Par Anaïs Fley.
Tout au long des dernières séquences électorales, au fil des publications d’intentions de vote par les instituts de sondages, on a entendu des responsables politiques de gauche expliquer qu’additionner les points des différentes candidatures de gauche ne voulait rien dire. Pourtant, l’exercice était tentant : « voyez, si je prends cette candidature et que j’ajoute son score potentiel à celle-ci puis celle-là, le résultat ouvre la possibilité d’une victoire ».
« Mais non, les élections ça ne marche pas comme ça », répondaient-ils alors en chœur. Pour eux, présenter de multiples candidatures à gauche pour un même scrutin n’affaiblirait pas la gauche, mais la renforcerait en captant des votes parmi les abstentionnistes, qui se sentiraient alors écouté·es et respecté·es car on sortirait des arrangements politiciens.
Pour quel bilan ? En 2022, la candidature de Jean-Luc Mélenchon, la plus à même de mener la gauche au second tour, l’a manqué de quelques voix… captées par les autres candidatures de gauche.
Puis aux européennes 2024, cette même désunion a non seulement permis à l’extrême-droite de dépasser les 30%, mais également à l’aile sociale-libérale de la gauche de concurrencer l’aile radicale pour le leadership. Ceci avec une abstention avoisinant toujours les 50%. Ces théories fumeuses s’écrasent donc sur la réalité : dans un contexte de désagrégation du macronisme, la désunion et l’inconséquence politique de la gauche mènent évidemment à son affaiblissement, à la démobilisation populaire et au renforcement de l’extrême-droite, qui apparaît comme la seule issue à la crise.
Suite à l’annonce par Macron de dissolution de l’Assemblée nationale, les élections législatives anticipées s’organisent donc dans l’urgence pour les forces de gauche, face à deux défis massifs : le vote pour le Rassemblement national et l’abstention.
L’essor du RN s’inscrit dans un contexte de défaite sociale, où le gouvernement fait tout pour dissiper l’hypothèse des victoires populaires et du progrès social. Le mouvement contre la réforme des retraites a ainsi brutalement fermé l’horizon. Sous le poids d’un quotidien difficile et en l’absence d’un avenir désirable, le vote RN se présente donc comme une manière de négocier – avec la bourgeoisie et au détriment d’autres prolétaires – de meilleures conditions de vie dans la défaite. Les franges des classes populaires qui y résistent sont, sans surprise, les plus politisées et les plus combatives du pays (ceinture rouge de Paris, etc.).
Benoît Coquard1 le montre dans le détail : le vote RN est un acte d’intégration sociale et de valorisation personnelle face au mépris d’un monde urbain déconnecté de la vraie vie, celle des « gens d’ici » qui partagent la même expérience. C’est un vote de respectabilité, dans des territoires désindustrialisés et méprisés où on fait son petit bonhomme de chemin en se serrant les coudes avec son groupe d’amis et en nouant des liens de solidarités avec le patronat et les leaders d’opinion locaux, pour qui le vote RN est une évidence. Quand il n’existe plus de collectifs de travail, de syndicats ou de festivités populaires accessibles à tou·tes, ces liens interpersonnels deviennent centraux dans la vie des gens et façonnent un rapport au monde défiant, où l’on se soucie d’abord de soi et de ses proches.
Félicien Faury2 a quant à lui mis en évidence la centralité du racisme et de la xénophobie dans le vote d’extrême-droite, qui n’est pas anodin. L’expression la plus brutale de ce déterminant se retrouve parmi les réseaux d’extrême-droite les plus radicaux, qui n’attendent que l’accession au pouvoir de l’extrême-droite pour réaliser leurs promesses de violences racistes. Les vidéos qui promettent l’expulsion des cibles du RN – les musulman·es, les Arabes, les Africain·es… – en sont un exemple glaçant.
Voilà le prix des errements de la gauche, et le poids de l’urgence à prendre le pouvoir sans plus attendre. Si l’air est saturé de brun depuis des mois, la puissance hégémonique de l’extrême-droite n’est pas une fatalité. Parmi les masses populaires, si des gens ont pu être convaincu·es qu’il faut opprimer les autres sur des bases racistes, les priver de droits et de libertés pour espérer conserver un statut social, il est aussi possible de les convaincre du contraire et de faire basculer les rapports de force. Une démarche de solidarisation des quartiers populaires urbains et périurbains est indispensable, pour rompre la subordination de ces derniers à la bourgeoisie locale. Il reste certes très peu de temps.
Concernant les abstentionnistes, le premier enjeu n’est pas de les « politiser » : chacun·e a bien conscience de l’absurdité qui régit nos vies, et pose des mots sur la violence de son quotidien difficile et épuisant, parfois décourageant. Voter n’est pas un acte comme les autres, il s’agit de pouvoir changer la réalité et l’histoire, même de manière limitée. C’est aussi parfois un acte coûteux, d’autant plus quand le seul horizon semble être de donner le pouvoir à des forces antisociales.
Ainsi, il est tout à fait compréhensible que les classes populaires ne se déplacent pour voter que si elles sont convaincues que leur vote aura des conséquences concrètes sur leur vie. Déjouer le piège de l’abstention suppose donc de proposer une stratégie crédible pour prendre le pouvoir et le placer entre les mains du peuple, en s’appuyant sur ses éléments les plus progressistes et investis dans les luttes, qu’ils soient féministes, antiracistes, écologistes ou syndicalistes.
La NUPES l’a montré en 2022, la méthode d’une candidature unique par circonscription, et d’un programme de gouvernement est gagnante : il s’agit d’une démarche de prise de pouvoir crédible. Le Nouveau Front Populaire s’est formé sur des bases similaires, mais dans des conditions qui peuvent affaiblir sa crédibilité : d’une part le remplumage de l’aile modérée et sociale-libérale, mais également la mainmise sur l’alliance des chefs de partis. Si l’on peut craindre que ces deux dimensions puissent affaiblir la mobilisation populaire, les projections donnent de l’espoir. En seulement quelques jours, le NFP talonne le RN dans les intentions de vote.
Reste que l’arbitrage de l’élection se fera avant tout par le niveau de participation des classes populaires. « Par rapport aux élections législatives de 2022, entre J-20 et J-4 avant le 1er tour, on comptabilise 5,1 fois plus de procurations« , indique le ministère de l’Intérieur. Doit-on considérer cela comme un signe encourageant ? Pour la première fois depuis longtemps, le chemin vers la victoire est en tout cas ouvert.
Dans la dernière ligne droite, multiplions les signes de mobilisation de la gauche radicale, pour donner le signal aux mobilisations populaires progressistes, combattre le défaitisme, la passivité et l’abstention !
L’histoire de France se joue les 30 juin et 7 juillet, soyons au rendez-vous.
- https://www.editionsladecouverte.fr/ceux_qui_restent-9782348044472 ↩︎
- https://www.seuil.com/ouvrage/des-electeurs-ordinaires-felicien-faury/9782021518948 ↩︎
Image d’illustration : « Panneau Bureau de vote numéro 22 à Courbevoie » par Benoît Prieur (Domaine public)