Par Hugo P.
Les élections européennes françaises ont vu le triomphe de la classe dominante. Pour autant, elles ont également vu la déroute du parti au pouvoir… Ce paradoxe est constitutif de la période ouverte depuis dimanche.
En effet, alors que la candidate du parti présidentiel Valérie Hayer (14,56%) s’effondrait, le candidat d’extrême-droite Jordan Bardella (31,47%) était mis sur orbite. Avec lui, la bourgeoisie avait son candidat de l’alternance sans alternative ; pour que rien ne change, il lui fallait simplement accepter d’accentuer la guerre sociale contre les immigrés et les descendants d’immigrés. Elle y était disposée depuis longtemps.
Elle a donc mis toutes ses forces dans la bataille pour offrir à Bardella le meilleur score possible et a effectivement réussi à rallier les éléments du prolétariat les moins politisés et les plus acquis à l’idéologie propriétaire. Moins soutenu par ses appuis habituels, le candidat LR (7,24%) s’est retrouvé en difficulté. Reconquête et Marion Maréchal (5,46%) ont expérimenté le même genre d’obstacles.
Du côté du Parti Socialiste, Raphaël Glucksmann (13,8%) entendait profiter de l’abstention des classes populaires lors des européennes pour réinoculer à la gauche le venin libéral dont elle se remet difficilement depuis 2017. Il a réussi son pari, mais la campagne de Rima Hassan et de Manon Aubry (9,87%) lui a empêché de conquérir l’hégémonie en suscitant un regain de participation dans les quartiers populaires. Dans le même temps, Léon Deffontaines (2,37%) et dans une moindre mesure Marie Toussaint (5,47%) faisaient campagne dans le vide.
Emmanuel Macron a cru pouvoir profiter de ce contexte pour remettre le pays au pas avec une dissolution de l’Assemblée Nationale et une nouvelle élection législative à la fin du mois de juin. Il espérait que l’effroi face à la possible conquête du pouvoir par le Rassemblement National lui permettrait d’obtenir le soutien des classes populaires, et donc de la gauche ; et au pire, qu’une victoire du Rassemblement National lui serait utile pour purger la gauche et le mouvement social sans exposer davantage sa famille politique. Alors, la saignée austéritaire pourrait reprendre de plus belle. Jordan Bardella serait ainsi son « chien sanglant » qu’il suffirait de siffler, en 2027, pour le ramener à la niche. Dans le même mouvement, la manœuvre ferait éclater LR, porte-parole historique du patronat français.
Cet aspect du plan, en tous cas, a fonctionné. Immédiatement après l’annonce de la dissolution, le président de LR, Éric Ciotti entrait en négociations avec Jordan Bardella, et signait un accord prévoyant soixante-dix candidatures communes aux élections législatives. L’appareil intermédiaire du parti s’est immédiatement soulevé contre cette décision, donnant lieu à un affrontement picaresque pour le contrôle des locaux.
Cette contradiction entre Ciotti et son organisation reflète simplement la contradiction entre les franges du patronat pour lesquelles la purge du mouvement social est désormais la priorité absolue, et celles qui restent effrayées par la tonalité illibérale du discours lepéniste – ceux-là ne souhaitent pas confier les leviers de l’économie à un État gouverné par le RN, pour la simple et bonne raison qu’ils souhaitent les conserver. Finalement, à date, c’est Ciotti qui l’a emporté. La droite non-lepéniste n’a donc plus d’organisation autonome et doit se réfugier dans les jupons d’Emmanuel Macron. Ce dernier jubile.
De son côté, le RN, malgré la médiocrité de ses porte-paroles, apparaît comme un roc dans le désordre. Le ralliement de quatre eurodéputés Reconquête sur cinq élus accroît encore la crédibilité du parti d’extrême-droite, qui est bel et bien favori pour les élections législatives. Il faut dire qu’il exploite tout à la fois une routine médiatique et une logique institutionnelle fonctionnant largement à son profit.
Les inflexions de sa politique, passée de nationale-sociale à simplement nationale pour se rendre compatible avec LR, ne semblent pas l’avoir fragilisé dans sa base sociale. La préférence nationale, promettant d’offrir des privilèges aux uns au prix de la maltraitance accrue des autres, semble à portée de main pour l’électorat lepéniste. Il est donc prêt à fermer les yeux sur le reste.
Quant à la gauche, elle a, contre toute attente, initié un processus de regroupement dès le soir du scrutin européen. Le « Nouveau Front Populaire » était né avant même qu’un accord soit signé. Une seule clameur a traversé le peuple de gauche : peu importe, mettez-vous d’accord, faites abstraction de ce qui vous sépare, “on s’engueulera plus tard” ! Ce sentiment collectif a lié les mains aux partis et a rapidement donné naissance à une nouvelle coalition de gauche, avec programme partagé et candidatures communes dans toutes les circonscriptions. Cette étiquette s’est rapidement hissée à un niveau comparable à celui de l’extrême-droite dans les intentions de vote au premier tour. De ce point de vue, le pari de Macron est en train de se révéler perdant.
Cependant, les conditions de la formation de cette alliance ont entraîné deux conséquences :
- Le thème de l’union à tout prix a engendré un rééquilibrage en faveur des vainqueurs du scrutin européen, à savoir le PS. Le programme du Nouveau Front Populaire est donc nettement plus tiède que celui de feu la NUPES, formée en 2022. De même, le poids du PS s’est considérablement accru dans les investitures, et des personnalités ouvertement social-libérales, comme celles d’Aurélien Rousseau ou François Hollande, ou à tout le moins compromises, comme celles de Jérôme Guedj ou Boris Vallaud, figurent parmi les candidatures Nouveau Front Populaire.
- La pression mise sur les chefs de parti a paradoxalement donné à ces derniers un contrôle excessif sur le Nouveau Front Populaire. Maîtres du programme comme des investitures, ils ravalent l’énergie populaire au rang de simple support. Les masses sont invitées à voter, à s’investir dans les campagnes électorales et à « liker » sur les réseaux sociaux, mais nullement à décider quoi que ce soit. Dans un tel contexte, n’ayant pas fait l’objet d’une discussion populaire, les non-investitures de députés insoumis en conflit avec LFI… apparaissent nécessairement comme des règlements de compte bureaucratiques. Le même malaise accompagne l’investiture de candidats qui, jusqu’alors, militaient farouchement contre l’union. Il faut les accepter, mais ils donnent une coloration étrange à l’alliance.
Le mouvement social a partiellement contrebalancé cette situation de dessaisissement en manifestant le 15 juin, en exerçant une pression sur certaines investitures (notamment d’un point de vue féministe), et en développant spontanément des événements et des moyens de campagne autonomes : le site 24×36, le serveur Discord Front Populaire, différents canaux Telegram, etc. Hélas, c’est encore trop peu, trop indulgent, trop passif : il y a de la réticence à bousculer cette coalition, qui est vécue comme un miracle.
Naturellement, le Nouveau Front Populaire est bien une excellente nouvelle. Parce qu’il peut l’emporter le 7 juillet, il est le meilleur instrument dont nous disposons pour mettre un coup d’arrêt au « chien sanglant » Bardella tout en réduisant Macron/Attal à l’impuissance. Dans ce combat, du reste, les masses éprouveront leur propre puissance, s’enhardiront, repasseront à l’offensive. Il faut s’y engager pleinement, et dans cet effort, pouvoir compter sur l’appui de tous les courants du marxisme, y compris celui des militants expérimentés des « petites » organisations. De ce point de vue, le NPA, qui présente Philippe Poutou sous les couleurs du Front Populaire, semble avoir mieux compris que Révolution Permanente (qui présente Anasse Kazib contre le même Front Populaire) que les seuls combats valables sont ceux que l’on mène aux côtés de notre classe, en marchant du même pas qu’elle.
Reste que, en même temps que nous cherchons à donner davantage de force à la coalition, il est nécessaire d’alerter sur ses faiblesses et d’y apporter des solutions. En son sein, l’aile modérée et l’aile radicale auront une représentation parlementaire à peu près équivalente, bien plus favorable aux premiers qu’à l’époque de la NUPES. Cela signifie qu’en cas de victoire, il y aurait de quoi célébrer puisque nous aurions dissipé les dangers du présent, mais il y aurait aussi de quoi s’alarmer : le nouveau gouvernement serait à la merci de personnalités qui ont permis l’adoption de la Loi Travail ou qui ont défendu l’impunité du gouvernement israélien dans le massacre en cours.
Comme lors du vrai Front Populaire, celui de 1936, le seul moyen pour empêcher ces courants politiques de nuire est de les placer sous la pression du mouvement social. Il en va de même de l’hypothèse où, au lieu de gagner, nous perdrions. Ceux qui n’ont pas été capables de résister à Emmanuel Macron ne résisteront pas davantage à Marine Le Pen ou Jordan Bardella. Il faut donc que la force du nombre vienne compenser, dès à présent, la faiblesse des individus.
La formation de comités locaux du Front populaire doit permettre d’organiser, dans la vie militante quotidienne, cette liaison permanente entre le mouvement social et ses représentants politiques, de délibérer et de décider en marchant. La campagne électorale, avec toute l’énergie qu’elle soulève, offre l’opportunité de les créer immédiatement. Ne la manquons pas !
Image d’illustration : « 15 juin, Marche parisienne contre l’extrême-droite », par Jean-Paul Romani, Photothèque du Mouvement social