Inverser la tendance


Intervention d’Anaïs Fley au sein du débat « Inverser la tendance. Réflexions et actions contre la droite et l’extrême droite » à l’Université d’été de European Left et transform!europe. Co-écrit par Anaïs Fley et Hugo P.

« J’avais initialement prévu de faire une intervention sur l’essor de l’extrême-droite au niveau européen en essayant de tirer des leçons de la séquence des élections européennes, mais au regard du slogan de cette université d’été et vue l’actualité politique en France, je me suis dit que ça serait utile de focaliser mon propos sur ce cas précis. La victoire du Nouveau Front Populaire et les manœuvres de Macron pour nous voler notre victoire soulèvent des espoirs, des inquiétudes et beaucoup de questions. Je me propose donc d’apporter des éléments à la discussion.

La configuration politique en France est certes particulière, mais l’essor de l’extrême-droite est un phénomène global dont les déterminants présentent des continuités claires, de la même manière que la base sociale de la gauche en France est certes particulière par ses capacités de résistance, mais elle présente des caractéristiques communes avec les autres pays. Je pourrai revenir sur les premiers éléments de sociologie électorale plus en détails pendant les questions si vous le souhaitez, mais je fais le choix d’une approche plus analytique (et aussi plus personnelle) pour cette discussion : comment inverser la tendance et vaincre la droite et l’extrême-droite ?

En matière d’inversion de tendance, c’est vrai que la victoire du Nouveau Front Populaire lors des élections législatives dimanche dernier a déjoué de nombreux pronostics. Déjà, l’unité de la gauche au lendemain de la dissolution décidée par Macron le soir des élections européennes, où le Rassemblement national était largement en tête, a créé la surprise et un immense espoir. Cet espoir a émergé grâce à plusieurs éléments. 

Premièrement, l’unité pour la rupture. Ça fait des années que la gauche est divisée, et que cette division se justifie par le fait que ce n’est pas en additionnant les voix obtenues par différentes listes ou candidats qu’on sait si une démarche unitaire fonctionnerait ou non. Pourtant, c’est tentant. Par exemple, au début de la campagne des élections européennes, une liste de la gauche unie aurait été donnée gagnante selon les instituts de sondage. Finalement, avec une gauche éclatée, le RN a remporté plus de 30% des voix. En 2022 également, la division de la gauche a visiblement empêché la candidature la plus à même de l’emporter d’atteindre le second tour. Peut-être qu’on aurait pu l’éviter. Mais non, ça ne marcherait pas comme ça, il ne s’agit pas de calculs mathématiques, les élections sont plus compliquées que ça. En tout cas, ce que nous montre la victoire du NFP, après le premier exemple de la NUPES il y a deux ans, c’est que l’unité est une stratégie gagnante.

Mais il n’y a pas que ça : cette unité a été rendue possible, dans un contexte politique de crise où le centre modéré est à l’agonie (les scores de Macron en sont l’illustration très nette), uniquement grâce au fait qu’elle s’est construite sur les bases d’un programme politique de rupture, avec l’ambition affichée et réelle de changer la vie. Pour les millions de personnes qui espèrent un meilleur avenir et qui ont perdu espoir après des années de casse sociale et de défaites, une stratégie de prise de pouvoir populaire crédible change tout. L’accord a d’ailleurs été signé sous la pression du mouvement social, dès l’annonce de la dissolution. Et alors, une fois l’accord signé, il ne s’agit effectivement plus d’additionner bêtement les voix : la mobilisation dépasse les attentes et la participation augmente, comme on a pu le voir en France. 

La radicalité du programme est donc un élément central de la réussite du Front populaire. Or on expliquait que les éléments radicaux de la coalition étaient des repoussoirs et feraient perdre l’alliance, notamment la figure de Jean-Luc Mélenchon. On a assisté à une campagne médiatique d’une violence inouïe contre le NFP, d’abord dirigée contre la France insoumise et ses leaders mais progressivement étendue à l’ensemble des membres de l’alliance, avec son lot de calomnies et de mensonges, notamment les accusations d’antisémitisme et le refrain renvoyant dos à dos deux extrêmes d’une dangerosité équivalente. Au final, il semble que c’est l’inverse qui s’est produit. 

Bien sûr, l’unité politique, l’accord signé sous la pression du grand nombre, ont été déterminants et ont permis de déjouer la plupart des tentatives de division. Ils ont surtout rendu possible la mobilisation en profondeur du peuple de gauche, de milliers de collectifs et d’associations… et de la CGT, qui a pris la décision historique de faire entrer la campagne électorale dans les entreprises et les administrations. Le NFP est né de l’unité du peuple lors de la réforme des retraites. Un gouvernement NFP fera aboutir cette unité. 

Ensuite, malgré la fragilité qu’on aurait pu attendre de cette alliance, la solidarité qui s’est construite au sein du Front populaire et le souci de respecter la confiance et les espoirs du peuple face à la menace du Rassemblement national a été décisive. Cette solidarité et le sérieux du programme présenté, soutenu par des centaines d’économistes, ont largement participé à inverser la tendance et à arracher au Rassemblement national la force d’entraînement dont il jouissait jusqu’alors, apparaissant comme le vainqueur naturel après le triomphe des élections européennes. À l’inverse, la nullité de Jordan Bardella dans les débats télévisés et les profils consternants des candidats RN dans près d’une centaine de circonscriptions ont également beaucoup aidé. Ils n’étaient visiblement pas prêts, à se demander comment un parti peut si peu gérer ses candidatures, et ça n’a pas échappé à la bourgeoisie malgré tous les gages que Bardella a donné au patronat pendant la campagne. Dans ce contexte, l’intense politisation qui a agité le pays pendant trois semaines, les discussions quotidiennes, etc, a mené des millions de gens, jusque-là passifs politiquement, à se positionner contre l’ED.

Cet élan a vraiment été puissant, tellement qu’il a fait céder la macronie, pourtant largement complice des thèses du Rassemblement National. Il y a trois semaines, elle disait : plutôt l’extrême-droite que le Front Populaire. Il y a deux semaines, elle n’en était plus là, mais il n’était pas question d’appeler à voter pour le Nouveau Front Populaire, en mobilisant tous les prétextes les plus farfelus de projets autoritaires voire démoniaques de la France insoumise. Et il y a une semaine, la gauche s’étant déjà désistée de tous les territoires où elle était arrivée troisième, les macronistes ont bien été obligés de se retirer également.

En réalité, les catégories aisées qui forment la base sociale des macronistes ont eu peur de l’impréparation du RN et la radicalisation de sa base. Ils ont donc appelé les classes populaires engagées à gauche à la rescousse. Malgré les longues années de violences politiques, de mépris et de mesures anti-sociales qu’elles ont subi, ces dernières n’ont pas hésité une seconde et ont assumé le leadership de la lutte contre l’extrême-droite. Grâce à la stratégie de pouvoir claire et crédible, avec un programme de gouvernement chiffré et une gauche unie et solidaire pour le faire appliquer, avec le renfort du mouvement social, des syndicats et des collectifs militants, cette lutte a pu mener à la victoire.

Maintenant, deux défis majeurs sont face à nous, l’un immédiat et l’autre nécessitant un travail de fond.

La première : celle de la possibilité d’un gouvernement du Nouveau Front Populaire. Emmanuel Macron respectera-t-il les résultats du suffrage universel ? Désignera-t-il, comme il le doit, un premier ministre issu du Nouveau Front Populaire ? Il a désormais levé l’ambiguïté : c’est non. Comme un Monsieur Veto, il cherche à tordre les institutions pour que rien ne change et qu’une grande coalition des libéraux continue de gouverner le pays, avec le soutien des grandes chaînes de télévision. Ce fait seul montre la nécessité d’en finir rapidement – avant la catastrophe – avec la Ve République. Aujourd’hui, 63% des français sont favorables à une nouvelle Constitution.

Face à cette attitude, la mobilisation sera décisive : il faut faire céder Macron. À l’heure actuelle, une proposition de Premier ministre pourrait émerger à tout moment des partis du NFP. Selon les sondeurs, un français sur deux estime que si le NFP se met d’accord sur une personnalité à proposer comme Premier ministre, Emmanuel Macron doit la charger de constituer un gouvernement. La mobilisation populaire peut donc réellement tout faire basculer. Elle seule permettra de mettre en œuvre le programme de progrès social choisi par les Français, en commençant par l’abrogation de la réforme des retraites, la hausse du SMIC, le blocage des prix… Ce programme est le seul moyen de dissiper la menace du RN. Ne pas le mettre en œuvre, c’est fortifier l’extrême-droite. Alors que le monde entier observe l’actualité en France, une victoire renverrait au contraire un signal d’espoir qui affaiblirait l’extrême-droite non seulement en France mais aussi partout ailleurs.

La seconde : il y a eu 10 millions d’électeurs pour le Rassemblement national, est-ce que nous vivons en France dans un pays de racistes ? Est-il possible d’inverser durablement la tendance dans ces conditions ? Il s’agit là d’une question essentielle qui nous préoccupe toutes et tous : l’extrême-droite aurait-elle définitivement remporté l’hégémonie idéologique ? Je pense qu’il est très important de dire et de répéter que la lutte pour l’hégémonie n’est pas inscrite dans le marbre. Certes, chacun sait très bien ce qu’il fait en votant pour l’extrême-droite : il s’agit d’un vote raciste. Mais tous les électeurs du RN ne sont pas fondamentalement racistes, même en prenant cette option politique.

La leçon essentielle, à mes yeux, de l’analyse de l’extrême-droite en Europe et dans le monde, est que son essor s’inscrit toujours dans un contexte de défaite sociale, où les gouvernements font tout pour dissiper l’hypothèse des victoires populaires et du progrès social. Sous le poids d’un quotidien difficile et en l’absence d’un avenir désirable, le vote d’extrême-droite se présente donc comme une manière de négocier – avec la bourgeoisie et au détriment d’autres prolétaires – de meilleures conditions de vie dans la défaite. Si les gens votent pour l’extrême-droite, c’est qu’ils ont compris qu’elle représente cette option politique. Et alors, les stratégies de communication ne sont plus essentielles : même si Bardella a été d’une nullité ahurissante, 10 millions de personnes ont voté pour lui. Parce que la qualité de la communication de l’extrême-droite n’est plus la question. Les franges des classes populaires qui y résistent sont, sans surprise, les plus politisées et les plus combatives, en France comme ailleurs.

Si on veut vaincre l’extrême-droite, il va donc falloir s’atteler à convaincre ces millions de personnes que seul un projet collectif progressiste de rupture comme celui du NFP apporte une alternative crédible au capitalisme, aux crises, aux souffrances et aux peurs qu’il alimente. Là encore, il ne s’agit pas d’abord d’un défi de communication – surtout pas de copier celle de l’extrême-droite puisqu’entre l’original et la copie, on choisit toujours le premier – mais d’un travail politique dans l’action. Il faut continuer d’avancer, car s’arrêter maintenant signifie reculer : l’extrême-droite prend toujours, toujours son essor sur le lit des défaites populaires, et la gauche sur l’espoir crédible de changer radicalement la vie. »

Image d’illustration : par European Left.


Share via
Copy link
Powered by Social Snap