L’Espagne à la veille des élections européennes


Par Katia Ruiz Berrocal.

Si dans un grand nombre de pays européens, la pré-campagne pour les élections européennes a débuté depuis plusieurs mois, ce n’est pas le cas en Espagne où la succession de scrutins régionaux a focalisé l’attention des politiques et des médias : en Galice le 18 février, en Euskadi le 21 avril, et en Catalogne le 12 mai.

Et c’est dans un contexte de crispation politique inédite, due principalement aux attaques incessantes du PP (Partido Popular, droite) contre le Président du Gouvernement Pedro Sánchez (PSOE, Parti Socialiste) que démarre enfin la campagne.

En effet depuis les élections législatives du 23 juillet dernier, Alberto Nuñez Feijoó (Président du PP) n’a cessé de contester les résultats des urnes et de nier au Gouvernement de coalition de gauche sa légitimité. Aidé dans ses basses œuvres et manœuvres par VOX (parti d’extrême-droite présidé par Santiago Abascal) avec lequel il gouverne dans plusieurs communautés autonomes et dont il adopte les thèses les plus ultra-droitières et trumpistes, le PP ne renonce toujours pas à utiliser les mêmes outrances, insultes, mensonges et désinformations.

La dernière attaque visant Pedro Sánchez s’est concrétisée par une plainte déposée par l’organisation néo-franquiste « Manos limpias » contre Begoña Gómez, épouse du Président, l’accusant sans preuves de délits de corruption. Une plainte immédiatement soutenue par le PP qui en a fait depuis son leitmotiv contre P. Sánchez, même si les investigations policières et judiciaires ne laissent entrevoir aucune condamnation.

C’est dans ce climat que le 19 mai, VOX organisait une rencontre internationale fasciste (Viva 24) avec comme protagoniste principal Javier Milei, le très réactionnaire président de l’Argentine. L’auto-dénommé « anarcho-libéral » profita de ce rassemblement des horreurs pour insulter la gauche, la justice sociale, Pedro Sánchez et… Begoña Gómez, provoquant la plus grande crise diplomatique de l’histoire entre l’Espagne et l’Argentine.

Quelques heures auparavant, J. Milei s’était réuni, derrière des portes fermées, avec plusieurs dirigeants et représentants de l’IBEX 35 espagnol (l’équivalent de notre CAC 40). Malgré la photo de famille ultra-libérale diffusée par Milei en personne, où ne figure, au passage, aucune femme sur les 17 présents en costard-cravate, aucun des sujets abordés lors de cette rencontre de plus d’une heure n’a fuité. Aucun doute, néanmoins, que le but de ces échanges vise à faire pression pour que les politiques de saccage à la tronçonneuse, anti-sociales et liberticides appliquées en Argentine par l’homme qui parle avec ses chiens morts soient imitées en Espagne.

Toujours dans la sphère internationale, l’annonce faite par le Président du Gouvernement Espagnol de la reconnaissance de l’État de Palestine a là aussi déclenché une crise diplomatique, cette fois avec le régime israélien. Netanyahou et son ministre des affaires étrangères ont monté d’un cran l’escalade de la tension en menaçant l’Espagne : « Nous ferons du mal à qui nous fait du mal. Les jours de l’Inquisition sont terminés. » et restreignant les services consulaires du Consulat de l’Espagne à Jérusalem.

Inévitablement, le camp réactionnaire se vautre dans l’atmosphère politique nauséabonde qu’il a lui-même impulsée, pour orienter les débats sur d’autres sujets que les avancées sociales, les nouveaux droits et libertés, acquis sous les mandats du Gouvernement de coalition de gauche, et ce dans le seul but de provoquer la démission de son Président ou son renversement pur et simple, comme l’a insinué Santiago Abascal (VOX).

C’est donc dans cette ambiance très pesante que débute la campagne pour les élections européennes. Au total, 33 listes vont y participer, dont 13 seulement menées par des femmes. Malheureusement, là encore, la gauche de transformation sociale (SUMAR et PODEMOS) part désunie à cette convocation électorale. Revenons donc sur les 5 principales formations politiques en lice.

À gauche d’abord, SUMAR. La constitution de la liste de SUMAR (qui se trouve en pleine transformation organisationnelle) a été retardée par de forts désaccords dans les âpres négociations entre le parti mené par la Ministre du Travail et deuxième Vice-Présidente du Gouvernement, Yolanda Díaz, et certaines composantes du mouvement, en particulier Izquierda Unida (IU) qui n’obtient que la 4ème place sur la liste pour son eurodéputé sortant, Manu Pineda (IU/PCE) alors que cette formation revendique une implantation territoriale beaucoup plus importante que ses partenaires de coalition, notamment en Andalousie où la décision a provoqué des remous et des menaces de quitter SUMAR.

Finalement, suite à l’Assemblée Fédérale de lzquierda Unida, qui a élu à sa tête, le 19 mai, son nouveau Coordinateur national en la personne de Antonio Maíllo, favorable à un « frente amplio » (front large), IU se renforce et lisse les différences avec SUMAR.

La tête de liste du Mouvement SUMAR est Estrella Galán, Directrice Générale de la Commission Espagnole d’Aide aux Réfugiés (CEAR) au cours des dernières 25 années. Son choix pour mener la liste n’est pas le fruit du hasard mais bien un indicateur sur l’orientation politique que SUMAR veut donner à cette candidature grâce à l’expérience de Estrella Galán pour la défense des droits humains et pour les personnes réfugiées. L’autre indicateur de la volonté d’élargissement de SUMAR aux citoyennes et citoyens réside dans le fait que la tête de liste n’émane d’aucun parti politique, et n’a pas d’expérience dans ce domaine.

Du fait du grand nombre d’organisations qui intègrent l’espace de SUMAR, ses eurodéputés se distribueront entre les groupes The Left et Les Verts, ce qui était déjà le cas en 2019 avec les candidat.e.s de Unidas-Podemos. Ces élections sont également perçues comme un « thermomètre » pour mesurer les forces des deux listes de transformation sociale que sont celles de SUMAR et PODEMOS (ancien allié de IU dans Unidas-Podemos).

Sous le slogan « Marquer le cap », le programme de SUMAR repose sur trois bases principales : « Une Europe plus sociale, verte et juste », « Une Europe plus démocratique, féministe, diverse et solidaire » et « Une Europe de Paix et de futur ». Il met en relief la dérogation au Pacte migratoire de l’UE, la baisse du temps de travail hebdomadaire à 32 heures sans perte de salaire et limitation des heures supplémentaires, la réforme de la Politique Agricole Commune, l’anticipation des prévisions en terme de décarbonation, et des actions en faveur d’une politique européenne de paix qui reconnaisse l’État de Palestine.

Concernant PODEMOS, Irene Montero a été une des premières figures politiques, en décembre 2023, à annoncer sa participation aux élections en tant que tête de liste. Secrétaire Nationale de PODEMOS depuis 2023, elle fut Ministre à l’Égalité dans le premier Gouvernement de coalition pour Unidas-Podemos de 2020 à 2023, et celle qui se battit bec et ongles pour défendre sa très progressiste loi « sólo sí es sí » (« seul un oui est un oui ») sur les violences sexuelles faites aux femmes, dont le premier objectif était d’apporter aux victimes de viol le soutien des institutions législatives, judiciaires et policières, en reconnaissant l’absolue nécessité d’un consentement verbal avant un rapport sexuel afin que celui-ci ne soit pas considéré comme un viol.

Les fortes dissensions entre SUMAR et PODEMOS, qui s’estimait insuffisamment représenté dans le Mouvement de Yolanda Díaz et considérait le refus d’incorporer Irene Montero dans la liste aux législatives pour Madrid comme un veto à sa personne, ont poussé le parti cofondé par Pablo Iglesias à continuer son chemin hors de SUMAR et à rejoindre le Groupe Mixte à l’Assemblée Nationale avec 4 députés.

Sous le slogan « Pour un futur de Paix et de droits », le programme de PODEMOS se vertèbre sur trois axes principaux : « Une Europe démocratique », « Une Europe du futur » et « Une Europe de Paix ». Il propose de porter la durée du travail hebdomadaire à 30 heures, la création d’une Directive européenne selon laquelle aucun État membre de l’UE ne pourrait bénéficier d’un congé maternité et paternité inférieur à 36 semaines, l’inclusion dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE du droit à l’avortement, de la santé sexuelle, menstruelle et reproductive, le développement de la fiscalité verte sur les véhicules hybrides et électriques, ainsi qu’une exonération fiscale sur l’usage des transports publics et l’acquisition d’électricité 100% renouvelable.

Concluons le tour d’horizon à gauche avec le PSOE (Parti Socialiste). Juriste de profession, la tête de liste du PSOE, Teresa Rivera, est actuellement troisième Vice-Présidente du Gouvernement et Ministre pour la Transition Écologique et le Défi Démographique. Elle fait son entrée dans la sphère politique en 2005 comme Directrice du Bureau Espagnol du Changement Climatique, puis Secrétaire d’État au Changement Climatique de 2008 à 2011. Elle fut à l’initiative de la loi sur « Le changement climatique et transition énergétique en Espagne », élaborant un plan stratégique de transition juste afin d’accompagner les secteurs les plus vulnérables dans le processus de changement vers un modèle de développement décarboné.

Sous le slogan « Plus d’Europe », le PSOE cherche à « renverser » le Parti Populaire Européen de Ursula Von der Leyen et amplifier son hégémonie nationale. Un des principaux paris du parti est d’améliorer l’économie et l’emploi avec une relance de la politique industrielle basée sur la création de nouveaux postes de travail de qualité, la réindustrialisation et l’investissement en Science et Innovation, l’amélioration de la Politique Agricole Commune (PAC), la création d’un Plan Européen du logement accessible ainsi qu’une stratégie européenne de réhabilitation et rénovation urbaine.

De l’autre côté, à droite et à l’extrême-droite, on compte évidemment le PP (Parti Populaire). Actuellement Vice-Présidente et porte-parole du Groupe PPE au Parlement Européen depuis 2019, Dolors Montserrat, tête de liste du PP, fut Ministre de la Santé du Gouvernement réactionnaire de Mariano Rajoy entre 2016 et 2018.

Sous le slogan « Ton vote est la réponse », le PP vise, sur le papier, au « rétablissement de l’égalité face à la loi », formule fourre-tout alors que la Loi très controversée sur l’Amnistie est approuvée à l’Assemblée Nationale le 30/05/2024. Toujours sur le papier, le parti de droite (extrême) propose de favoriser les services de la santé, éducatifs et du logement que par ailleurs il détruit consciencieusement dans toutes les régions où il gouverne avec VOX. Il préconise une réforme qui permette une augmentation des salaires en s’appuyant sur une mise en concurrence dans la « nouvelle carte géopolitique », protéger l’investissement productif et impulser la création d’entreprises.

Sur le plan international, la candidature de Dolors Montserrat cherche à renforcer un ordre mondial par des règles qui éviteraient le démantèlement des « acquis » commerciaux obtenus pendant la période de globalisation et propose que l’Europe entre en concurrence et négocie avec la Chine sur des sujets touchant l’agenda global.

Enfin pour VOX, la tête de liste choisie par la formation d’extrême-droite est l’avocat Jorge Buxadé, enthousiaste coorganisateur de la réunion de l’internationale fasciste à Madrid, député sortant au Parlement Européen et Vice-Président depuis 2020 de sa formation l’Action Politique ; Il fut, dans les années 90, candidat de Falange Española de las JONS, organisation d’obédience fasciste créée par José-Antonio Primo de Rivera, au Parlement de la Catalogne.

Sous le slogan « Ils vont nous entendre », le programme de VOX est, sans surprise, orienté vers des thèses chères aux néo-fascistes européens qui vont de la déportation des migrants « illégaux » (les guillemets ne sont pas de VOX …) et la dérogation de la PAC, à d’autres comme un marché juste et de priorité nationale. Il promet d’en finir avec « les politiques progressistes imposées depuis Bruxelles à toute l’Europe ».

Pour l’instant, les sondages publiés placent le PP en tête avec 23 eurodéputés, en hausse par rapport à 2019 (+10), suivi par le PSOE qui obtiendrait 20 sièges (-1) mais qui au fur et à mesure qu’approche l’échéance du 9 juin, réduit la distance.

La troisième position reviendrait à VOX avec 6 eurodéputés (+2). SUMAR n’en décrocherait que 4 (la formation n’était pas créée en 2019) et PODEMOS 2, alors que UNIDAS-PODEMOS en détenait 6 (=) en 2019.

L’ultra-droitisation tant sur le plan national qu’européen se confirme, grâce notamment aux campagnes de sape et de destruction contre le Gouvernement progressiste espagnol, menées en permanence par la droite extrême et l’extrême-droite, s’éloignant toujours plus de ce que devrait être la politique. Les conquêtes en termes de droits et libertés acquises par le Gouvernement et la rue suffiront-elles à freiner l’offensive ultra-libérale et fascisante ? La question se pose.


Image d’illustration : « Plaza de las Cortes Spanish Congress of Deputies ». Photographie prise le 25 mai 2017 par Fred Romero (CC BY 2.0)


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