ÉDITO. Attal/Barnier, un été au cœur de la crise de régime


Par Hugo P.

Quel été !

Repassons rapidement la séquence débutée au début du mois de juin.

9 juin : le résultat des élections européennes. Le prolétariat progressiste s’abstient largement ; comme souvent, il ne voit pas ce qu’il y a à gagner dans ce genre d’élections. De plus, l’échec de la lutte contre la réforme des retraites et l’éclatement de la NUPES l’a démoralisé. La propagande féroce visant à intimider les soutiens de la cause palestinienne a également fait son office. L’élection se joue donc à droite. Le parti de Macron, profondément décrédibilisé, a perdu la confiance des catégories aisées et arrive second. Le RN apparaît comme un recours et fait la course en tête. Présenté tout au long de la campagne comme “le parti du peuple”, bénéficiant de la sympathie des télévisions nationales, son programme raciste agglomère une partie de l’appareil d’État, l’essentiel du petit patronat, et les franges des classes populaires que ce dernier influence directement.

À gauche, le courant le plus bourgeois bénéficie de de la démobilisation populaire et sort en tête, avec Glucksmann. La FI est derrière. Elle tire la gauche radicale et rassemble un noyau déterminé à défendre les droits du peuple palestinien. C’est peu, mais par rapport à 2019, c’est un progrès (près d’un million de voix supplémentaires).

Macron saisit l’opportunité. Les classes populaires sont assommées, le leadership de la gauche radicale sur la gauche est contesté par les sociaux-libéraux, le RN est en dynamique : c’est le moment. Il dissout l’Assemblée Nationale en espérant qu’une majorité frontiste lui permettra de nommer Bardella Premier ministre. De cette manière, il pourrait l’utiliser pour sauter à la gorge du mouvement social et de la gauche parlementaire, tout en l’éreintant avant 2027.

Dommage : un grain de sable est venu enrayer la mécanique. Depuis 2022, avec la NUPES, le peuple de gauche sait que l’union est possible aux élections législatives. Une pression insoutenable s’abat immédiatement sur EELV, la FI, le PCF et le PS. En 48h, l’alliance est scellée et se baptise Nouveau Front Populaire. Elle aboutit, en fin de semaine, sur un programme partagé et une liste de candidatures communes dans toutes les circonscriptions.

La FI est relativement isolée. Elle fait l’objet de l’hostilité des autres partis, moindre chez EELV, dont la base sociale se sent solidaire de la base insoumise. Elle paie aussi le prix de son organisation tribunitienne ; si elle atteint une audience maximum lors de certaines élections, elle a peu de points d’appuis dans les corps organisés du pays (vie syndicale, vie municipale, vie associative). Les socialistes, de leur côté, sont en position de force ; ils tirent le programme à droite et obtiennent une centaine de circonscriptions supplémentaires par rapport à 2022. Ils présentent des chefs d’entreprise et des politiciens connus pour leur engagement libéral, comme Aurélien Rousseau et François Hollande.

La macronie et les éditorialistes bourgeois sont furieux : ils croyaient avoir rendu l’union de la gauche impossible en répétant partout que la FI est antisémite. En réalité, bien qu’une poignée de dirigeants (Guedj, Deffontaines) se soient ralliés à cette idée, le peuple de gauche n’y a pas cru une seconde. La bourgeoisie, comme souvent, avait sous-estimé la conscience de classe des Français.

Le monde associatif s’en mêle, la CGT rejoint la bataille, la campagne passe la porte des entreprises et des administrations. Partout, des groupes du NFP se constituent pour appeler à voter, au moins sous la forme de boucles WhatsApp ou Telegram. Après avoir boudé les européennes, les classes populaires se jettent dans les législatives. Toute la période est marquée par une contradiction majeure. D’un côté, une agitation massive s’installe à la base. De l’autre, une poignée de chefs de parti décide à huis-clos (et le plus souvent en atteignant des sommets d’amateurisme) du moindre détail stratégique.

Bien sûr, les libéraux gardent des motifs d’espoir. De l’autre côté, la dynamique RN fonctionne bien, et pénètre en profondeur dans les couches les moins politisées et les plus isolées des classes populaires, plutôt acquises à la droite et à la bourgeoisie. Ces dernières prennent acte du renoncement macroniste et se rangent derrière le brouhaha médiatique : oui, le peuple est frontiste, nous sommes avec Bardella. Au même moment, LR éclate et Ciotti rejoint le RN qui, en échange, s’engage à ne pas toucher à la réforme des retraites, sans que ce revirement n’enraye sa progression (preuve que la revendication de droits sociaux ou de services publics ne compte pas beaucoup dans l’influence lepéniste).

Le premier tour arrive le 30 juin. Le RN sort en tête, le NFP arrive en second, la macronie s’effondre. À ce moment, tout semble joué. Dans tous les territoires où le prolétariat n’a plus d’anticorps contre la propagande réactionnaire, notamment du fait de défaites sociales trop lourdes (cf l’Est sidérurgique ou le Nord minier), la gauche est écrasée. C’est d’autant plus vrai là où la bourgeoisie locale est suffisamment prospère pour avoir un ascendant idéologique incontesté. De ce point de vue, la circonscription de Saint-Amand-Les-Eaux, marquée par l’activité thermale et les casinos, est emblématique. Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, député sortant, est battu dès le premier tour par un candidat frontiste inconnu. Il espérait s’en sortir en s’acquittant régulièrement de “petites phrases” contre la gauche, et notamment contre Mélenchon. De toute évidence, au lieu de calmer l’électorat de droite, cette tactique l’a encouragé.

Immédiatement après le premier tour, la gauche prend une initiative qui change la donne. Elle retire ses candidats arrivés troisièmes et appelle à voter pour les macronistes arrivés en premier ou en second. Le message est clair : le seul véritable rempart contre l’extrême-droite est à gauche, dans les classes populaires.

Dans l’intervalle, la presse régionale, contrairement à la presse nationale, fait son travail et révèle le profil des candidats frontistes. Néo-nazis, repris de justice, racistes avérés… La succession des révélations casse la dynamique du RN. Il cesse de progresser dans un contexte de politisation intense, où des millions de gens sortent de l’abstention. De leur côté, les bourgeois qui servent de socle à Macron prennent peur : il n’est plus question de confier leurs intérêts (notamment financiers) à de tels olibrius. Ils décident finalement de se réfugier dans les jupons de la gauche et, par la voix d’Attal, obtiennent le retrait des candidats macronistes arrivés troisièmes. Les grands médias balbutient, oscillant entre le barrage contre le RN et le barrage contre la gauche.

Ce renversement rapide dans l’opinion libérale change la situation et permet de démentir les sondages, incroyablement complaisants pour le RN. Le 7 juillet, c’est le Nouveau Front Populaire qui arrive en tête du second tour. Bien qu’il n’ait pas de majorité absolue, il obtient le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée Nationale, qui est divisée en trois blocs. Les oracles qui décrivaient une ruralité française entièrement acquise à l’extrême-droite en sont pour leurs frais. Bien sûr, elle progresse, mais elle se heurte aussi à des murs. Exemple parmi d’autres, la première circonscription viticole de France (la 12ème de la Gironde) passe à gauche. Plus généralement, ces quelques semaines ont permis à des masses considérables de s’éveiller à la vie politique. On lit, on débat, on se questionne, bref, on sort de l’indifférence. À la fin, la gauche rassembla 3 millions de personnes de plus qu’en 2022.

Le RN enrage. Macron ne dit rien. Les JO approchent. Le mythe de “l’arc républicain”, c’est-à-dire des valeurs démocratiques partagées avec LR et Renaissance, est encore bien installé à gauche (la réforme des retraites et la loi immigration auraient pourtant dû nous vacciner). De fait, les chefs de parti s’imaginent qu’il leur suffit de proposer un nom pour que Macron le hisse à la primature : les élections ne sont-elles pas faites pour permettre la transmission pacifique du pouvoir ?

À ce stade, les classes populaires estiment la bataille finie et se préparent aux vacances. Elles regardent ailleurs. Quelle erreur ! L’aile modérée et l’aile libérale de l’alliance en profitent pour gagner des positions.

On négocie au sein du NFP. Chacun propose son chef de parti : rien n’avance. Roussel finit par suggérer le nom d’Huguette Bello. Les insoumis sont d’accord. Est-ce la solution ? Les écologistes, qui jouent constamment sur plusieurs tableaux, ne disent rien. Les socialistes finissent par bloquer, Bello est trop à gauche.

Faure est sur un fil. Il veut rester central dans l’union de la gauche sans pour autant rompre avec l’aile droite du PS (Mayer-Rossignol, Delga, Geoffroy…), plus directement liée aux secteurs de la haute fonction publique et des couches dirigeantes du tertiaire. Il propose la candidature de Laurence Tubiana à la place. Cette dernière, quelques jours auparavant, appelait à des compromis avec les macronistes : cela suffit pour que LFI rejette cette proposition. Le PCF, lui, soutient. Roussel est sans doute encore sonné par le bilan de la dernière période et les défaites subies aux européennes comme aux législatives. Il n’ose plus contredire personne. Tondelier, à nouveau, reste prudente. La situation est bloquée.

Vient l’élection du perchoir, le 18 juillet. LFI exige que la présentation d’une candidature commune soit mise au premier plan des discussions du NFP. Le communiste André Chassaigne porte les couleurs de l’alliance. Il rate le scrutin à quelques voix près, celles de ministres démissionnaires dont la participation au vote est constitutionnellement douteuse. L’événement donne un indice sur l’état d’esprit des libéraux : ils ne cèderont pas la place. Braun-Pivet prend la présidence, mais un vote tardif (les députés macronistes sont partis dormir !) permet au NFP d’obtenir une majorité au bureau de l’assemblée. Les institutions sont tellement fragilisées que leur fonctionnement dépend désormais de retournements accidentels de ce genre.

Rapprochés par cette bataille commune, les partis du NFP s’entendent sur une candidature à la primature : c’est Lucie Castets, directrice des finances de la ville de Paris et initiatrice du collectif Nos Services Publics. Castets joue bien son rôle et se montre loyale envers toutes les composantes de l’alliance. Son profil “techno” est pensé pour que Macron ne puisse pas refuser de la nommer. Bien sûr, il refuse quand même (et décrète une trêve olympique) : la politesse est bien la dernière de ses préoccupations. Nous sommes le 23 juillet. Les classes populaires, à l’écart du débat depuis le début du mois, pas spécialement en phase avec ce genre de personnalité, n’interviennent pas.

Les JO commencent le 26 juillet. Paris est vide, la cérémonie d’ouverture est bien faite, les athlètes français ont de bonnes performances, l’organisation tient le coup. Pendant quelques semaines, on oublie la lutte des classes. Plusieurs personnalités macronistes se prennent à rêver : il faudrait que cette ambiance dure toujours ! Hélas, même les meilleures choses ont une fin.

Les JO se terminent le 11 août. Macron, visiblement, n’a pas mis cette période à profit pour trouver un premier-ministrable. Dans l’intervalle, c’est le gouvernement démissionnaire qui administre le pays. Ce dernier n’est plus responsable devant le parlement depuis plus d’un mois (finalement, il aura fallu attendre deux mois) ; une première dans l’histoire du régime, signe de sa crise avancée.

Le président élimine l’option Castets le 23 août, pourtant la seule qui aurait permis de stabiliser la situation politique après le naufrage de la dissolution. C’est contre-productif, mais les marchés financiers sont affamés, et Macron sait qu’il a été élu pour les nourrir. Le MEDEF le soutient bruyamment. Il enchaîne les huis-clos élyséens pour trouver un candidat susceptible de construire une majorité, soit un bloc libéral étendu à l’aile droite du PS et à LR, soit une coalition des droites de Renaissance au RN. Rien ne marche, il y a toujours un couac.

Voilà la situation que les gens retrouvent au retour des vacances. Le 2 septembre, la rentrée scolaire a lieu dans ce climat crépusculaire. Chacun mesure bien que la classe dominante ne parvient plus à gouverner, et qu’il faut la renverser, car elle ne rendra pas le pouvoir démocratiquement. La proposition de destitution de Macron, ainsi que la censure du nouveau gouvernement, peuvent aider à matérialiser cette exigence.

Hélas, une partie des chefs de la gauche a pris le chemin inverse. En s’enfermant dans un tête-à-tête avec Macron, ils ont perdu les véritables rapports de force de vue. Le peuple de gauche est fort lorsqu’il entre en mouvement et qu’il intervient collectivement dans le débat public. Mais lorsqu’un, deux, trois ou quatre politiciens sont seuls face au monarque présidentiel, ils deviennent minuscules, très faibles et très fragiles. De fait, ceux qui ont cru à ces conciliabules élyséens coupés des masses ont rapidement cédé sous la pression. Roussel, après son passage à l’université d’été du MEDEF le 26 août, annonçait renoncer à défendre le programme du NFP en totalité (RTL, le 4 septembre) ; il ne mentionnait plus que la réforme des retraites et les salaires. Il annonce également qu’il ne signera pas la motion de destitution de Macron, bien qu’il prévoie de censurer Barnier. Faure, pris en tenaille entre Macron et l’aile droite de son parti, adopte une position comparable.

C’est pourtant l’inverse qu’il aurait fallu faire ; prendre appui sur le programme du NFP pour viser plus haut, et non plus bas. Augmenter les salaires, organiser la transition écologique ? Cela requiert de prendre le contrôle sur l’économie, d’exproprier les possédants. Une 6e République véritablement démocratique ? Cela requiert de briser le poids des lobbys et de l’arbitraire qui se sont enkystés à chaque étage de l’appareil d’État. Seul le changement est crédible. Les renoncements ne nourrissent que la démobilisation et le sentiment qu’il n’y a rien à attendre de l’action collective.

Le 5 septembre, Macron annonce sa décision : il tente la coalition des droites avec Michel Barnier, qui a commencé sa carrière politique sous Georges Pompidou, en 1973. Quel aveu ! L’avenir n’appartient pas à la classe dominante et elle le sait. Sera-t-il censuré ? Parviendra-t-il à gouverner ? Il n’est pas certain que les différents partis de la bourgeoisie auront la présence d’esprit d’enterrer la hache de guerre et de se rassembler autour de leur plus petit dénominateur commun. La seule certitude est que le nouveau gouvernement sera d’emblée dans une situation difficile. La gauche et les classes populaires ont intérêt à l’attaquer frontalement pour le réduire à l’impuissance.

La manifestation du 7 septembre, à l’appel d’organisations de jeunesse et de partis du NFP (FI, PCF, Les écologistes), et la journée d’action du 1 octobre, à l’appel de la CGT, peuvent être des moments utiles dans cette bataille. Cependant, rien ne sera possible tant que le peuple n’aura pas décidé de prendre ses affaires en main.

Dans l’intervalle, il faut le convaincre qu’il en est capable, et qu’il sera meilleur, bien meilleur que la classe dominante pour diriger le pays. Il s’agit de promouvoir sa capacité à administrer et à porter les préoccupations universelles du genre humain, mais pas seulement. Une telle perspective implique de garder la main sur les constructions politiques, de ne pas laisser les élus ou les chefs de parti seuls au gouvernail. Elle implique aussi de s’assembler, suivant des modalités qui ne sont jamais écrites à l’avance : AG syndicale, rendez-vous sur les ronds-points, occupation des places, tout est possible.

Le pays est une poudrière. Nul ne sait d’où viendra l’étincelle ; cela partira peut-être d’une violence policière, d’un acte d’arbitraire patronal (par exemple, à l’occasion des NAO), d’une hausse des prix, d’un service public sous-dimensionné… La lutte revient toujours. Elle balaiera les acrobaties présidentielles comme la marée balaie les châteaux de sable.


Image d’illustration : « Mr Barnier contemplating his answers during the hearing », photographie du 13 janvier 2009 par European Parliament (CC BY-NC-ND 2.0)


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