York en septembre, et l’évolution au Moyen-Orient dramatisent l’atmosphère. Et les menus ou graves incidents sur notre sol, d’AZF à Toulouse à la tuerie de la mairie de Nanterre, tiennent l’opinion en haleine.

Je n’ai pas le sentiment que le Front national ait eu alors un rôle majeur. S’il part de haut en début de dissolution, il s’écroule deux ans plus tard avec ses 5,70% aux européennes de 1999. Causes ou conséquences des tensions de son mouvement, Le Pen semble quelque peu en marge du débat politique. Faute de représentation parlementaire, et très affaibli sur le plan militant, ne s’appuyant pas alors sur une presse à la Bolloré, le Front national n’a pas le maillage territorial du Rassemblement national d’aujourd’hui.

L’extrême droite n’est pas centrale dans les polémiques constantes que les francs-tireurs des clans chiraquiens mènent quotidiennement. Pourquoi alors bénéficie-t-il de ce regain électoral final ? C’est une droite affaiblie qui mène le combat contre Jospin, une droite à deux visages, des députés agressifs et un président qui pactise avec le premier ministre de gauche pour mettre en place la réforme du quinquennat et qui prépare avec lui les bases du traité constitutionnel européen. Une droite finalement fade, en difficulté pour amener au vote ses électeurs les plus radicaux. Le Front national, à la surprise générale, en tire profit. Les thèmes qu’il développe depuis vingt ans sont restés dans les têtes. Et retrouvent de la force et de la normalité quand les autres les reprennent.

Y a-t-il eu à gauche des analyses anticipant le processus ? Pour ce que j’en connais, je n’en vois ni au Parti socialiste, ni au Parti communiste. Lionel Jospin a rappelé dernièrement que le Front national avait été pour lui une préoccupation et jamais une menace. Je donne un fait personnel pour le PCF. La direction communiste, poussée par nombre de ses adhérents, décide début 2001 de convoquer un congrès pour présenter une nouvelle fois, un projet communiste, plus fondamental, plus attirant et rassembleur. J’ai été chargé de coordonner ce travail, d’animer une commission préparatoire, de tester dans le pays sa première mouture, puis de le présenter à un congrès qui s’est tenu au CNIT, à La Défense, en octobre 2001. Le texte ne manquait pas d’attrait, j’avais bénéficié d’aides solides, de Lucien Sève tout particulièrement. Le document fut voté, je fus chaudement félicité. Je l’ai relu par curiosité, ainsi que mon rapport. Pas une fois je n’évoque le Front national, les problèmes qu’il pose à notre nation.

Insensibilité ? Non, nous avons toujours répondu coup pour coup à toute déclaration ou manifestation raciste, l’Humanité en fait foi mais la captation de millions de voix par un parti xénophobe ne nous conduit pas pourtant à comprendre le racisme comme une causalité sociale et politique à part entière. D’autres causalités sociales et politiques, bien réelles, sont jugées très certainement plus importantes et décisives. De nombreux chercheurs en science sociale font d’ailleurs de même. Les controverses à ce niveau sont d’ailleurs nombreuses. « Ne transformons pas les votes pour le FN en votes racistes » enjoignait le sociologue Claude Grignon à ses collègues. Je vous conseille sur ce sujet, pour y voir plus clair, le livre déjà ancien de Didier et Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale,qui relate ce débat d’alors.

Qu’y a-t-il de commun entre le FN et le RN ? Y a-t-il une rupture, une mutation ?

J’ai évoqué les ressorts, les connivences et circonstances, les interventions constantes de la droite sur la sécurité et l’immigration, qui ont contribué à la montée de l’ audience du Front national.

Un club d’idées a joué un grand rôle dans ce domaine, c’est le club de l’Horloge. Ce club est un laboratoire d’idées, fondé en 1974, regroupant des intellectuels engagés dans les deux grands courants giscardiens et RPR et souhaitant promouvoir une droite de droite. Pendant vingt ans, ils ont par leurs écrits sur le colonialisme, l’immigration, notre passé national, nourri tout ce que la France comptait comme réactionnaires.

À partir de la fin des années 1980, une partie de ces gens s’inscrit au Front national. Leur ligne est l’union des droites. Bruno Mégret, ancien membre du comité central du RPR, haut fonctionnaire, devient le numéro deux du Front national et le coordinateur du mouvement en Provence Alpes Côte d’Azur. Mégret a-t-il été trop gênant pour les plus identitaires du Front ? Lui-même a-t-il trouvé trop improductives les provocations répétées d’un Jean-Marie Le Pen qui n’avait plus besoin de tous ses excès pour marquer sa différence ? En tout cas, Le Pen exclut Mégret en 1998. La crise fut profonde puisqu’on estime que 60% des cadres du mouvement soutenaient le félon. Électoralement, Le Pen a eu le dernier mot, mais le Front national a bien mis quinze ans pour retrouver une ligne politique conquérante.

Même si Marine Le Pen et Bardella se gardent d’y faire référence, ils sont bien les enfants de Mégret et des théoriciens du club de l’Horloge.

Je pense que tous ces gens ont le même fond. Il n’y a pas de rupture. De nombreux livres argumentent dans ce sens. Que ce soit Nana Mayer, Frédérique Matonti ou Valérie Igounet, chacune s’accorde à penser que le stratégie de dédiabolisation, le plus souvent attribuée à l’arrivée de Marine le Pen à la tête de ce parti, n’est en rien un phénomène nouveau. Dès le départ, ce parti a incarné et incarne toujours cette volonté de normaliser les idées d’extrême droite, c’est à dire de les ajuster aux règles institutionnelles en vigueur, tout en activant, avec régularité, des marqueurs de radicalité afin de conserver une image de parti protestataire et antisystème.

Quels enseignements généraux tirer de ce vote d’avril 2002 ? Quelles en furent les conséquences dans la vie politique ?

En premier lieu, c’est le signe de l’affaiblissement des deux grandes formations politiques qui se sont partagées le pouvoir depuis le début de la 5ème République, affaiblissement qui connaîtra quelques soubresauts, mais s’avèrera profond. Avril 2002 est la première alerte.

Ensuite, la présence de Le Pen au second tour est une surprise mais ce n’est pas une envolée au regard de ses scores précédents. Il gagne 1,86% sur la présidentielle de 1995 et son gain n’est que de 230 000 voix. Et il le fait dans un scrutin quelque peu atone. Ce premier tour ne fut pas mobilisateur. La participation la plus basse à une compétition présidentielle était jusqu’alors celle de 1995 avec 78,38%. En 2002 seuls 71,60% d’électeurs se déplacent. Chirac et Bayrou, les deux champions de la droite classique perdent 4,4 millions de voix sur le tandem Chirac-Balladur de 1995.

Que traduit le score de l’extrême droite ? Une consolidation de son emprise sur une partie de l’électorat et en même temps une période de transition. Oui, une consolidation que nous n’avions pas vu venir. Nous nous bercions, comme la majorité des responsables politiques, de quelques illusions sur un décrochage lepéniste que nous pensions profond. La France de 1998 baigne dans le mythe « Blacks-Blancs-Beurs » du Mondial de foot. Nous avons cru Le Pen démonétisé avec ses déclarations inouïes sur les joueurs noirs de l’équipe de France. Mais le rêve de la France multiculturelle n’était bien qu’un rêve.

Mais c’est aussi un moment de transition. Ayons à l’esprit ce qui s’est déroulé dans l’immédiat après-premier tour. Les mobilisations populaires en réponse à la présence de Le Pen sont massives. Le 5 mai, 3,4 millions d’électeurs supplémentaires viennent voter et Le Pen stagne à 17.79% des suffrages exprimés. Le sursaut démocratique efface la gifle du premier tour. Je crois que c’est finalement ce qui a dominé dans les lendemains de cette élection.

Quelles leçons auraient dû être tirées pour rejeter l’extrême droite ? N’était-ce pas le moment de faire progresser la mobilisation citoyenne dans le pays ? De s’attaquer aux racines des politiques ayant favorisé les avancées du lepénisme ? Ce sont des questions qui alors viennent. Le Pen malgré sa deuxième place du 21 avril est en fin de compte fragilisé. Ses cadres sont sonnés par le second tour. Certes le Front n’avait jamais été aussi haut mais l’aversion envers son leader est considérable. On peut voter FN mais on ne le dit pas. Nous ne sommes pas dans la situation d’aujourd’hui. Des villes moyennes, des bourgs, donnent des voix, et en nombre important à cette formation, mais ses électeurs ne font pas encore société entre gens opérant le même choix. Les électeurs du FN n’assument pas encore publiquement leur choix. Le « ici, on vote Rassemblement national » ou « ici on est pour Marine », lancé en défi aux racisés, à la gauche, aux intellectuels, aux artistes, aux gens de la capitale, qu’on peut entendre de nos jours, n’est pas encore à l’ordre du jour. Les résultats de ce second tour étaient formidables.

Malheureusement nombre de commentateurs en ont tiré comme conclusion que l’extrême-droite serait confrontée fatalement, quelles que soient les circonstances, à un plafond de verre électoral, qu’un front républicain, à l’image de celui du 5 mai, prendrait toujours le dessus sur une aventure fascisante. Et pire, il n’a pas manqué d’hommes politiques, l’actuel hôte de l’Élysée en tête, pour agiter à satiété l’épouvantail et en faire le meilleur des opposants pour conserver le pouvoir. C’est aussi malheureusement un des résultats d’un 5 mai détourné de son sens démocratique. 

J’ai parlé d’un affaiblissement de la droite classique lors du vote du 21 avril. J’admets que cela peut sembler curieux. Jacques Chirac est élu quinze jours plus tard mais jamais depuis le début de la 5ème République, la droite n’avait été aussi faible. C’est cette dégringolade qui nourrit l’extrême droite. La réponse présidentielle qui installe, sans ligne définie, Raffarin à Matignon, est à l’évidence à côté de la plaque. Sarkozy en prendra la mesure. Face à un Le Pen ayant en grande partie perdu sa boussole, Sarkozy intègre à son logiciel idéologique tous les thèmes éculés de l’identité et de la sécurité, s’entoure d’idéologues qui ont flirté avec l’extrême droite (Buisson était un pilier du club de l’Horloge) et se fixe l’objectif de récupérer l’électorat de droite parti vers l’extrême droite ou vers l’abstention. Son pari en 2007 est réussi. Il fait un bond de 11,30% sur Chirac. C’est énorme. La droite pense avoir retrouvé ses couleurs au détriment de l’extrême droite. Vous connaissez la suite.

Enfin, j’en viens à la gauche. Comment se comporte-t-elle le 21 avril ? Est-ce une Bérézina ? Avec 8 candidats si j’inclus la centriste de gauche Corinne Lepage, la gauche globalement atteint 39,44%. Elle est donc loin d’être hors-jeu. Il y a deux grands perdants. Le résultat est cruel pour le parti socialiste avec ses 16,18%. Je pense que le divorce profond d’une partie de l’opinion de gauche avec la culture gouvernementale socialiste date de 2002. Jospin perd en tout cas plus de 7% sur ce qu’il avait obtenu sept ans plus tôt. Sa conclusion est que la division lui coûte l’Élysée. À aucun moment, même aujourd’hui,  il n’évoque que sa politique pourrait y être pour quelque chose.

Le Parti communiste n’est guère plus brillant. La mutation qu’il s’était promis de conduire au milieu des années 1990, prometteuse par bien de ses aspects, demeurait peu lisible. Mais je n’en dis pas plus, je serais sur le sujet intarissable. Robert Hue, son secrétaire général et candidat, perd plus de 60% de son électorat de 1995 et 1,670 million de voix. Certains à gauche s’en sortent mieux. Chevènement avec son discours « républicain »réalise 5,33%, Noël Mamère, ne souffre pas trop de la participation de ses amis au gouvernement et atteint 5,25% et, il y a ceux à gauche qui s’en sortent même bien mieux. Les trois candidats des trois familles trotskystes obtiennent ensemble 10,44% des suffrages. C’est un peu du jamais vu.  Leur électorat pèse pour près de 28% dans le score global de la gauche.

Je reviens quelques années plus tôt. J’ai évoqué une situation prometteuse pour la gauche au mitan de la décennie des années 1990. Si la gauche plurielle gouvernementale est fin 1996 une construction de sommet, une soif de nouveautés émergeait aux marges des partis. Très vite après son accession au pouvoir en 1995, Chirac fut confronté à un mouvement social fort et dynamique. Le choix chiraquien d’entamer une réforme des retraites en misant sur une division des salariés, s’était heurté à une forte mobilisation. La CGT s’était dotée d’un nouveau leader médiatique. Les prises de parole et l’engagement de Pierre Bourdieu auprès des cheminots qui eurent un fort écho, commencèrent à faire école.

Aux interventions musclées du ministère de l’Intérieur contre les travailleurs immigrés privés de papiers, répondent des occupations d’églises transformées en lieux de protection. La reconnaissance d’un droit de vote pour les résidents étrangers sortait des cercles étroits où elle était jusqu’alors confinée. Le DAL (l’association pour le droit au logement) se crée et en un temps record rassemble des milliers d’adhérents. Les tentatives d’une construction politique tissant des liens de terrain se font jour. Il y a, au moins parmi les cadres militants, le désir de ne pas reproduire la dernière décennie. Une certaine radicalité s’exprime.

 Je crois que c’est ce souhait de nouveauté et d’une plus grande radicalité, qu’on retrouve en avril 2002 dans les voix d’extrême gauche, dans les doutes qui ont conduit à une dispersion des suffrages et dans le mécontentement de gauche qui a engendré un surplus d’abstentionnistes. Il aura ses effets dans les années qui suivirent. Ce souhait de nouveau s’était à l’évidence affaibli à l’épreuve de la gauche au pouvoir. Mais il n’était pas mort pour autant.

L’élection de Chirac provoque des élections législatives calamiteuses pour la gauche. Le couplage présidentielles et législatives ne lui laisse aucune chance, mais la combativité et l’espérance à gauche subsistent. Comment comprendre sans cela la vie politique et sociale des années qui suivirent 2002, qui ne furent en rien des années d’abattement. Dès 2003, Raffarin et Fillon affrontent une forte mobilisation des salariés contre leur projet de retraite. En 2004, de premières configurations politiques s’expriment lors d’élections régionales et préfigurent le futur Front de gauche. En 2005, un exceptionnel mouvement unitaire met en minorité au référendum le projet de traité constitutionnel européen. Et en 2006, la colère de la jeunesse vient à bout du CPE. L’esprit qui avait condamné Le Pen à plafonner au second tour des présidentielles n’était pas à l’évidence une mobilisation fade.


* Militant communiste, Michel Duffour a été conseiller général des Hauts-de-Seine, sénateur et secrétaire d’État chargé du patrimoine et de la décentralisation culturelle de 2000 à 2002.

Image d’illustration : « Protest against Le Pen, France, 2002. », photographie du 27 avril 2002 par Kilobug (CC BY-SA 3.0)


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