Montée de l’extrême-droite. Quelles réponses ?


Par Patrick Le Hyaric.

Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 16 au 18 août 2024.

Répondre à la question ici posée n’est pas chose facile. Cela revient à mon sens à travailler des enjeux politiques, idéologiques, culturels. Elle fait aussi appel aux imaginaires et à la psyché des sympathisants du RN/FN. Elle ne peut se traiter sans porter attention et mener des combats pour une information pluraliste. On mesure à quel point les détenteurs du capital ont investi toutes ces dernières années dans d’importants moyens de communication et d’information. Une kyrielle de revues a été créée ces dix dernières années, les plus grands capitalistes du monde comme Elon Musk, ou Bolloré dispose d’énormes moyens et un homme d’affaires comme  Édouard Stérin cherche à acquérir des journaux, dont Marianne et se propose de consacrer 150 millions d’euros dans la formation de militants d’extrême-droite et dans le projet de fusions des droite et extrême-droite.

Elle nécessite aussi dans les cercles progressistes un nouveau travail d’explications, de reconstruction de repères démocratiques, laïques, républicains, progressistes. Par exemple, « l’anti-mondialisme » n’est pas un anticapitalisme. Il n’y a pas un « choc des civilisations » ou de « guerre de civilisations », des cultures, des identités nationales, mais une lutte de classes à l’échelle internationale. Il n’y a pas de « grand remplacement », mais un monde qui bouge, des migrations, des mélanges de culture. La laïcité n’est pas le rejet d’autres religions que la religion majoritaire, ou le rejet des signes d’une autre culture dans l’espace public. Elle est la garantie de la liberté, la défense des minorités.

Ne laissons pas non plus passer l’idée que le RN/FN serait dans le camp républicain. La citoyenneté est républicaine et civique, et non le produit d’un contrat social et de l’adhésion à certaines valeurs, ou acquise par héritage biologique. La définition d’une France définie par le droit du sang relève d’une logique racialiste. Le concept de « priorité nationale » qui remplace la « préférence nationale » est totalement contradictoire avec la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, et les Constitutions de 1946 et 1958 qui garantissent le principe d’égalité. Il convient de revenir sur l’idée que la formation des nations n’est pas un processus excluant. Au contraire, la nation est une entité inclusive. La France, pays d’immigration sur longue durée, est une nation-monde sans cesse réinventée, enrichie par et dans un mouvement permanent du dehors, du lointain qui la métisse, la créolise. Cette démonstration a été encore plus visible que jamais à l’occasion des Jeux olympiques.

La grande question qui nous est posée est donc de créer les conditions pour que le peuple bâtisse un projet global, économique, social, culturel, démocratique contre l’enfermement des individus dans des catégories ethniques ou religieuses. Elle ne peut être dissociée, je crois, de l’état de développement des contradictions du capitalisme mondialisé et financiarisé.

Plus que jamais ce système a besoin de se doter de puissants moyens pour une bataille idéologique et culturelle, permettant de détourner les protestations et les colères vers autre chose que lui-même. Nouveauté par rapport à la période des années 1990, le capital considère qu’il n’a plus aucune marge pour maintenir un compromis Capital/Travail, le capitalisme s’attache donc à diviser et surtout à mettre en échec les luttes populaires tout en militarisant les sociétés (cf. le référendum de 2005 ou la contre-réformes des retraites).

Le rejet du système n’a jamais conduit automatiquement à des choix progressistes. Le rejet des politiques ultra-libérales européennes a été détourné dans le Brexit au Royaume-Uni, et par la montée dans toute l’Europe des extrêmes, jusqu’en alliance avec des forces de droite ou même social-libérales. Le rejet de la contre-réforme des retraites n’a pas conduit à un progrès substantiel de la gauche, même si les syndicats ont trouvé une nouvelle crédibilité. La crise financière et sociale en Argentine a produit Milei. L’alternance sans véritable alternative aux États-Unis a produit Trump et une société de plus en plus fracturée.

La formule désormais la plus répandue « nous allons dans le mur » résume de fait que les emballements de l’histoire échappent au plus grand nombre en même temps que les vies se dégradent : l’industrie s’en va, les campagnes se désertifient, et les services publics sont soient déshumanisés, soit fermés, l’avenir est toujours plus incertain, assombri par les dérèglements climatiques et les guerres. L’immense majorité de nos concitoyens considèrent à juste titre qu’ils ont de moins en moins la maîtrise de tout cela. Ils vivent tout cela comme une dépossession de leur vie. Une perte de souveraineté sur leur vie comme sur le pays. C’est d’autant plus efficace, que quoi qu’on vote, c’est toujours la même politique qui s’applique et qu’au travail, le travailleur n’est plus citoyen, mais vendeur de sa force de travail sans considérations et sans souveraineté sur la production.

C’est un autre nom de l’aliénation au sens marxien. L’aliénation est à la fois plongée dans la souffrance et maintien dans l’inconscience et dans l’impuissance, qui alimente les faux-semblants idéologiques. Elle est frustration, mais aussi illusion de solutions simplistes et redouble donc l’impuissance sociale. L’aliénation ne se réduit pas à l’existence de rapports sociaux d’exploitation, elle est au-delà selon la formule de Marx « le clivage généralisé entre les individus et leur rapport devenus de ce fait des puissances sociales incontrôlablement autonomes« , « l’autonomisation des rapports sociaux qui privent les personnes de leur maîtrise d’elle-même un phénomène social total« .

On ne peut penser et surtout combattre les mots, les idées, les projets des extrêmes-droites sans faire un détour par ce concept et proposer de reconstruire de solides repères. Cela se fait dans le débat et les combats progressistes et dans l’expérimentation de formes nouvelles d’action et de construction de projets qui contredisent l’aliénation. Le syndicalisme, le mouvement associatif progressiste et humaniste, une partie du monde intellectuel et de la culture, la relance d’actions pour l’éducation populaire y aideront.

Penser l’aliénation et ses conséquences, c’est aussi chercher comment en sortir, autrement dit inventer un projet d’émancipation. C’est d’autant plus important que les contradictions que le capitalisme impose aux sociétés et aux citoyens constituent des facteurs objectifs de repli sur soi, de ressentiments, de recherche de protection et de souveraineté alors que nous vivons dans une crise de sens généralisée, que l’éducation, la santé, le travail, la production agricole connaissent une crise de sens.

Contradictions et crises du capitalisme nourrissent un imaginaire de l’impuissance et de la conservation

L’une des nouveautés des crises en cours, est que ce que l’on appelle le « bloc bourgeois » qui a mené le capitalisme a cet état de crise, est de plus en plus sous pression dans le cadre d’une véritable guerre intra-capitaliste et intra-impérialiste. Autrement dit ce que l’on pourrait appeler « la gestion libérale » du capitalisme a conduit le capitalisme dans la phase que nous connaissons à camoufler les inégalités de plus en plus importantes entre les détendeurs des moyens de production par l’organisation des contradictions, des divisions des travailleurs eux-mêmes sur un « marché du travail ». C’est le sens de la destruction des droits des travailleurs pour cette mise en concurrence accentuée. Travailleurs au statut et ceux qui ne le sont pas, contrats à durée déterminée, travailleurs dit nationaux et ceux qui ne le sont pas… Autrement dit, empêcher le glissement progressif en cours depuis des années est un combat de premier ordre pour reconstruire des solidarités au travail, des solidarités entre travailleurs et faire reculer le RN/FN dont la propagande capte les mécontentements ainsi générés, mais pour les faire perdurer.

Le système sait qu’il est majoritairement contesté. Pour perdurer, il a besoin de présenter des forces qui en apparence assureraient une gestion non-libérale (discours sur l’anti-mondialisme) du système, combinant autoritarisme, gestion militarisée et ethnicisée de l’économie. Les mots les plus utilisés dans les discours de l’extrême droite sont « la restauration », « rétablir l’ordre » ou « rendre à La France sa puissance ».

L’interdépendance des crises du capitalisme

La stagnation économique depuis le choc de la crise de 2008, puis le Covid, la longue période de guerre au proche et Moyen-Orient et maintenant sur le sol européen, la crise du travail avec la transformation du chômage en précarité ou en emploi ubérisé ou autoentrepreneur, la destruction environnementale… tout cela n’a aucune solution dans le cadre du système.

Les citoyens le sentent plus ou moins confusément, mais ne croisent pas majoritairement de projets progressistes permettant de résoudre en même temps la crise anthropologique et la crise environnementale, de projets combinant progrès social, progrès démocratique, progrès écologique. Les effets de cette réalité sont d’autant plus redoutables que d’une part gauche et droite sont perçues comme ayant participé à l’explosion des inégalités, aux souffrances et que d’autre part, le grand système de propagande oblige les gens à raisonner dans le cadre de ce système. Cela donne prise à l’argument fallacieux selon lequel je cite : « on les a tous essayé », sauf le FN/RN.

Le but est surtout de ne pas mettre en cause le système, et de trouver des boucs émissaires chez son voisin de misère, ou chez celles et ceux qui appellent d’urgence à une transformation écologique.

Le ralentissement de la croissance et de la productivité provoque des turbulences sur le travail – nombre de personnes au travail, qualité de l’emploi et du travail, sens du travail. La croissance du chômage est remplacée par la précarisation du travail, le sous-emploi, l’ubérisation et de la perte de droits sociaux (réforme du droit du travail, assurances chômage, retraites) pour maintenir un effet disciplinaire sur le monde du travail, afin de maintenir le taux de profit. En retour, cette pression sur le travail réduit la consommation et le bien-être. Toute pression des travailleurs pour se défendre, en réclamant des augmentations de salaire ou l’amélioration de leur sort met une pression supplémentaire contre la volonté d’accumulation du capital.  

Les travailleurs soumis à cette pression comme travailleurs et comme consommateurs ne sont pas enclins à réaliser des efforts pour contribuer à la lutte contre la crise environnementale. Ainsi les demandes de conserver les activités extractives, les industries chimiques ou pour les paysans le refus de s’engager dans d’autres modes de production ou même de modifier un mode de vie déjà mis sous pression par le capital, ouvrent la voie aux forces réactionnaires et d’extrême-droite autour du thème de l’écologie punitive. On a vu comment Bardella s’en est servi durant la campagne des européennes : rejet de toutes taxes vertes, rejet du pacte vert européen, des restrictions de certaines consommations, défense de l’usage de l’automobile.  

Ceci fonctionne d’autant plus facilement que l’aménagement ou le déménagement du territoire, le prix des loyers obligent les salariés à travailler dans des zones ou souvent, ils dépendent de l’automobile. L’extrême-droite travaille ce terrain en se faisant le défenseur de celles et ceux qui souffriraient encore plus avec un projet de transformation écologique. Dans ces conditions, les besoins des travailleurs définis par le capitalisme sont contradictoires avec les nécessités d’apporter des réponses à la crise écologique.  

De même, pour combattre la stagnation économique, les forces du capital cherchent de nouveaux marchés avec les traités de libre-échange et s’assurent de bénéficier d’énergies et de matières premières à bas prix. Ainsi, une bataille est menée sur la nécessité d’une plus grande exploitation de la nature au nom de la défense de l’emploi. La relance de l’extractivisme et de la fausse solution dite de « croissance verte » dès lors qu’elle n’associe pas les travailleurs des usines et des champs, qu’elle leur ôte leur souveraineté sur la production et leur travail ouvre la voie aux solutions simplistes que défend l’extrême-droite.

L’exemple des véhicules électriques pour la décarbonation est éloquent. 30% des émissions de gaz à effet de serre sont dues aux transports. La voiture électrique est présentée comme étant censée apporter une partie de solutions à la crise écologique. Elle accélère donc la demande de matières premières destructrices de la nature et exploiteuse du travail y compris des enfants. En même temps, les capitalistes développent contre le transport de marchandises par rail le transport routier, ainsi qu’une propagande pour la défense des écosystèmes par la financiarisation et la marchandisation de la biosphère discutés dans les récents sommets internationaux. La crise écologique n’en est que plus profonde.

Mais cette impossibilité, d’apporter des solutions à la crise écologique a des conséquences sur les autres crises. La dégradation du climat rend plus difficile le fonctionnement normal de l’économie et vient frapper directement les populations et leurs conditions de vie. (Ex : paysans, inondations, incendies) Cela augmente encore les peurs d’un monde de plus en plus instable et donne du grain à moudre aux extrêmes droites ; (voir le score des verts lors des dernières Européennes). La crise du travail est liée à la catastrophe environnementale en cours parce que la course à la croissance et la relance de la productivité crée forcément une compulsion à dominer la nature et l’aliénation des travailleurs.

On peut dire que les trois pôles de la crise sont interdépendants. On ne peut pas apporter de réponses à l’une sans générer de nouvelles contradictions sur d’autres crises.

En théorie, développer l’industrie des panneaux solaires, celle des véhicules électriques, des pompes à chaleur doit générer de la croissance et amoindrir la crise écologique. Comme ce sont des industries sur-subventionnées, cela crée des surcapacités et à terme des problèmes de profitabilité. Dans un contexte où les régimes d’austérité dont une partie découlent des subventions publiques au capital privé (tout en lui permettant de bénéficier de la recherche publique) et les pressions sur les revenus des consommateurs, ne peut que rencontrer la résistance des populations liée au prix élevé, aux habitudes alors même que ces industries demandent d’extraire plus de matières premières du sous-sol souvent aux conditions terribles d’exploitation des travailleurs et parfois des enfants.

Par exemple, le coût du véhicule électrique, pèse sur la vie et la conscience du monde du travail tout en générant des milliers de suppressions d’emplois. Cela parait irrationnel, insensé et nourrit de nouvelles peurs sur lesquels s’est appuyé Bardella durant les campagnes des élections européennes puis législatives. Ceci a été préparé par le rejet du pacte vert européen en novembre et décembre dernier, puis par le détournement des revendications paysannes de décembre et janvier dernier dans toute l’Europe et la date obligatoire de changement des véhicules thermiques par des véhicules électriques d’ici 2035.

Si on ne mène pas la bataille contre l’idée que l’être humain et la nature ne peuvent plus être envisagés comme simple supplétif du capital en valorisant, en montrant une autre cohérence conjuguant efficacité économique, efficacité sociale, efficacité écologique, ce sont les solutions d’extrême droite qui triompheront au plus grand malheur des travailleurs de toute catégorie et de la vie sur la planète.

Depuis la crise financière de 2008 et maintenant les projets de soutien à « la croissance verte » (capitalisme vert), les États interviennent de manière forte en faveur des grandes entreprises. À la différence de la période dite des Trente glorieuses, ces interventions ne se font plus au bénéfice du monde du travail dans le cadre d’un compromis capital/travail. Pour cela, la bourgeoisie a besoin de forces politiques permettant d’aller encore plus loin, pour assurer la discipline du monde du travail avec la suspension des droits et le refus d’augmenter la rémunération du travail.

Les détenteurs des moyens de production considèrent de plus en plus que nous sommes entrés dans une période où le monde devient de plus en plus ingouvernable par les moyens libéraux. C’est en ce sens que le capital a besoin désormais d’une béquille politique avec l’extrême-droite qui disciplinera le monde du travail et de la création en faisant croire aux pauvres que le responsable de leur situation est celui qui est plus pauvre qu’eux.

Les puissances d’argent ont besoin de passer à une nouvelle phase de destruction de tous les conquis de la Libération. Jusque-là des gouvernements de droite et macroniste n’ont pas pu aller totalement au bout de leur projet comme par exemple la destruction totale du statut de la fonction publique ou de la Sécurité sociale.

Le nouvel argumentaire des droites, mais surtout de l’extrême droite consiste à dire. « On va faire du salaire brut, votre salaire net ». C’est la destruction des cotisations sociales salariées et patronales. Cela revient à faire un immense cadeau social aux grandes entreprises et à assécher la sécurité sociale, donc à la détruire aux bénéfices des assurances privés qui lorgnent sur un pactole de plus de 300 milliards d’€. On voit ici encore comment par l’entremise du RN/FN le capital sera bien servi.

L’égalité juridique et les libertés formelles deviennent en réalité les conditions d’une « concurrence libre et non faussée » et d’un individualisme entrepreneurial qui se déploie avec l’autoentreprise ou l’ubérisation. Cette mise en concurrence confine à la guerre de tous contre tous ouvrant la voie s’il n’y a pas de solutions alternatives autour de projet d’en commun à la recherche des responsabilités de son propre sort sans cesse dégradé, chez « l’autre ».

Surtout, l’apparence de participation politique aux élections sert à justifier la non-participation des travailleurs aux lieux dans la sphère économique qui dans ce cas est réputée séparée de la sphère politique.

La crise du système aggrave la crise de la représentation politique. À juste titre, les citoyens ne se sentent pas « représentés ». Il ne croit plus à la représentation parlementaire classique. C’est en ce sens qu’a été développée notamment l’exigence du référendum d’initiative citoyenne (RIC). Il y a ici une demande de démocratie directe que nous devons porter plus.

 Si la souveraineté des travailleurs sur la production et le travail existait, la « crise de sens du travail » reculerait jusqu’à disparaître et un processus de maîtrise des productions combinant le bien-être social et bien être environnemental verrait le jour. C’est l’orientation contraire qui prévaut aujourd’hui. Non seulement l’État dit libéral ajoute les cadeaux après les cadeaux au grand capital, mais il discipline le monde du travail par des politiques de destruction de droits sociaux et une criminalisation croissante des mouvements sociaux tout en divisant les travailleurs.

Ainsi, pour que soit sécurisée l’accumulation du capital, le capitalisme a besoin d’une « gouvernance » qui désormais dépasse l’ancien cadre libéral. Il pousse donc la mise en place de gouvernements autoritaires et de ce point de vue l’extrême-droite dans la phase actuelle devient pour lui une assurance. Le système a donc besoin d’une gestion autoritaire, militarisée et ethnicisée de l’économie. C’est sans doute la clé d’un mouvement de fonds en cours.

C’est donc la centralité du capital qu’il faut contester en portant un projet de transformation des conditions de la production, remettre en cause les nécessités de l’accumulation capitaliste et élargir les libertés individuelles jusqu’à la maîtrise de la production par les travailleurs eux-mêmes. Les rendre souverains au travail et sur leur travail et pas seulement obtenir quelques droits d’intervention supplémentaires. Cela pose la question de la propriété des moyens de production.

Nourrir un projet d’émancipation

La question qui nous est posée est bien celle d’apporter des réponses à la gravissime crise d’humanité en cours. De ce point de vue, il convient de lutter en même temps contre la fonte des glaciers et la fonte des valeurs humaines.

L’un des grands enjeux qui nous est posé est celui de combattre avec encore plus de détermination et de force à la fois la chosification générale du salariat, de porter une attention particulière à celui dont la mission est la production d’humanité. Les soignants, les enseignants, les chercheurs, les créateurs, les travailleurs des médias, ont de plus en plus traités comme une main d’œuvre corvéable à merci dans le cadre d’une inadmissible de l’exploitation capitaliste. Mais au-delà, la santé, la recherche, l’école, l’information sont transformées en rubriques des affaires profitables. C’est ici une aliénation d’un ordre tout à fait nouveau.

Derrière le soignant ou l’enseignant et tant d’autres, ce sont des activités à haute valeur civilisationnelle qui sont de plus en plus dégradées et réduites en quelconque tâche tarifée. C’est le cœur de la crise anthropologique en cours. Ce n’est plus seulement l’exploitation du salariat (déjà insupportable) – c’est l’aliénation de toutes et tous qui est organisée. Voilà qui devrait nous inciter à construire des mouvements bien plus puissants autour de la défense, la modernisation, la démocratisation des services publics et en conquérir de nouveaux. Il n’est pas inintéressant de ce point de vue que le Nouveau Front populaire propose une militante très engagée dans les combats pour les services publics, Lucie Castets.

Transformer en profondeur la société et le monde implique à mon sens de ne pas réduire l’activité militante quotidienne à la politique institutionnelle – notamment seulement les batailles électorales si importantes soient elles – qui reviennent malgré nous à nous inscrire dans une pratique de discrédit de plus en plus grand.

Il nous faut donc révolutionner nos façons de penser le « révolutionnement » en s’engageant – loin de l’attente d’un mythologique grand soir – sur tous les terrains dans l’appropriation associative des puissances sociales aliénés. Beaucoup d’expériences sont déjà en cours. Lutte des salariés pour leur outil de travail, création de coopératives, développement de projets d’économie sociale et solidaire, militants du logiciel libre, soignants qui agissent contre une révoltante philosophie gestionnaire de la santé, enseignants qui tentent d’arracher toute une partie de la jeunesse à son drame, paysans-travailleurs qui initient d’autres manières de produire pour une alimentation de qualité et la préservation de la biodiversité, expérimentation pour une sécurité sociale de l’alimentation, expérimentations communales autour des transports gratuits, centres de santé, collectifs citoyens pour des villes plus humaines, actions multiples pour la défense de l’exception culturelle, création de médias alternatifs partout on trouve des femmes et des hommes de culture, de la recherche, de la vie sociale, dans les médias qui agissent pour un autre présent prometteur d’un autre avenir. Ces actions se combinent avec de grands combats qui ont pris des dimensions mondiales : mouvement pour le respect des femmes et contre les violences sexuelles avec Meetoo, mouvements des jeunes pour le climat, mouvement paysan contre l’appropriation du vivant par les entreprises privées, mouvement contre le racisme et le colonialisme, mouvement des jeunes ubérisés ici comme aux États-Unis pour faire reconnaître leur statut de salariés, mouvement contre l’exploitation des minerais de sang.

Sans attendre, il convient de porter le projet d’une citoyenneté réelle pour une nouvelle république sociale, écologique et démocratique ; un tel projet appelle des transformations institutionnelles : bannir le pouvoir personnel et le présidentialisme, généraliser l’élection des représentants à la proportionnelle, redonner le primat au parlement dans son rôle législatif et de contrôle du gouvernement dont il doit dépendre, associer en permanence les citoyens et les citoyennes aux décisions. De ce point de vue, la demande de référendum d’initiative citoyenne doit être expérimenté et mis en œuvre. De même, le combat pour une information pluraliste et une appropriation publique des médias doit être posé avec plus de force encore.

Mais il n’y aura pas de citoyenneté réelle si celle-ci doit s’arrêter à la porte des entreprises, des universités ou des laboratoires. Il faut bien sur des droits nouveaux pour les travailleurs dans leur entreprise. Mais l’enjeu selon moi, est que le travailleur devienne souverain sur la production et le travail. C’est la condition pour répondre à la crise de sens du travail, à la crise environnementale. Cela induira de nouvelles formes d’appropriation sociale et citoyenne des moyens de production et d’échanges jusqu’aux enjeux de création monétaire. Là est la condition pour combiner efficacité économique, efficacité et progrès social, progrès écologique dans un nouveau projet global de transformation structurelle de la société.

Autrement dit, il ne s’agit pas de penser la transformation sociale et écologique uniquement par la conquête du pouvoir par le haut, mais d’engager dans le plus d’endroits possibles des projets qui contrecarrent le système d’exploitation et de domination de plus en plus militarisé.

De ce point de vue, il convient d’investir le Nouveau Front populaire pour multiplier les lieux d’élaboration et d’actions dans des comités du Front populaire. Voilà qui permettra des brassages d’idées, d’expériences, d’angles de traitement d’une multiplicité de défis à affronter. Le NFP ne peut donc être le groupement de partis politiques qui se réunissent dans des salles fermées pour prendre des décisions ou pour s’insulter sur la place publique. Il doit être conçu comme mêlant forces et militants, sympathisants  des partis de la gauche et de l’écologie, les militants syndicaux, associatifs, ceux des ONG et celles et ceux qui expérimentent déjà des formes de dépassement du capitalisme : municipalités, économie sociale et solidaire, coopératives, groupements ou collectifs de production ou de défense de territoires ou de l’environnement. Du reste favoriser le militantisme syndical et associatif en général tourné vers des objectifs concrets et immédiats doit plus immerger les partis politiques qui malheureusement ne raisonnent plus qu’à l’aune de leur influence partisane et électorale dont l’élection présidentielle est devenu le seul moment phare, quand ce n’est pas pour simplement passer le plus souvent possible sur les chaînes de télévision d’informations continue.

Les forces du NFP doivent parler à tous les habitants quel que soit leur lieu de résidence ou de travail et construire avec eux des projets de « mieux vivre », « d’amélioration de leur pouvoir de mieux vivre ». Je préfère pouvoir de vivre à celui du pouvoir d’achat. Pouvoir de mieux vivre inclut l’amélioration des salaires et des retraites, amélioration de la protection sociale et développement des services publics, – santé et école, mais pas seulement – y compris les communes, la reconquête du terrain perdu dans la protection sociale, la rémunération du travail salarié, paysans et celui des artisans. Pourquoi ne pas proposer que les paysans et artisans soient affilié au régime général de sécurité sociale ?

On ne peut laisser cultiver l’illusion qu’il suffit d’être présent aux élections pour modifier radicalement le rapport des forces en faveur des classes populaires, si le pouvoir économique, celui qui décide désormais, reste intact. La question de la propriété lucrative et des services publics communs devrait donc faire l’objet d’une bataille continue. Inutile de parler de ré-industrialisation ou d’agriculture paysanne respectueuse de l’environnement sans traiter cette question fondamentale.

Ajoutons que la logique de la liberté de circulation des capitaux et du libre-échange intégral dans lequel sévissent des tribunaux privés contre les États fait des ravages économiques, sociaux, culturels et aussi sur les consciences précisément à partir de l’idée de dépossession de soi, de son pays et de son avenir. Parler de « ré-industrialisation » de l »Europe dans ce cadre est un leurre. Pour un tel projet, le travail politique dans les entreprises est une question primordiale.

Les forces politiques de gauche et écologiques doivent se nourrir en permanence des comportements des jeunesses guidé par un nouveau rapport à l’accès aux connaissances, un nouveau rapport au travail. Elles veulent y trouver du sens tout en satisfaisant leurs désirs d’épanouissement individuel. En même temps, il est indispensable de prendre en compte les ruptures des jeunesses avec le militantisme politique traditionnel ; leur engagement se veut en général plus concret, plus participatif. Un nouvel effort doit être produit en direction des 900 000 enseignants et enseignants-chercheurs.

La stratégie générale ne doit pas considérer les classes populaires seraient spontanément radicales. Une grande partie des classes populaires aspire à la « respectabilité ». C’est-à-dire être reconnu, respecté, écouté pouvoir étudier et accéder à un travail intéressant non aliéné. C’est ce qu’a cultivé le mouvement ouvrier pendant longtemps jusqu’à permettre à ces classes sociales d’accéder à des responsabilités.

Face aux périls des enfermements identitaires, les grands mouvements à l’œuvre – féminisme, antiracisme, respect des diversités, reconnaissance et dialogue entre toutes les cultures – deviennent des combats décisifs pour l’humanisation complète de notre civilisation. Ils doivent être portés en convergence et non en opposition au cœur des combats de classe. Dans un monde interdépendant, dans une France-monde, le combat contre la globalisation financière contre le principe du « marché ouvert ou la concurrence est libre », est mis à l’ordre du jour le reconnaissance de la diversité et de la créolisation de la société française, la construction d’une mondialité sociale, culturelle écologique, humaine favorisant la libre circulation des êtres humains, leur intégration aux sociétés dans des conditions dignes, le partage permanent des cultures, des connaissances, des recherches et des chercheurs, des formations, des échanges entre jeunes, développement de la culture de la paix. C’est un universalisme de notre siècle qu’il convient de promouvoir et de faire vivre. À l’opposé de la promotion de l’individualisme, de l’égoïsme, de tous les mépris ; de la haine, de l’irrationalisme et de la colère qui mène au ressentiment et à la violence, nous pouvons opposer et promouvoir les valeurs d’humanité : l’écoute et la recherche de compréhension, la gentillesse, la bienveillance et la convivialité, la solidarité et la tolérance, l’attention à l’autre. Renouer partout avec les rencontres, la fête et l’éducation populaire. Bref, cultiver le bien vivre en commun. De ce point de vue il n’est pas inutile de noter que 85% des gens ont apprécié positivement la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques.

La puissante demande d’unité des citoyennes et citoyens de gauche et au-delà, qui a trouvé un débouché dans la construction du nouveau Front populaire doit être entendue de manière durable. Des comités du NFP peuvent la cultiver, l’enrichir et placer les partis politiques au pied du mur de l’union populaire. Dans ce cadre, il faut sans doute lever la division historique entre réformistes et révolutionnaires pour porter le concept avancé par Marx puis repris par Jaurès « d’évolution révolutionnaire ».

Au-delà de l’objectif de la conquête du pouvoir d’état, il faut expérimenter des formes nouvelles d’action qui contredisent le capitalisme, faire faire des expériences par exemple autour de l’accueil des réfugiés, aider à la syndicalisation sur les lieux de travail et d’études. C’est ce qu’expliquait J Jaurès à propos de la nature de la propriété sociale de la Verrerie d’Albi. Je le cite : « Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus dans la société d’’aujourd’hui, du communisme prolétarien. J’étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement l’évolution révolutionnaire« . Toujours dit-il, « je m’efforçais de donner à nos projets de réforme une orientation socialiste. Je n’y voyais pas seulement des palliatifs aux misères présentes, mais un commencement d’organisation socialiste, des germes de communisme semés en terre capitaliste« . Reprendre ce travail n’est-il pas à l’ordre du jour, dans les conditions de notre temps ?


Image d’illustration : « MARCHE DES LIBERTÉS CONTRE LES IDÉES D’EXTRÊME DROITE », photographie du 12 juin 2021 par Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)


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